ÉLOGE DE LA CHAIR DOLENTE
Longtemps le nu artistique et la vie sont demeurés inséparables. La sculpture grecque exaltait le corps de l’athlète dans la gloire de l’effort ou le triomphe du repos. Irréprochable du point de vue anatomique, elle reposait tout entière sur l’observation du corps vivant. Praxitèle ne connaissait que vivants en pleine action ou dans le recueillement qui précède l’effort. Pour des raisons de religion ou de mœurs, il n’avait jamais ouvert un cadavre. Il faut attendre la Renaissance – et singulièrement le Flamand André Vésale – pour que soit transgressé l’interdit qui frappait la dissection humaine. Dès lors tous les artistes vont se ruer dans les cimetières, sous les gibets, dans les chambres de torture. Les carnets de Léonard de Vinci regorgent de planches anatomiques, et un siècle plus tard Rembrandt couronne cet étrange courant avec sa célèbre Leçon d’anatomie.
La soif de connaître n’explique pas à elle seule cette sorte de nécrophilie. Il y a là aussi une manière de bravade à l’encontre de la mort dont on a dit pourtant qu’elle ne pouvait, pas plus que le soleil, se regarder en face. Et enfin un goût morbide pour la souffrance qui n’a cessé d’alimenter l’art chrétien des calvaires et des descentes de croix.
Le corps humain blessé, soigné, tué et mis en linceul, grand thème qui remue en chacun de nous des vertiges métaphysiques et des ivresses sadomasochistes. Il s’agit d’une dialectique assez perverse qui alterne cruauté et caresse, mise à mort et glorification. Le pansement prend la relève du drapé classique, plus intime, plus équivoque, puisqu’il habille non la nudité, mais la plaie. Paul Valéry disait : « La vérité est nue, mais sous le nu, il y a l’écorché », entendant par là qu’une réalité plus profonde attend et récompense l’art qui sait être implacable.