L’ESPRIT DE L’ESCALIER
 

Dans la structure imaginaire privilégiée que constitue la maison, Gaston Bachelard attribuait un rôle fondamental au grenier et à la cave. À la maison toute de plain-pied – comme à l’appartement qui en est l’équivalent – il manque une dimension importante, la dimension verticale avec l’acte de monter et de descendre qui lui correspond. Cette dimension verticale, c’est l’escalier qui la matérialise, et plus particulièrement ces deux escaliers antithétiques et complémentaires : celui qui descend à la cave et celui qui monte au grenier, car, notez-le bien, on descend toujours à la cave, et on monte toujours au grenier, bien que la logique la plus élémentaire exige aussi l’opération inverse.

Or, si ces deux escaliers ont en commun un certain mystère et l’inconfort de leur raideur, ils possèdent des qualités bien différentes par ailleurs. Le premier est de pierre, froid, humide, et il fleure la moisissure et la pomme blette. L’autre a la sèche et craquante légèreté du bois. C’est qu’ils anticipent chacun sur les univers où ils mènent, lieu d’obscurité et de durée épaisse, maturante et vineuse de la cave, ciel enfantin et poussiéreux du grenier où dorment le berceau, la poupée, le livre d’images, le chapeau de paille enrubanné.

Oui, c’est bien cela : l’escalier est anticipation du lieu où il mène, et cette anticipation atteint son degré le plus ardent lorsqu’il monte de la salle du tripot à la chambre de passe et s’emplit des balancements d’une robe outrageusement échancrée et parfumée.

On devrait instituer une société protectrice des escaliers. L’architecture misérabiliste qui les supprime ou les réduit à la portion congrue est déplorable. Les tours gigantesques se condamnent elles-mêmes en rendant inévitables les ascenseurs, ces ludions funèbres, ces cercueils verticaux et électriques. Une vieille loi de l’urbanisme – ou de l’urbanité ? – voulait qu’une volée de marches n’excédât pas le nombre vingt et un d’un palier à l’autre. C’était la mesure humaine.

Il est vrai qu’il y a aussi l’escalier inutile, absolu, monumental et solennel. Celui-là ne connaît pas de mesure. Maître de la maison, il exige souverainement ces deux choses que le monde moderne tend de plus en plus à nous refuser : l’espace et l’effort.

L’espace, le grand escalier d’apparat, déployé comme un vaste éventail, le dévore à belles dents. Dans un palais, il revendique le principal, le centre, il rêve visiblement de tout prendre, d’envahir la totalité du volume intérieur. Il nous suggère de vivre sur ses marches, de dormir sur ses paliers. Et il prend tout en effet sur la scène du Casino de Paris ou des Folies-Bergère lorsqu’il étale, comme un immense et profane reposoir, les chairs les plus avenantes, somptueusement déshabillées.

Mais monter un escalier est dur, le descendre périlleux. Qui ne se souvient du cri de défi de Cécile Sorel au terme du dangereux exercice que lui imposaient sur scène ses falbalas et ses cothurnes de strass : « L’ai-je bien descendu ? »