LE DERNIER SPECTATEUR D’AVIGNON
 

Les tréteaux étaient démontés. Avignon avait lavé son maquillage et remisé ses costumes. La place de l’Horloge ne grouillait plus de saltimbanques, géants-échassiers, cracheurs de feu et autres hommes-orchestre. Les hippies ne dormaient plus dans les ruisseaux. Ils s’étaient relevés, rasés, astiqués, coiffés et, revêtus de chemisettes et de shorts blancs, ils jouaient maintenant au tennis avec leurs parents sur les courts de Deauville et de Biarritz. Les Avignonnais reprenaient possession de leur ville.

Mes pas m’avaient mené sur la promenade du rocher des Doms. Je m’étais attardé devant la vue splendide que l’on a au nord sur le pont Bénézet, le Rhône, l’île de la Barthelasse constellée de tentes orange et vertes, et, plus loin, Villeneuve-lès-Avignon, la tour de Philippe le Bel et le fort Saint-André. J’avais salué au passage la statue du Persan Althen qui, nous dit-on, introduisit en 1760 dans le Comtat la culture de la garance qui servit longtemps à teindre en rouge le pantalon de nos tourlourous.

Puis, me tournant vers l’est, je voulus scruter l’horizon où l’on aperçoit par temps clair les hauteurs du Lubéron.

La femme était là, seule, superbement endimanchée, coiffée, laquée, fardée, et elle parlait à grands cris et à grands gestes. À qui s’adressait son ardente déclamation ? À la cascade des toits avignonnais couverts de tuiles romaines ? À l’horizon noyé dans une brume de chaleur ? Aux martinets qui sillonnaient le ciel en piaillant ?

— Ohé ! Mami ! criait-elle.

Suivait une harangue véhémente dans une langue qui pouvait être de l’espagnol ou du portugais. Je ne comprenais pas, mais ses intonations n’étaient pas tristes. Il y avait de la gaieté dans son discours, une gaieté peut-être un peu forcée, des encouragements, des promesses, de la tendresse. Quant au destinataire de ce message passionné, je finis par le découvrir à force de fouiller l’espace où il se déployait. En contrebas du rocher, j’ai vu une cour pleine de gravats et, au-delà, un bâtiment dont la sévérité, les hautes fenêtres grillées, l’aspect aveugle et rébarbatif disaient clairement la fonction : maison d’arrêt, pénitencier, prison…

Or cette façade n’était morte qu’en apparence. Dans l’ombre, la vie guettait la vie. Et à travers les barreaux une main est sortie, un avant-bras maigre et noir, tandis qu’on devinait à l’intérieur la pâleur d’un visage, la blancheur d’un maillot de corps. Une main qui a fait un geste lent, d’adieu ou d’au revoir, un geste d’espoir ou de gratitude.

J’ai compris que la dernière tragédienne d’Avignon ne jouait que pour un seul spectateur, et qu’elle n’était en vérité si tapageusement habillée, si outrageusement fardée, si indiscrètement expansive que par devoir, par fidélité, parce que bonne épouse, compagne indéfectible d’un homme retenu à une cinquantaine de mètres.

Alors je suis parti afin de ne pas entendre – même à travers le voile d’une langue étrangère – les promesses qu’elle lançait au prisonnier pour son retour, pour le jour – ou la nuit – de leurs retrouvailles.