MUSIQUE
 

On pourrait presque parler de fatalité. On est musicien et on se consacre à la musique dans ma famille de père en fille, et plus encore de mère en fils. Mon père a créé le B.I.E.M. (Bureau des éditions musico-mécaniques), mon frère Jean-Loup – qui dirige la S.A.C.E.M. (Société des auteurs et compositeurs de musique) donne des récitals de flûte. Mon autre frère, Gérard, a créé sous son nom une maison d’édition de musique de variété. Ma sœur Janine a été secrétaire de direction aux éditions de musique classique Leduc. Moi seul, tenu à l’écart de toute culture musicale par une mystérieuse malédiction, je n’ai jamais touché un instrument, je ne sais pas lire une note. Par une sorte d’aberration, j’ai dû chercher ma voie dans la littérature.

Et pourtant… La musique, c’est trop peu dire que je l’écoute depuis plus d’un demi-siècle. Elle est partie intégrante de ma vie. Elle s’incorpore d’une façon ou d’une autre à tout ce que je suis, pense, écris. Mais de quelle façon précisément ?

Donc je l’écoute tous les jours, toutes les nuits surtout, et de plus en plus à mesure que, les années passant, mon sommeil se raréfie. J’ai salué l’apparition des « Walker » qui se commandent du fond d’un lit plus facilement qu’un tourne-disque, puis la naissance en F.M. d’émetteurs qui diffusent de la musique toute la nuit (Radio-classique et Radio-Notre-Dame). Et je me dis parfois : de ces heures innombrables passées en compagnie de J.-S. Bach ou de Claude Debussy, que reste-t-il ? Il est clair qu’une pareille somme de temps consacrée à quoi que ce soit d’autre – chinois, astronomie, dominos ou prestidigitation – aurait fait de moi un maître en cette spécialité. Alors où en est le fruit ? À quoi ont servi toutes ces heures d’audition ? En quoi par exemple une œuvre littéraire gagne-t-elle à la présence de la musique ?

Il y a certes une manière de rivalité entre la musique et les lettres. L’éclat de l’œuvre musicale de Wagner doit beaucoup aux écrits qui l’entourent (Nietzsche et Wagner lui-même). Mais dès la génération suivante, Paul Valéry évoquait les concerts Lamoureux donnés en 1893 dans la rotonde du Cirque d’Été, et il ajoutait : « Sur une banquette du Promenoir, assis à l’ombre et à l’abri d’un mur d’hommes debout, un auditeur singulier, qui, par une faveur insigne, avait ses entrées au Cirque, Stéphane Mallarmé, subissait avec ravissement, mais avec cette angélique douleur qui naît des rivalités supérieures, l’enchantement de Beethoven ou de Wagner. Il protestait dans ses pensées, il déchiffrait aussi en grand artiste du langage ce que les dieux du son pur énonçaient et proféraient à leur manière. Mallarmé sortait des concerts plein d’une sublime jalousie. Il cherchait désespérément à trouver les moyens de reprendre pour notre art ce que la trop puissante musique lui avait dérobé de merveille et d’importance.

Les poètes avec lui quittaient le Cirque éblouis et mortifiés. »

Cette dernière phrase doit être prise à la lettre des trois mots clefs : poètes, éblouis, mortifiés. (Éblouis, c’est-à-dire aveuglés par la lumière.) Les poètes, sans doute, mais les prosateurs ? Si Mallarmé était aveuglé et mortifié par le Ring wagnérien, l’anti-Mallarmé par excellence, Émile Zola, n’aurait-il pu trouver dans l’épopée wagnérienne une construction qui pouvait servir de modèle aux Rougon-Macquart ? Autrement dit, si le poète est ébloui et mortifié, le romancier, lui, n’est-il pas au contraire éclairé et vivifié par l’exemple musical ? Parce qu’elle est trop proche de la poésie, la musique risque de la tuer. C’est le danger des poèmes mis en mélodies et qui tournent à la cacophonie. Victor Hugo s’insurgeait : « Défense de déposer de la musique le long de mes vers ! » Mais pour le romancier, elle peut constituer un modèle et devenir la cible d’une ambition infiniment lointaine, mais peut-être pas inaccessible. Écoutant l’allegretto de la 7e symphonie de Beethoven ou le premier mouvement du quatuor de Ravel, il est en droit de se dire : « Voilà, c’est exactement cette histoire-là qu’il faudrait raconter. »

La musique raconte-t-elle une histoire ? Sans doute, et de la façon la plus pure et la plus rigoureuse qui soit. Quant à moi, le romancier que je suis est sensible avant toute chose dans la musique à cette pureté et à cette rigueur narrative. Il y aurait là matière à une analyse hautement instructive, mais qui demanderait plus de temps et d’espace qu’il ne nous en est imparti. Disons brièvement que le « récit musical » ignore l’accident, le hasard, l’agression des « circumdata », l’intervention d’un « deus ex machina ». Dans le mouvement musical, tout découle nécessairement de ce qui précède. S’il y a deus, c’est toujours in machina.

C’est ainsi que l’un des ressorts principaux de la dynamique musicale est la création d’une absence, d’une présence en creux, d’un besoin de plus en plus impérieux de ce qui va suivre, de telle sorte que ce qui suit en effet éclate avec une évidence bouleversante. Cette phrase qui arrive enfin, si elle s’épanouit aussi souverainement et nous submerge de bonheur, c’est parce que depuis de longues minutes, les accords et les développements creusaient en nous la soif de l’entendre. Ils faisaient de nous le lit desséché où ce fleuve de musique va s’élancer et rouler ses eaux limpides.

Cette technique du « dessin en creux » anticipant la suite du roman et l’appelant impérieusement, il serait intéressant d’en chercher des exemples – ils abondent – dans la littérature classique. Je l’ai moi-même tentée dans Le Roi des Aulnes. Tout le premier tiers se situe en France avant qu’éclate la 2e Guerre mondiale. Mon héros, Abel Tiffauges, mène une vie éteinte et en quelque sorte de vagabondage immobile. En fait, je me suis attaché à montrer en lui tous les germes qui s’épanouiront ensuite à la faveur de la guerre, de la captivité, du climat de l’Allemagne nazie. Chaque ligne de cette première partie appelle impérativement d’autres lignes qui viendront plus tard, parfois à la fin de la dernière page du récit.

P.-S. Comment finir un roman ? Par quelle phrase, par quel mot ? On songe à de grands exemples classiques. Flaubert notamment. Madame Bovary « Il vient de recevoir la croix d’honneur ». Hérodias « Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement ». L’Éducation sentimentale : « Oui, peut-être bien, c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers. » Il y a là quelque chose de parfait, d’absolu, qui impose le silence. Curieusement, la musique paraît offrir de bien plus grandes difficultés au compositeur qui veut « conclure ». Les modernes s’en tirent avec un coup de hache qui heurte et laisse l’auditeur ahuri. Sans doute ont-ils tiré la leçon des finales beethovéniens. En vérité les dernières mesures des symphonies et des concertos de Beethoven ont quelque chose d’extrêmement comique. Il voudrait arrêter sa musique. Il ne peut pas, elle refuse de s’arrêter. Il freine, en vain. Il lui assène des accords qui ressemblent à autant de coups de bâton sur la tête. La bête tombe. On croit que c’est fini. Non ! Elle se relève et ça repart. Il faut recommencer. Il y a là-dedans de la mise à mort bâclée.