Depuis plus d’un mois qu’ils sont arrivés sur ses terres de Carrère, Touvenel se recueille plusieurs heures par jour sur la sépulture d’Esclarmonde. Yasmina est hantée par la crainte qu’il n’ait plus le goût de vivre. Enfermé dans le silence, le regard tourné vers l’intérieur, il voyage pendant des heures à la recherche d’un passé qu’elle ne connaît pas. Quand il n’est pas au cimetière, il disparaît dans les bois pour de longues marches solitaires et ne revient qu’à la nuit. Elle tremble qu’il commette un acte désespéré et le supplie de ne pas la laisser seule trop longtemps. Il acquiesce chaque fois d’un mouvement de la tête, mais repart marcher jusqu’à perdre la notion du temps.
Aidée de Macabret qui s’est remis à leur service, la jeune femme a profité de ses absences pour leur aménager à tous deux un endroit où vivre, dans une grange préservée du château. Par l’intermédiaire des habitants du village, touchés par la détresse de leur seigneur qu’ils croyaient disparu, elle s’est procuré deux lits et quelques meubles. Chaque jour, l’un ou l’autre lui apporte du pain, une volaille, de la charcuterie, du beurre ou du sel, quand ce n’est pas un plat cuisiné qu’elle réchauffe dans l’âtre d’une cheminée. Touvenel ne paraît même pas le remarquer, semblant trouver naturel de s’effondrer sans un mot sur sa couche, après avoir pris quelque nourriture avec elle.
Soudain, un matin, il déclare :
— C’est dimanche, allons à Savignac !
Il hisse la jeune fille sur l’encolure de sa monture, en amazone, les deux jambes sur le côté gauche, une main sur la crinière du cheval, l’autre sur son épaule. Heureuse de le voir sortir enfin de son enfermement, elle s’accroche sans complexe à son cou, son visage sur son épaule, leurs corps se touchant à chaque soubresaut du cheval. Pour la première fois depuis leur arrivée ici, il se retourne et lui sourit. Une émotion depuis longtemps oubliée lui est revenue en humant son parfum. Il lui rappelle les phrases d’une ode entendue durant leur voyage en Syrie : « Donne au vent un bouquet cueilli sur ton visage rayonnant, et je respirerai l’odeur des rêves que tu enfantes ». Émue, elle se presse contre lui.
Bientôt, du haut d’une colline, dans la brume de chaleur, l’église leur apparaît, imposante avec sa tour carrée surmontée d’une flèche. Le chevalier arrête un instant leur monture pour la contempler de loin.
— Ne dirait-on pas une nef s’apprêtant à partir pour un long voyage ? Je crois me souvenir que sa grande rose ressemble à un soleil, et qu’à l’intérieur on s’y sent comme au sein de la Jérusalem céleste.
Yasmina s’étonne intérieurement de ce brusque revirement du chevalier, lui qui, si véhément trois semaines plus tôt, avait maudit le ciel, son Seigneur et tous les saints de la chrétienté. Comme s’il devinait les pensées de la jeune femme, il poursuit :
— Je forme le voeu d’y retrouver, sinon la paix de l’âme que j’ai perdue, tout au moins le sentiment de mon appartenance à la nature humaine. Lorsque mon père m’y emmenait enfant, il avait coutume de dire à chaque nouvelle Pâques que la foule assemblée sentait qu’elle formait une unité vivante. Que, pour quelques instants, les fidèles étaient l’humanité tout entière, l’Église le monde, et que l’esprit de Dieu emplissait à la fois l’homme et sa création.
Parvenus aux abords de l’église, l’image que Touvenel conservait du lieu saint ne correspond plus guère à ce qu’il en voit à présent. Bien qu’il sache que la maison de Dieu est celle du peuple et que tout le monde peut y aller librement prier, manger, coucher ou jouer des spectacles sanctifiants, sa surprise est grande d’entendre à proximité du porche d’entrée une multitude de marchands, de bourgeois et de paysans discuter à voix haute de préoccupations matérielles ou profanes. En attachant son cheval à l’anneau du mur extérieur, il est choqué aussi de voir passer à l’intérieur du lieu consacré des nobles à cheval, suivis de leurs chiens.
« Les marchands sont donc revenus dans le temple », pense-t-il. Commerçants et membres des corporations ont envahi le parvis et n’hésitent pas à y établir leurs étals. Des filles au corsage échancré, les lèvres peintes et la robe relevée, y rôdent à la recherche d’un chaland, essayant de repérer lequel d’entre eux possèdera la bourse la mieux garnie. Une question lancinante revient le tarauder : « Est-ce pour cela que je suis parti guerroyer en Terre sainte ? » Des mendiants se faufilent parmi les fidèles, la sébile brandie et la plainte aux lèvres.
— Seigneur Dieu, aie pitié des hommes. Le Malin prépare la nuit des temps ! s’écrie un vieillard échevelé, en loques, la gamelle de bois tendue au bout de son maigre bras.
Ne recevant pour aumône que rires et sarcasmes, il renchérit :
— Existe-t-il encore une fleur dans vos coeurs ? Les riches se goinfrent d’or, tandis que les pauvres errent dans leur misère. Le ciel se charge d’orages terrifiants. Ô Seigneur, aie pitié des malheureux ! Et vous, prenez garde au jour de l’Apocalypse !
Si la majorité des hommes et des femmes présents se détourne et se presse d’entrer dans l’église pour échapper aux invectives du malheureux, Touvenel remarque qu’un homme accorde son attention à ce pauvre hère. Âgé, élégant, vêtu de noir, il est accompagné d’une jolie femme, les bras chargés de rouleaux de tissus. L’homme semble gratifier le mendiant de quelques mots de réconfort et le convie à entrer dans une demeure à balcon et colombages, de l’autre côté de la place.
À peine la porte s’est-elle refermée sur eux qu’elle se rouvre sur la femme débarrassée de ses rouleaux de tissus. Elle se couvre de la guimpe blanche des veuves, dissimulant presque entièrement son visage, et se hâte de traverser la place pour gagner l’intérieur de l’église.
— Assez de débats ! Assez de joutes oratoires ! s’époumone un homme debout devant l’autel, encadré de son écuyer et de ses hommes d’armes.
Crucifix en argent sur la poitrine, il fait face à la foule curieuse. Le prêtre, encadré par deux prélats, reste en retrait derrière lui, dans l’ombre de l’abbatiale, et semble se garder d’intervenir. L’homme tonne :
— Je ne suis pas favorable à ces débats avec les hérétiques que frère Dominique veut instaurer, dans l’espoir de les convertir. À quoi sert de débattre de vérités révélées et reconnues comme telles par notre sainte Église, comme si elles pouvaient être sujettes à discussion ? Toute discussion ne fait en réalité qu’introduire le doute dans l’esprit des plus faibles, et nous ne gagnerons rien à tenter de ramener à nous ceux qui refusent tous nos sacrements.
Touvenel est parvenu aux premiers rangs de l’assemblée. Yasmina ne l’a pas suivi, préférant l’attendre au-dehors, de peur de provoquer un scandale inutile en pénétrant dans l’église sans coiffe pour couvrir ses cheveux. Scrutant les traits de l’homme qui prêche, le chevalier cherche à mettre un nom sur ce visage qui ne lui semble pas inconnu. Les paroles du discours résonnent sous les voûtes de l’église.
— Soyons plutôt convaincus que, si ces hérétiques continuent à propager dans notre pays leur fausse religion comme une gangrène, il n’y a de salut que dans une croisade armée pour les ramener dans l’Église de Dieu, une croisade à la mesure de celles que notre chrétienté a déjà menées contre les infidèles !
Un murmure parcourt la foule. Touvenel frémit. Comment cet homme peut-il appeler de nouveau à des aventures aussi sanglantes, et pourquoi les prélats qui sont à ses côtés le laissent-ils faire ? « Une croisade menée par qui, pour quel motif, et contre qui ? » s’interroge le chevalier. On s’agite autour de lui. Des groupes bien distincts se forment à l’intérieur de l’église. Un paysan, reconnaissable à sa tunique et à ses chausses de coutil, s’avance vers l’autel. L’orateur l’aperçoit.
— Tu veux parler ? N’aie pas peur. Notre église est le lieu de tous. Donne-nous ta pensée.
L’homme triture son chapeau entre ses gros doigts.
— Monseigneur, si vous menez croisade, comment reconnaîtrez-vous les bons catholiques de ceux que vous appelez des hérétiques ? En Terre sainte, on peut distinguer les infidèles à leur costume ou à la couleur de leur peau. Mais ici, nous portons tous à peu près les mêmes habits, nous parlons la même langue, nous chantons les mêmes chansons, nous mangeons la même cuisine…
— Et nous baisons les mêmes femmes ! s’esclaffe un homme dans la foule.
L’assemblée part d’un rire communicatif et tonitruant. Touvenel aperçoit la belle bourgeoise à la guimpe blanche, cachée derrière un pilier. Il remarque son sourire discret, provoqué moins par la plaisanterie que par l’embarras du seigneur qui discourait. Au signe d’agacement de celui-ci, à un tressautement incontrôlable de son épaule droite, Touvenel le reconnaît : « Guillaume de Gasquet ! » Le chevalier se souvient du jour où sa femme Esclarmonde l’avait préféré à lui. Gasquet avait été secoué par le même mouvement d’épaule. Comme il a changé, le compagnon de ma jeunesse avec qui je faisais mille frasques ! Sans doute a-t-il moins vieilli que moi, à l’abri des épreuves dans le confort de son château de Puech. Mais quelle arrogance dans ses traits, quelle véhémence dans sa parole !
Gasquet se reprend et pointe avec calme un doigt sur le paysan.
— Toi-même, es-tu chrétien ou cathare ?
— Les cathares sont des chrétiens, monseigneur.
— Si tu le prétends, c’est que tu es cathare, conclut aussitôt Gasquet.
Et, se tournant vers ses hommes d’armes :
— Saisissez-vous de lui ! Voyez s’il porte la preuve !
Le paysan esquisse un mouvement pour s’échapper. Deux hommes de Gasquet lui barrent le passage. Il se débat. Deux autres se précipitent pour le maîtriser et le traînent devant l’autel. On lui ôte sa tunique, on déchire sa chemise, et on découvre autour de sa poitrine un fil de lin attaché sous les aisselles.
— Et voilà ! s’exclame Gasquet. Il porte bien le signe ! C’est un cathare.
Brandissant le crucifix qu’il porte en pendentif, il l’embrasse avant de prendre l’assemblée à témoin.
— Je vais vous montrer, moi, comment on reconnaît un cathare d’un chrétien. Allez, bonhomme, embrasse cette croix !
Le paysan se débat et se détourne de l’insigne religieux avec horreur. Il s’indigne :
— Un vrai chrétien ne peut embrasser l’instrument de supplice de Notre-Seigneur !
— Vous voyez, il blasphème ! triomphe Gasquet. Croyez-vous donc possible de discuter avec ces gens ? Non ! Un hérétique n’a rien à faire dans la maison de Dieu.
Se tournant de nouveau vers ses hommes d’armes, il ajoute :
— Jetez-le dehors et rossez-le, pour lui apprendre à ne pas revenir souiller la maison de Dieu.
Traîné vers la porte de l’église, le paysan résiste et explose :
— Vous ne pourrez jamais m’expulser de la maison de Dieu. Elle est partout, dans les champs, dans les arbres, dans les sources, dans les rochers. Elle est en nous, les « bons hommes » ! Nous sommes la maison de Dieu !
Exaspérés par sa résistance, les gens de Gasquet font pleuvoir des coups sur lui. L’un d’eux, plus dur que les autres, le fait taire. Un filet de sang coule de sa bouche. Il se laisse entraîner, mais les reîtres continuent de le frapper.
Dans leur dos, une voix puissante s’élève soudain :
— Notre église est un lieu de paix. Laissez cet homme, et sortez !
Touvenel vient de surgir. Sa haute stature, son air décidé, sa mine sévère, autant que son manteau de croisé, en imposent aux hommes d’armes. Ils lâchent leur prise. Le paysan en profite pour s’échapper. L’un des hommes de Gasquet se lance à sa poursuite et parvient à le rattraper avant qu’il sorte. Mais Touvenel court derrière lui, l’agrippe par le col, le soulève du sol et le ramène dans l’allée centrale. Le silence s’est abattu sous la nef. Hommes et femmes s’écartent sur le passage du croisé. Certains s’inclinent, reconnaissant le seigneur de Carrère. D’autres joignent les mains ou se signent. Touvenel continue de traîner sur le sol, telle une dépouille, l’homme d’armes qui braille et gesticule. Parvenu devant l’autel, avec un regard méprisant pour le trio de prélats à l’ombre des voûtes, il projette sa prise aux pieds de Guillaume de Gasquet. Les deux hommes s’affrontent du regard. Gasquet est visiblement impressionné par la croix sur le bliaud, et les cicatrices au visage du croisé.
— Me reconnais-tu ? lui demande Touvenel.
Comme l’autre semble incertain, il précise :
— Bertrand de Touvenel. L’homme qu’Esclarmonde t’a préféré. Un chevalier qui a fait pèlerinage en Terre sainte et qui a le droit de parler de « croisade » autant que toi, qui n’y as fait qu’un passage sanglant pour y assouvir tes instincts criminels. Et depuis ? Moi, j’ai essayé de racheter mes fautes. Mais toi ? Je vois que tu as progressé dans le mauvais, Guillaume. Méfie-toi de ne pas faire un pas de plus vers la damnation.
Jugeant tout à coup qu’il a trop parlé, Touvenel se tourne vers le choeur de l’église et cherche des yeux la femme à la guimpe blanche et à la silhouette élégante. Mais elle a disparu du pilier derrière lequel elle se tenait, et il découvre à sa place un troubadour au chapeau de feutre constellé de médailles pieuses, qui le considère d’un air intéressé. « Étrange vision, pense-t-il. Que vient faire un tel personnage dans une église ? » Il ne s’attarde pas à y réfléchir et s’en veut soudain d’être sorti de sa réserve. Il ferait mieux de se garder de trop parler, lui qui prétend ne plus vouloir se préoccuper des affaires du monde.
L’homme d’armes qu’il a projeté au sol profite de son inattention pour se relever et sortir sa dague. Gasquet intervient au moment où il va se précipiter sur lui.
— Suffit ! On ne se bat pas dans une église.
Touvenel jette un regard de mépris à l’homme et aux prélats qui se sont abstenus d’intervenir quand un de leurs paroissiens était roué de coups. Il toise encore Gasquet, puis tourne le dos et remonte l’allée centrale au milieu de la foule qui s’écarte devant lui.
Passé le porche de l’église, un vertige le saisit. Il s’appuie à un muret. Dans ses yeux aveuglés par la violente lumière du dehors se mêlent, comme dans la danse macabre peinte sur le mur qu’il vient de longer, un étrange ballet équestre. Entraînées par le squelette de la mort à cheval, Esclarmonde, Yasmina et la belle à la guimpe galopent autour de lui, resserrant de plus en plus leur cercle jusqu’à l’étouffer. Les sabots des chevaux frappent le sol, arrachent les pierres. Ses tympans éclatent. Il croit revoir les sanglantes chevauchées de la prise de Byzance. Au-dessus de lui, dans un cri déchirant, l’aigle du blason des Touvenel ouvre ses serres et libère la vipère qui vient s’enrouler autour de son cou ! Il pousse un cri. Passe sa main devant ses yeux. Se débat pour sortir de l’envoûtement.
Depuis le coup reçu à Constantinople, son esprit s’égare ainsi, dans les moments de grande émotion. Des éblouissements le tourmentent. Des pensées morbides l’obsèdent. Il doit, pour les surmonter, faire un tel effort qu’il en sort chaque fois en sueur, plus pâle qu’un mort, les jambes faibles, la poitrine dans un étau, ne sachant plus s’il erre déjà dans l’au-delà ou s’il est encore vivant sur terre. Depuis qu’il sait Esclarmonde disparue à jamais, il attend la mort à chaque pas, sans la désirer ni la craindre. Il la sent arriver comme la fin d’une prison invisible pour un être qui a tout perdu et n’a plus d’espoir. Qu’importe s’il l’a évitée aujourd’hui, il sait qu’elle reviendra le chercher.
Sans s’en être rendu compte, Touvenel a continué de marcher et se retrouve au centre de la place, à côté de la femme qui a ôté sa guimpe et lui sourit. Un cheval andalou tourne autour d’eux, soulevant la poussière du sol. Sur sa croupe, Yasmina est montée en amazone derrière un jeune homme.
— Amaury a bien voulu me faire profiter des qualités de son destrier ! lui lance joyeusement la jeune fille.
Touvenel reconnaît le garçon qu’il a sauvé quelques jours plus tôt des hommes cagoulés de blanc. Il n’arbore plus la mine sombre qui ne l’avait pas quittée lorsqu’il cheminait avec eux. Portant beau dans une tunique de lin bleu brodée d’or, une chemise blanche largement échancrée, des chausses rouges, des bottes en cuir de veau et une bourse décorée, il pourrait passer pour un nobliau des environs. Son air ravi en dit long sur le plaisir qu’il a pris à cavalcader avec Yasmina, et la moue amusée de celle-ci confirme la complicité qui s’est immédiatement établie entre eux.
— Mon frère Amaury est souvent un peu trop spontané, mais il est sincère et généreux, s’excuse pour lui la femme à la guimpe. J’espère que vous ne verrez pas de mal à ce qu’il ait songé à faire plaisir à votre fille adoptive.
Touvenel lance un regard surpris à Yasmina. Serait-ce elle qui leur a annoncé cette « filiation » ?
— Je me nomme Constance, poursuit la femme. Constance de Paunac. J’ai admiré votre comportement tout à l’heure dans l’église. Personne ici n’ose s’opposer au seigneur de Gasquet. Il terrorise tant les gens.
Touvenel lui sourit sans savoir quoi lui répondre. Il ne peut détacher ses yeux des siens, fasciné par leur couleur de mer gris-vert. Sous ses fins sourcils arqués, son front large, avec son nez fin et ses pommettes hautes, ses lèvres luisantes et finement ourlées, dans le soleil qui l’éclaire à contre-jour et dessine une auréole autour de son visage, elle lui fait l’effet d’une vierge heureuse et épanouie.
La femme se laisse admirer sans s’en offusquer le moins du monde, consciente de l’intérêt que lui porte le croisé. Elle semble même s’offrir à son examen, une lueur un peu moqueuse dans le regard. Touvenel remarque que, contrairement aux autres femmes qui aiment à exhiber de riches cottes de lin brodées recouvertes de robes et de brocarts, elle ne porte qu’une cotte légère qui épouse étroitement son buste et moule sa poitrine et ses hanches. Amaury saute à terre, prend Yasmina par la taille et l’aide galamment à descendre. Leurs visages se frôlent, ils se sourient.
Touvenel, ironiquement, lui fait remarquer :
— Je croyais, mon garçon, que ta religion t’interdisait de toucher aux jupes des femmes ? Ne disais-tu pas l’autre jour qu’il fallait vous tenir loin d’elles, au moins jusqu’au mariage ?
— Vous avez déjà rencontré mon frère ? s’étonne Constance.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, en effet.
— Ce seigneur est l’homme qui m’a sauvé la vie, lors du massacre de nos frères, près de La Roche-Emblain, explique Amaury à sa soeur. Nous avons cheminé ensemble un long moment, et je lui ai dit quelques mots de nos principes.
Il s’incline vers Touvenel.
— Je vous suis reconnaissant pour toujours, monseigneur. Pardonnez-moi si je vous ai choqué, mais je ne faisais qu’aider votre fille à descendre de ce cheval, sans pensée malhonnête à son égard.
— Allons, chevalier ! renchérit Constance. Nous sommes dans le pays des troubadours qui aiment à chanter le bon vivre et l’amour. Et non dans celui des outres sèches.
Une voix la coupe :
— Ma fille, un peu de retenue ! Tu parles au seigneur Bertrand de Touvenel, Est-ce que je me trompe ?
Constance et Touvenel se retournent sur un homme âgé habillé de noir. Le chevalier reconnaît celui qui accompagnait Constance, lorsqu’elle portait des rouleaux de toile dans leur maison.
— Non, vous ne vous trompez pas. Je suis en tout cas ce qu’il en reste.
— Et moi, je suis monsieur de Paunac, le père de Constance et d’Amaury.
— Je vous reconnais, maintenant. Ma femme se rendait parfois chez vous pour acheter des étoffes.
— C’est exact. J’ai bien connu votre dame. Elle venait se fournir auprès de la mienne, lorsque nous tenions une échoppe sur le port de Narbonne. Elles aimaient à converser ensemble. Mais ma femme est morte, comme la vôtre, et ce sont mes deux enfants qui ont pris ma place.
— À chacun sa peine, soupire Touvenel.
— Il ne faut pas qu’il y ait de peine, monseigneur. Comme vous pouvez le voir à mon habit, on m’a nommé « Parfait » et, chez les « bons hommes », comme nous nous appelons entre nous, quitter ce monde matériel enfanté par le Diable n’a rien de tragique. Ma femme a reçu son consolamentum. Elle est morte sereinement en sachant que son âme allait retrouver la bonté de Dieu.
— Je crains que ce ne soit pas le cas de la mienne, murmure Touvenel, assombri.
— Pardonnez-moi, monseigneur, s’incline Constance. Nous savons tous ici les malheurs qui vous ont frappé, et je vous aurais parlé moins légèrement si j’avais su qui vous étiez.
Touvenel veut lui répondre, mais les cloches de l’église se mettent à sonner de toutes leurs forces. Sur le porche, à l’autre bout de la place, Guillaume de Gasquet rassemble ses hommes. Il leur fait un signe, ils montent tous en selle. Avant de prendre le chemin de son castel de Puech, il fait demi-tour et s’approche de Touvenel. Les mains crispées sur la bride de sa monture, il jette un regard sur Yasmina et lance au chevalier :
— Au moins, la Sarrasine que tu as ramenée avec toi de ta croisade ne trompe-t-elle personne. Avec son teint et ses tatouages, on la reconnaît tout de suite comme une infidèle. Mais d’autres se cachent sous des insignes qu’ils n’ont plus à coeur d’honorer. Qu’ils se méfient de la vengeance des hommes de Dieu !
Et, sans attendre de réponse, il tourne bride, talonne les flancs de son cheval et rejoint ses hommes qui l’attendent devant le parvis de l’église.
— « Les hommes de Dieu » ! répète Constance en haussant les épaules. Pour qui se prend-il !
— Avez-vous vu, père ? s’exclame Amaury. L’homme qui est à cheval au côté de Guillaume de Gasquet monte de travers. Comme l’un des chefs de ces hommes en blanc qui nous ont assaillis l’autre jour. C’est lui, j’en suis sûr. Il faut lui faire rendre gorge.
— Amaury, calme-toi ! ordonne Philippe de Paunac. La meilleure défense n’est pas dans la haine, mais dans l’amour.
— De l’amour pour des criminels qui passent les nôtres au fil de l’épée ? s’indigne le jeune homme. Plutôt mourir, l’arme à la main. Dieu m’absoudra, j’en suis sûr !
— Tu ne rêves que de prendre les armes, ironise sa soeur. Mais sais-tu au moins t’en servir ?
Au regard interrogatif de Yasmina posé sur lui, Amaury rougit. Pour dissimuler son malaise, il préfère rejoindre son père et l’aider à atteler un cheval à une charrette chargée de rouleaux d’étoffes et de sacs de blé.
— Monseigneur, déclare Constance en se tournant vers Touvenel, si vous désirez en savoir plus sur notre religion, il y a un débat contradictoire, ce soir, entre catholiques et « bons hommes », à la chapelle du vallon d’Arques, tout près de votre château de Carrère. Cela ne vous créera pas grand dérangement d’y assister. L’évêque d’Osma et frère Dominique y viendront disputer contre mon père et un autre parfait. Serez-vous des nôtres pour les écouter ?
Touvenel considère un moment Constance, hésitant.
— Pardonnez-moi, madame, je suis moins amateur de religions depuis que j’ai découvert que je pourrais croire en n’importe laquelle.
Constance semble déçue. Elle ironise en lui désignant sa croix cousue sur son bliaud.
— Belle découverte ! Et que vous avez dû faire récemment, si j’en juge par votre costume.
— Oui, car elle m’a pris du temps. Une croisade déshonorante à Byzance, deux années en Terre sainte et une pour en revenir.
— Un temps un peu long pour un enseignement aussi court.
— C’est vrai, mais j’en ai aussi rapporté l’idée qu’il n’est pire usage qu’un homme puisse faire de sa vie que de mourir pour des convictions théologiques.
— Il ne s’agit pas de mourir, ce soir, seulement de disputer, réplique Constance, d’un ton légèrement dépité.
Et, comme Touvenel se tait, elle lance :
— Eh bien, à une autre fois, peut-être !
Elle se dirige vers la charrette que son frère et son père finissent d’atteler. Du haut du ciel clair retentissent les trilles d’un oiseau. Touvenel lève les yeux pour l’apercevoir. Constance s’est arrêtée, elle aussi, et en a fait autant.
— Le chant d’une alouette, précise-t-elle en se retournant vers lui. Beau présage pour la journée ! Connaissez-vous la poésie que les troubadours chantent à son sujet ?
Touvenel fait signe que non. D’une voix empreinte d’une douce sensualité, elle commence, en se balançant légèrement, comme si elle dansait sur place :
Quand je vois l’alouette mouvoir
De joie ses ailes à contre-jour,
Qui s’oublie et se laisse choir
Pour la douceur qu’au coeur lui va :
Hélas ! je sens monter l’envie
Pour ceux que je vois heureux
C’est merveille qu’à l’instant
Le coeur de désir me fonde
Elle s’arrête.
— Jolis vers, n’est-ce pas ? conclut-elle. Il y en a bien davantage, mais je vous les chanterai une autre fois.
Elle va s’installer dans la charrette en lançant à Touvenel un regard amusé, tandis que son frère monte sur le cheval pour la conduire et envoie un petit signe de la main à Yasmina qui ne le quitte pas des yeux.