LA LEÇON DES TÉNÈBRES
Certaines nuits d’hiver, entre la deuxième et la troisième heure, alors que le soleil, séparé de moi par toute l’épaisseur de la terre, ne m’envoie plus à travers l’empire des ombres que des rayons noirs, je rencontre mes morts. Sur l’aire de lucidité aride créée par l’insomnie, ils forment une foule attentive et sans visage, les camarades tombés de mon enfance, les amis perdus de ma jeunesse, ceux d’avant-hier, ceux d’hier déjà.
Quelle est donc la leçon des ténèbres ? Que me veulent-elles, toutes ces silhouettes grises ? Qu’ont-elles à me souffler, ces bouches pleines de silence ? Il m’a fallu du temps pour le comprendre, pour l’accepter. Aujourd’hui, je le sais. Ils viennent me rappeler mon appartenance à leur communauté. Ils viennent me dire que je suis des leurs, et déjà mort en quelque sorte.
J’avais connu jadis une femme qui avait vécu entourée d’enfants, de petits-enfants, de toute une cour familiale et affectueuse. Puis le malheur avait frappé autour d’elle avec un acharnement terrible, ayant toujours la suprême cruauté de l’épargner elle-même, mais abattant à ses pieds des petits, des jeunes, tout ce qui était sa raison d’être.
Je craignais de retrouver une épave. C’était tout autre chose, le contraire en un certain sens. Elle souriait à tous, affable, attentionnée, légère, transparente, spirituelle, désincarnée. En vérité elle nous jouait une aimable comédie, mais elle n’était plus là pour personne de ce monde.
J’ai compris en la voyant qu’Ophélie n’a pas été rendue folle et suicide par l’assassinat de son père. Elle s’est simplement enfoncée avec lui dans les eaux lourdes, et seuls émergent encore ses yeux rêveurs et ses lèvres chantantes.
Être jeune, c’est n’avoir perdu personne encore. Mais ensuite nos morts nous entraînent avec eux, et chacun est un rocher jeté dans notre mémoire qui fait monter notre ligne de flottaison. À la fin, nous dérivons à fleur d’eau, à fleur d’existence, n’offrant plus aux vivants que juste ce qu’il faut de regards et de paroles pour leur faire croire que nous sommes de ce monde.