BAS-FONDS
Ils sont triples : la cuve, la fosse et le puisard.
Ma cuve à fuel qui fonctionne depuis 25 ans (elle a donc contenu
6 000 25 = 150 000 litres de fuel) est vide, et
un spécialiste vient pour la récurer. Pour ce faire, cet homme –
qui n’est ni jeune ni mince – s’introduit à l’intérieur par le
« trou d’homme » de 45 cm de diamètre avec tout juste 40
cm d’espace jusqu’à la voûte de la cave. Le plus curieux, c’est
qu’il a l’air d’aimer ça. Je descends dans la cave, et je suis
surpris de voir sa tête hilare et mâchurée sortir du trou. S’il
venait à avoir un malaise dans l’air empesté de la cuve, je me
demande comment on l’en sortirait. Faudrait-il le couper en
morceaux, comme pour un curetage, ou éventrer la cuve, comme pour
une césarienne ? Il y a là une curieuse rencontre entre
régression matricielle et fantasme d’inhumation (ou de crémation)
qui vient se greffer sur mes étranges relations avec ma maison.
Fosse. Je constate que les enfants du voisinage viennent volontiers faire usage de mes W.-C. Certains même semblent ne venir chez moi que pour cela, soit qu’ils les jugent particulièrement confortables (il est vrai qu’on y trouve de la lecture en abondance), soit qu’ils éprouvent quelque répugnance à user de ceux de papa et maman. Je laisse faire. Je trouve assez bon que ces petits viennent offrir sa nourriture quotidienne à ma cuve septique, sorte d’ogresse coprophage et souterraine, âme noire, gourmande et immonde de ma maison. Homme solitaire, petit mangeur et auteur parcimonieux, j’ai des inquiétudes de stérilité qui prennent figure de constipation au niveau le plus bas, et me feraient croire parfois que ma cuve septique exhale des soupirs de reproche.
Puisard. Depuis toujours les pluies abondantes entraînaient la formation d’une flaque dans la cave, qui devenait mare, qui noyait parfois la chaudière. À force de tarabuster mon plombier, le voilà qui creuse au centre de la cave un trou aux parois cimentées d’un mètre de profondeur et de quarante centimètres de côté (donc de 160 litres de contenance). C’est ce qu’on appelle un puisard. Définition du dictionnaire : égout vertical sans écoulement. J’admire cette définition exacte, mais doublement contradictoire : un égout est un conduit horizontal, servant à l’écoulement des eaux. Depuis, je ne me lasse pas d’observer l’eau qui chaque jour monte et descend au fond du trou. C’est un miroir noir où se reflète ma tête, et que parcourent parfois de mystérieux frémissements. Une semaine, il s’est trouvé complètement à sec, et j’ai pu voir, et même à grand-peine palper, les viscères fauves de ma maison. Plus tard, peu s’en est fallu qu’il déborde. C’est beaucoup mieux qu’un thermomètre ou un baromètre. C’est l’anus, ou le vagin, ou l’intestin de la maison. Un étrange narcissisme me fait parfois descendre en pleine nuit pour observer mon puisard. Une fois, rentrant d’un dîner, j’ai trouvé une sorte de bêche dans un chantier à proximité. Elle avait la forme et la longueur voulues pour atteindre le fond du puisard. J’ai peiné deux heures pour tirer du trou par quantités infimes un sac de très belle terre rousse probablement tout à fait stérile. Je me demande si je parviendrais à m’y glisser tout entier comme un fœtus. Il faudrait qu’auparavant une retraite sévère me réduise considérablement. Il y a un couvercle de ciment. Si je le rabattais sur ma tête, qui donc viendrait me chercher là ? Une nuit, j’ai montré mon puisard à Catherine M. En descendant, elle était verte de peur. Mais plus tard, elle m’a avoué sa déception : elle espérait que j’allais l’assommer, la couper en morceaux, et en remplir le puisard.
Le plombier a parlé d’une pompe électrique placée au fond du trou et qui évacuerait l’eau automatiquement. Je n’aimerais pas cette violence mécanique infligée à ma maison dans ce qu’elle a de plus intime et de plus humain.