LA BELLE MORT
Aux dernières personnes qui lui demandaient de ses nouvelles, Henry de Monfreid répondait : « Je suis furieux. Je suis en train de mourir, et pourtant je n’ai absolument rien ! » Cette plainte du vieil homme traduisait une idée assez récente, je crois, mais qui paraît s’être imposée partout : pour mourir, il faut avoir « quelque chose ». La mort ne peut être que l’effet d’une atteinte extérieure accidentelle, imprévue, non programmée, fortuite et donc évitable.
C’est que la mort a été expulsée des bons usages de la société. Autrefois l’homme qui allait mourir le savait. Il réunissait sa famille, prononçait des mots profonds, comme dans une fable de La Fontaine ou un tableau de Greuze. Aujourd’hui, on vous emporte dans une clinique où, hérissé de tubes et de seringues, vous végéterez en bocal aussi longtemps qu’il plaira aux hommes en blanc. Jules Romains nous avait pourtant avertis dans son Docteur Knock. La médecine, dans sa volonté de puissance, a pris possession de notre mort. Et pas seulement de notre mort, mais aussi de notre naissance et de nos amours. Au chevet de l’homme qui naît, de l’homme qui aime, de l’homme qui meurt, un médecin veille. Comme si la naissance, l’amour et la mort – ces trois grandes articulations de la vie – étaient des accidents fâcheux, des maladies qui se soignent. « En somme, docteur, disait Forain, je meurs guéri… »
Mais le mot de Monfreid va plus loin pourtant que celui de Forain. Si on avait répondu au vieux flibustier que, n’ayant rien, il mourait en somme de sa « belle mort », il aurait peut-être protesté qu’une belle mort pour lui aurait dû avoir lieu, non dans son lit parisien, mais à bord d’un boutre de la mer Rouge, sous la sagaie d’un Somali trafiquant de haschisch. Cela revient à dire qu’une mort parfaite doit ressembler à la vie qu’elle couronne comme son ultime achèvement. Il n’en manque pas d’exemples. La tauromachie nous fournit le plus parfait. Ses adversaires n’ont sans doute jamais regardé un « toro ». C’est une bête splendide, une force brute, lâchée dans le cercle de lumière, qui fonce comme la foudre sur tout ce qui bouge. Fauve de grand luxe, il a été sélectionné en fonction d’un critère d’agressivité par des biologistes hautement spécialisés, élevé dans des grasses ganaderías de plus de mille hectares, transporté à grands frais jusqu’à la « plaza ». Sa vie opulente s’épanouit, au terme d’une trajectoire de quatre à six ans, dans ce dernier quart d’heure qui lui donne son sens. Supprimer les corridas, ce serait du même coup supprimer le taureau, ce chef-d’œuvre de l’art et de la vie, aussi sûrement qu’on ferait disparaître le cheval pur-sang en interdisant les courses hippiques.
Pour revenir à l’homme, André Maurois racontait avec admiration la fin d’un prestidigitateur fameux. Il terminait son numéro par ces mots : « Et maintenant, mesdames et messieurs, je vais m’escamoter moi-même. » Puis il s’enveloppait dans sa cape et disparaissait… dans une trappe. Un jour on le trouva inanimé, la nuque brisée par le bord du plancher. Les magazines à sensation s’intéressèrent jadis à un menuisier de village. Il avait consacré des années à son chef-d’œuvre : une guillotine. Mais pas n’importe quelle guillotine, un objet d’art, véritable pièce d’ébénisterie fine. Un soir, après un suprême peaufinage, il engagea sa tête dans la lunette et appuya sur le bouton. Il faudrait réserver une place parmi les causes de suicide à la force de persuasion qui émane d’un instrument de mort du seul fait de sa perfection technique ou artistique. Pas plus qu’on ne peut se retenir de goûter à certains gâteaux ou de faire l’amour avec certains corps, on ne saurait refuser à certains poignards, à certains pistolets, l’acte qu’ils appellent de toute leur admirable forme{9}.
La vie a partie liée avec la mort, et la psychanalyse a tort de prétendre opposer Éros et Thanatos comme deux pulsions diamétralement opposées. Comme si on ne mourait pas d’amour ! Et Tristan ? Et Roméo ? Mais la plus belle mort d’amour fut sans doute celle de Heinrich von Kleist et d’Henriette Vogel. L’auteur du Prince de Hambourg ne concevait pas de s’unir à une femme autrement que dans la mort. Il chercha une compagne pour ce grand voyage. Il la trouva. C’était Henriette. Ils arrivèrent le 20 novembre 1811 dans une auberge située au bord du lac de Wannsee, près de Potsdam. Toute la nuit, ils écrivirent à leurs parents et amis. Le matin, ils se firent servir le café au bord de l’eau, dans la brume d’un automne glacé. Puis il se tira une balle dans la bouche après avoir tué son amie d’une balle en plein cœur. On possède d’elle la plus belle lettre d’amour qui fut jamais écrite. C’est une longue litanie où reviennent sans cesse des allusions à son prochain départ avec Kleist. Elle l’appelle : « Mon crépuscule, mon échelle céleste, mon feu follet, mon encens et ma myrrhe, mon ombre à midi, mon agneau pascal tendre et blanc, mon beau navire, ma Porte du Ciel… »
Plus simple et non moins noble fut la fin de la princesse Marthe Bibesco. Je l’ai bien connue quand nous habitions l’île Saint-Louis, moi dans une cellule de trois mètres sur deux, elle dans un admirable appartement à la proue de l’île dont les fenêtres ne voyaient que la Seine et Notre-Dame. Elle avait été belle, riche, célèbre, entourée. Devenue impotente, à demi aveugle, ruinée et délaissée, elle conservait une gaieté, une drôlerie même qui supposaient une force et un courage hors du commun. Son valet de chambre s’appelait Mesmin. En me voyant arriver, elle appelait : « Mesmin, faites-nous du thé ! » Et il me semblait à chaque fois qu’elle commandait à ses propres mains, comme à des petites servantes diligentes mais indépendantes.
Un après-midi, elle dit à la jeune femme qui lui tenait compagnie : « Aujourd’hui, je ne ferai pas la sieste, parce que j’attends une visite. »
— Quelle visite, madame ? Je n’ai pris aucun rendez-vous, s’étonna son amie.
— Si, si, j’attends quelqu’un !
Elle prit un livre et s’absorba dans sa lecture. Au bout d’un moment, elle dit :
— On a sonné. Voulez-vous aller ouvrir ?
— Je n’ai rien entendu. Vous êtes sûre qu’on a sonné ?
— Absolument. C’est ma visite. Allez, je vous prie.
La jeune femme obéit. Bien entendu, elle ne trouva personne sur le palier. Elle revint. Dans son grand fauteuil, son livre ouvert sur ses genoux, Marthe Bibesco était morte.