L’IMAGE ÉROTIQUE
 

Qu’est-ce que l’érotisme ? C’est la sexualité même, considérée comme un absolu, c’est-à-dire dans son refus de servir la perpétuation de l’espèce. C’est l’exercice de la sexualité envisagée comme fin en soi, comme luxe pur. De même la gastronomie coupe la nourriture de sa fonction alimentaire, l’érige en valeur absolue et fait de la cuisine un art désintéressé. Le gastronome et l’homme qui a faim ne peuvent que se tourner le dos. Lorsque la morale victorienne condamne tout acte sexuel qui n’est pas accompli dans les conditions et dans le but de la procréation, c’est tout simplement à l’érotisme qu’elle s’en prend. Quand Napoléon, ayant répudié la stérile Joséphine pour prendre en mariage Marie-Louise, disait : « J’épouse un ventre », il retirait à l’avance tout sens érotique aux relations qu’il aurait avec sa future femme. À l’inverse, la pilule et l’avortement, dont la fonction est d’enlever son sens procréateur à l’acte sexuel, sont des auxiliaires de l’érotisme. L’homosexualité, originellement coupée de la procréation, est plus innocemment érotique que l’hétérosexualité astreinte à ces subterfuges dangereux et criminels.

La procréation se limite strictement dans le temps et dans l’espace. À la rigueur, un père de famille de trois enfants ne devrait pas avoir fait l’amour plus de trois fois dans sa vie, et encore, à supposer qu’il n’ait pas eu de jumeaux ! Or un homme a en moyenne entre cinq mille et dix mille éjaculations dans sa vie, et il est avec le cochon le seul animal qui fasse l’amour en toute saison. Ces simples chiffres mesurent l’imposture de la morale victorienne et l’irrépressible vocation érotique de l’homme.

La force expansive de l’érotisme gagne tous les domaines. On pourrait parler d’un panérotisme, d’un impérialisme de l’érotisme. Toutes les voies et toutes les voix lui sont bonnes. Il profite même des obstacles que dressent contre lui la haine morbide et la peur du sexe qui tiennent lieu de morale à la société. Don Juan n’est rien d’autre que la personnification mythologique de l’érotisme défiant la société, le mariage et la religion, et s’affirmant avec un courage et une gaieté héroïques contre l’ordre castrateur. Il est vrai que l’érotisme de Don Juan prisonnier d’une société formidablement verrouillée – l’Espagne du XVIe siècle – ne peut s’exprimer que par le parjure, le blasphème et l’assassinat. On retrouve dans ce cas particulier la terrible et sanglante dialectique qui oppose, comme deux frères ennemis également criminels, le terrorisme et le contre-terrorisme.

Parmi les voies d’expansion de l’érotisme conquérant, la photographie occupe une place privilégiée. Déjà l’image peinte, sculptée, puis imprimée charriait avec elle une charge érotique intense, comme le vent de printemps des tonnes invisibles de pollen. Avec la photographie, la distance entre le modèle et le spectateur diminue considérablement. La valeur créatrice de cette image-là diminue également, mais son efficacité érotique y gagne. Posséder la photographie de l’être désiré, c’est une grande satisfaction, mais faire soi-même cette photographie, « prendre » en photo (comme on « brûle en effigie ») le corps désiré, c’est encore mieux.

L’un des premiers à avoir découvert les ressources érotiques de la photographie fut le surnommé Lewis Carroll, alias révérend Charles Lutwidge Dodgson (1832-1898), professeur de mathématiques à l’université d’Oxford. Il publia son célèbre conte Alice au pays des merveilles (1865) entre un traité de géométrie euclidienne et un recueil de formules de trigonométrie plane. Ce mélange paradoxal de froide intelligence et d’imagination délirante définit le personnage. Son jardin secret, sa passion brûlante close sur elle-même, c’était la petite fille impubère (âge idéal : dix ans). Il disait, dans une formule qui résume assez bien son genre d’humour : « J’adore les enfants à l’exception des petits garçons. » À un ami qui lui demandait si ces éternelles bambines dont il s’entourait ne l’excédaient pas quelquefois, il répondit : « Elles sont les trois quarts de ma vie », mentant pudiquement sur ce quatrième quart qui leur appartenait bien entendu aussi. Toujours soucieux de nouvelles conquêtes, il se déplaçait rarement sans une mallette de jouets et de poupées destinés à affriander la petite fille de ses rêves au cas où il l’aurait rencontrée dans l’omnibus ou dans un jardin public. Il tenait salon au milieu d’une cour de petites amies dont les parents étaient absolument exclus. Thés, papotages, jeux, histoires fantastiques, jouets magnifiques, boîtes à musique faisaient passer le temps très vite. Mais il y avait aussi régulièrement une séance de photographie – rendue fastidieuse et fatigante par le matériel de l’époque – qui constituait en quelque sorte la prestation attendue par le grand ami de son harem miniature. Lui-même, d’une main tremblante de joie, déshabillait ses adulées pour les déguiser en mendiantes, en Turques, en Grecques, en Romaines, en Chinoises, et les plus aimées étaient envoyées à une amie, Miss Thomson, qui se chargeait de les photographier entièrement nues selon les instructions minutieuses du révérend. Inutile d’ajouter que ces clichés-là ont été détruits pieusement après la mort de l’écrivain… Au demeurant, il fallait la pudibonderie farouche de l’Angleterre victorienne pour que la passion de l’étrange célibataire pût ainsi se donner libre cours. Notre société soi-disant permissive crierait à coup sûr au scandale en pareil cas, et elle aurait bien tort, car il va de soi que les amours de Lewis Carroll avec ses petites filles n’étaient – et ne pouvaient être – que strictement platoniques.

Érotisme ? Certes, mais de l’espèce la plus haute, érotisme-amour, érotisme-passion, érotisme-tendresse qui engage toute la vie d’un homme de génie et se cristallise en une œuvre sublime.