— C’est le Haut Mal ! diagnostique Macabret en se signant.
Yasmina, allongée sur sa couche, recouverte d’un drap grossier et épais, grelotte de fièvre. Une horrible quinte de toux lui déchire la poitrine. Touvenel, d’un coin du drap, éponge délicatement la sueur qui coule en rigoles le long de son cou, mais n’ose toucher ce corps agité de tremblements.
— Tu dis n’importe quoi, Macabret. Elle n’est pas prise de convulsions, elle tremble simplement. Ce n’est donc pas le Haut Mal. Elle aura plutôt pris froid l’autre nuit, dans l’eau de la ravine, en m’accompagnant à la chapelle du vallon d’Arques.
Il n’est pourtant pas certain de ce qu’il affirme. Serait-ce la fièvre des lagunes, la même qui a emporté son fidèle Robert ? Yasmina, alors, serait perdue. L’angoisse le saisit. La jeune femme a pris tant d’importance dans sa vie qu’il ne pourrait à présent supporter qu’elle disparaisse. Elle est devenue la personne au monde qui compte le plus pour lui, la seule envers qui il éprouve à présent une responsabilité, celle du père qu’il n’a jamais été.
— Macabret, connais-tu quelqu’un qui soit versé dans la médecine ? Il doit bien exister au village de Savignac une matrone qui distille des infusions et fabrique des philtres ?
— Mieux que ça, monseigneur ! Nous y avons une experte en herbes de médecine. Elle a sauvé l’an passé ma femme d’une fièvre maligne.
— Une sorcière ? s’inquiète Touvenel.
— Si toutes les sorcières étaient aussi plaisantes à regarder, on ne les pousserait pas au bûcher ! s’amuse Macabret. Aidez-moi à porter votre fille dans ma charrette, on va l’y conduire.
« Effectivement, si toutes les sorcières étaient aussi plaisantes à regarder ! » songe le chevalier en contemplant le visage harmonieux de Constance, penché sur celui de Yasmina, la paume de la main posée sur son front brûlant de fièvre. Lorsque Macabret l’a amené au village, il a été surpris autant qu’heureux de découvrir que c’était elle, la fameuse guérisseuse que son régisseur venait d’évoquer. Tout, dans la manière de parler ou de se conduire de cette femme lui inspire confiance. La franchise du regard, la netteté des gestes, la clarté des paroles. Au-delà du trouble sensuel indéniable qu’elle provoque en lui, il se sent pour elle du respect et de l’admiration. « C’est à coup sûr une femme d’exception, pense-t-il, pour savoir à la fois mener un commerce comme le sien et avoir des compétences en médecine. » Aussi est-il soulagé, en observant la sûreté de ses gestes et le sérieux de sa concentration, que ce soit à elle, et pas à un de ces médecins emplis de morgue, qu’ait échu le soin de Yasmina. Toujours inconsciente, la jeune Mauresque est allongée sur le matelas de plumes du grand lit clos de la chambre d’amis, infiniment plus confortable que sa fruste couche de la ruine de Carrère. Constance, appuyant un index sur les paupières inférieures des yeux de la jeune femme, les tire vers le bas. Elle constate avec une petite moue d’inquiétude :
— Le blanc vire au jaune foncé.
Aux deux servantes requises pour l’assister, elle commande :
— Prélevez les macérations habituelles dans mes bocaux, spécialement du pyrèthre et de la bourrache. Apportez mes onguents. Préparez un broc d’eau fumante et une grande cuvette.
Sans se soucier de Touvenel qui la guette depuis le seuil de la porte, intrigué et inquiet, elle enfouit sa tête sous la jupe de la jeune fille pour plonger entre ses cuisses, et en ressort après de longues minutes avec un petit flacon rempli d’urine qu’elle goûte du bout du doigt. Elle esquisse une moue dubitative, recommence l’opération, réfléchit un instant en regardant le chevalier droit dans les yeux, puis lui confie :
— En pressant sur son bas-ventre, j’ai pu lui prélever un peu d’urine. Elle m’indique que votre fille adoptive, bien qu’originaire des pays chauds, souffre d’une humeur dominante de constitution mélancolique.
Touvenel s’étonne.
— Depuis des mois qu’elle chemine avec moi, je ne l’ai jamais vue sujette à la mélancolie. Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Qu’elle est de l’un des quatre tempéraments liés aux quatre humeurs dégagées par la doctrine d’Hippocrate. Les jeunes gens sont souvent de cette humeur-ci, liée à l’abondance de bile noire qui circule dans leur corps. D’après moi, votre fille ne souffre pas d’une fièvre des lagunes, comme vous l’avez craint un moment. C’est la froideur des dernières nuits qui a dû provoquer en elle une forte constriction de sa poitrine. Et si son corps est brûlant, ses trayons sont frais, ce qui n’est pas mauvais signe.
Des servantes lui apportent eau chaude, linges, onguents et bassines.
— Je vais la soigner avec des cataplasmes de moutarde noire.
Tandis qu’une servante trempe une poche de peau dans l’eau brûlante de la cuvette, Constance abaisse le haut de la tunique de Yasmina et effleure son buste d’un geste délicat des doigts.
— Ils vont lui rougir un peu sa belle poitrine. Mais ils feront venir à la surface le mauvais sang qui l’étouffe.
Se rendant soudain compte qu’elle dénude sa patiente sous les yeux de Touvenel, elle le repousse de la chambre.
— Tout ceci reste une affaire de femmes. Je suis désolée, mais vous n’avez pas votre place ici.
Avant de refermer la porte sur lui, elle le considère d’un air ironique et lui lance par l’entrebâillement :
— Garderez-vous toujours ce costume et cette croix ? Sa réputation n’est pas des meilleures dans le pays !
La confusion qu’elle lit sur le visage de Touvenel la décontenance.
— Je sais tout cela, madame. Mais, voyez-vous, je n’ai rien d’autre à me mettre.
C’est à elle de se trouver dans l’embarras. Elle reste un moment silencieuse, puis lui sourit.
— Nous y remédierons plus tard. Pour l’instant, je retourne auprès de votre malade.
Au milieu de l’atelier des Paunac, encombré de rouleaux de tissus, de draps, de cuirs et de fourrures, Touvenel ne sait comment se tenir pour ne pas se sentir ridicule face aux deux jeunes femmes qui évaluent les reprises et les pinces à faire sur sa nouvelle tenue. Embarrassé, il leur fait remarquer qu’il aime se sentir à l’aise dans un habit, à cause du port de son épée. L’une d’elles s’en amuse.
— On ne porte pas un tel vêtement pour guerroyer, monsieur, mais pour plaire.
— Plaire ! Plaire à qui ? s’exclame-t-il.
— À moi, pour commencer, plaisante Constance en entrant dans la pièce.
Les deux couturières pouffent de la gêne de Touvenel. Constance fait mine de ne pas le remarquer et s’approche du chevalier en l’examinant de haut en bas, puis en tournant lentement autour de lui.
— Ne trouvez-vous pas ces broderies un peu trop riches pour mon état ? risque-t-il, en se tournant lui-même pour la suivre des yeux.
Constance s’arrête et semble au contraire très satisfaite de l’ample tunique de drap brodé de fils d’argent et doublée de lin bleu qu’elle vient de lui faire essayer.
— C’est ce que portent aujourd’hui à Narbonne les hommes de votre condition. Votre longue absence vous a fait perdre la notion de la mode.
Glissant sa main entre la ceinture qui enserre sa tunique et sa taille, elle la déboucle.
— Si vous désirez rester à l’aise, il vous faut mettre un cran de moins. Quitte à vous nourrir un peu mieux, pour remplir ce ventre creux.
Se reculant, elle prend son temps pour juger de l’effet de sa retouche, puis conclut :
— Comme ça, c’est bien. Vous semblerez moins engoncé dans votre respectabilité, ironise-t-elle.
Touvenel ne sait que répondre. Les deux jeunes couturières pouffent de nouveau. Cette fois, Constance les reprend :
— Au lieu de ricaner comme deux petites sottes, allez plutôt dans la réserve et trouvez à monsieur un autre habit, qui lui sera plus commode pour chevaucher. Cherchez-le dans des teintes neutres, des bruns ou des noirs, et débrouillez-vous pour lui avoir fait un premier ajustage avant le souper. Je veux pouvoir en juger.
Puis, se tournant vers Touvenel :
— J’ai oublié de vous dire que je compte sur vous à notre table, messire. Nous souperons à la septième heure. Pour l’instant, je vous laisse. Je retourne au chevet de votre fille, lance-t-elle en sortant de l’atelier sans attendre de réponse.
— Votre tenue de croisé, monseigneur, faut-il la repriser et la ranger ? demande une couturière en désignant sur un tréteau le vieux bliaud et la cape à la croix pourpre.
Touvenel hésite, comme si cette défroque pouvait encore lui servir. Il se tourne vers les deux jeunes femmes qui l’observent d’un air légèrement moqueur. D’un seul coup, le visage blême, les mâchoires crispées, il se saisit de ses vieux vêtements, les roule en boule et les jette rageusement sur les tisons de la grande cheminée. Le rouge des braises se communique lentement à la croix pourpre des croisés. Apercevant un bouffagou posé contre les chenets, il s’en saisit et souffle dedans comme un démon furieux pour attiser le feu et accélérer la disparition de ses loques.
Avant de se mettre à table, Constance a apporté quelques retouches au deuxième costume que ses couturières ont trouvé pour Touvenel, et lui a donné des nouvelles rassurantes de Yasmina. Le cataplasme a calmé la toux et les tremblements de la jeune femme, mais elle devra la garder alitée chez elle pendant quelques jours encore, pour surveiller son rétablissement.
— Vous pouvez coucher ici, tant que votre fille y sera. La maison est grande. Je vous ferai préparer une chambre, si vous le voulez.
— Madame, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance pour tout ce que vous avez fait aujourd’hui, pour ma fille comme pour moi.
Touvenel réalise soudain qu’il a revendiqué sans s’en rendre compte la paternité de Yasmina en la nommant « sa fille ». Il se sent envahi par l’émotion. Constance s’en rend compte et se détourne pour ne pas le gêner, en lui désignant une place à table.
— La meilleure façon de me remercier est de vous asseoir et de partager notre repas, à mon frère et à moi.
Installée à un bout de la table, elle place le chevalier à sa droite et son frère à sa gauche. Le jeune homme sourit à Touvenel avec une sympathie visible. Sans dire un mot, Constance fait circuler les plats. Il y a sur la table un lièvre, des harengs et de l’anguille. Tous se servent et commencent à manger silencieusement.
— D’où tenez-vous ces connaissances médicinales ? demande Touvenel après quelques bouchées.
La jeune femme, qui dévorait à belles dents la cuisse du lièvre grillé au romarin, s’arrête pour lui répondre.
— Peut-être avez-vous entendu parler de Trotula ?
Touvenel fait signe que non.
— C’est l’une des représentantes féminines les plus illustres de l’école de médecine de Salerne, en Italie. On dit qu’elle fut aussi l’une des plus belles femmes de son temps et qu’il y eut un cortège de plus de trois kilomètres de long pour suivre son convoi funéraire. Elle a écrit un traité médical qui fait autorité. Je suis allée étudier pendant deux ans à Salerne, selon ses préceptes, avant mon mariage.
— Avec elle ?
— Elle était déjà morte, malheureusement. Mais ses disciples m’ont enseigné sa science. C’est elle par exemple qui a développé la découverte que Galien avait faite des quatre humeurs qui circulent dans notre corps : le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire.
— Et quelle est leur importance ?
— La prédominance de l’une d’entre elles sur les autres conditionne notre caractère et détermine notre tempérament. Ainsi pouvons-nous être sanguins, colériques, mélancoliques ou flegmatiques.
— Vous sauriez dire mon tempérament, comme vous l’avez fait tout à l’heure pour Yasmina ?
— À vous voir, je dirais colérique ou sanguin, mais il faudrait un examen plus approfondi, comme j’ai fait tout à l’heure sur votre fille, plaisante Constance. On appelle cet examen l’anamnèse. Il détecte les humeurs, et surtout leur excès ou leur défaut qui peut déclencher la maladie.
Touvenel replonge dans la dégustation de son morceau de lapin, sans pouvoir quitter des yeux Constance, qui s’est mise à découper des tranches de pain.
— Et comment avez-vous entendu parler de cette Trotula ?
— Sa célébrité s’est répandue très vite au-delà de Salerne et de l’Italie. Ses remèdes aussi. Elle envoyait des émissaires dans divers pays, jusque dans les forêts des Ardennes, pour tuer des bêtes féroces et en extraire des onguents. Elle en faisait autant avec les plantes. Je me suis moi-même toujours intéressée à l’équilibre entre la nature et le corps humain.
— Et vous n’avez pas été tentée de vous consacrer entièrement à ce métier ?
— Peut-être l’aurais-je fait, si je n’avais pas dû reprendre le commerce de mes parents à la mort de notre mère.
Le silence retombe sur la tablée. Tous trois continuent de manger, puis Touvenel remarque que le frère de Constance ne touche pas au lièvre, semblant lui préférer la platée de harengs.
— Vous n’aimez pas la viande, jeune homme ?
— La vraie religion interdit de manger tout ce qui a une âme, lui répond Amaury en finissant son hareng et en se servant un morceau d’anguille.
— Les poissons n’ont donc pas d’âme ?
— Non, les poissons n’ont pas d’âme, confirme le jeune homme, en plongeant sa cuillère dans une écuelle de fèves coulées.
Une servante entre en portant un plat sur lequel trône un chapon découpé. Constance tend à Touvenel une large tranche de pain, pour qu’il puisse y poser le morceau de la volaille qu’il aura choisi.
Le chevalier s’étonne.
— N’êtes-vous donc pas, madame, de la « vraie » religion ?
— Je ne m’en sens pas encore tout à fait digne, lui répond-elle avec une lueur d’ironie dans les yeux.
Amaury lui jette un regard de reproche.
— Tu pourrais au moins t’y préparer comme je le fais.
Elle affecte un air désolé.
— Certes, petit frère, mais, pour le moment, je préfère toujours la viande au poisson.
Et, se saisissant d’une cruche remplie de vin près d’elle, elle sert le verre de son hôte, puis le sien.
— Ce vin provient des vignes de notre famille et j’en suis très fière. Nous en produisons une vingtaine de tonnelets par an et j’en garde trois pour mon usage. Je le bois pur, sans le couper d’eau. Essayez donc, vous aussi. Le mieux est de le goûter lentement, comme moi, pour en bien saisir l’arôme.
— Amaury ne nous accompagnera pas, déclare-t-elle en reprenant un air désolé, car il est, comme il vient de vous le dire, beaucoup plus avancé que moi dans la « vraie » religion.
Amaury ne semble pas apprécier l’ironie de sa soeur et hausse les épaules. Touvenel et Constance échangent un regard amusé et vident leurs verres lentement, sans se quitter des yeux. Touvenel repose le sien et détourne le regard, soudain gêné par cette complicité. Il se remet à manger son chapon, puis rompt le silence qui s’était de nouveau installé.
— Votre père ne dîne pas ?
— Il ne vit plus avec nous. Il s’est retiré avec d’autres « bons hommes » dans un castrum, à deux lieues d’ici. Mais il passe souvent nous voir, quand il n’est pas sur les routes à porter la parole.
De retour dans la pièce, la servante dépose sur la table un plat de desserts exotiques. Touvenel s’en étonne.
— Des dattes et des pistaches ! Je n’en ai plus goûté depuis la Terre sainte.
— Je me doutais que cela vous ferait plaisir. Il nous en arrive régulièrement à Narbonne.
Chacun se sert et savoure sans un mot les sucreries.
— J’en servirai à votre fille, dès qu’elle sera en état de manger. Cela lui rappellera son pays.
Amaury essuie soudain son couteau contre une tranche de pain.
— Pardonnez-moi, mais il faut que je parte, si je veux arriver au magasin avant la nuit noire.
Il se lève de son banc et range soigneusement son couteau dans l’étui de cuir accroché à sa ceinture.
— Peux-tu vérifier avec moi ce que j’emporte, Constance ?
La jeune femme le suit. Touvenel l’imite aussitôt.
— Je vais vous aider.
— Ce n’est pas de refus, monseigneur, dit Amaury. Nous ne serons pas trop de trois hommes, avec mon commis.
Touvenel les accompagne dans un entrepôt, où il leur donne la main pour charger les rouleaux de tissus, de draps, et les ballots de vêtements que le jeune homme doit livrer à leur magasin de Narbonne. Puis Amaury sort la charrette attelée de deux chevaux et s’installe à l’avant avec son commis.
— Évite la forêt d’Alaric, lui recommande Constance en l’embrassant. On y rançonne sans pitié.
— Mais non ! la rassure son frère. Et, si cela était, j’ai de quoi répondre.
Il lui désigne à ses pieds une masse, une épée à la lame rouillée, trois dagues et une paire de longs ciseaux.
— Tu crois vraiment pouvoir inquiéter des routiers avec cet attirail ?
Comme Amaury ne l’écoute déjà plus, elle lui répète, agacée :
— Je te demande d’éviter la forêt d’Alaric. Mieux vaut que tu perdes une demi-heure, mais que tu passes par le vallon.
Le jeune homme fouette ses chevaux sans répondre. Constance, inquiète, le regarde s’éloigner dans le soir. Elle confie à Touvenel :
— Toujours à vouloir prouver qu’il est un homme, il m’inquiète !
Le chevalier sourit sans répondre. Ils restent un moment silencieux, tout près l’un de l’autre, si près qu’ils peuvent sentir leurs souffles se mêler. Constance frissonne.
— Nous devrions rentrer dans la maison, dit-elle soudain en posant une main sur le bras de Touvenel. Je dois m’occuper de votre chambre.
— Voilà qui fleurera bon !
Elle se redresse et se retourne face au chevalier, après avoir glissé un petit bouquet de lavande sous l’oreiller de lin garni de paille hachée. Pendant tout le temps qu’elle a mis à préparer le grand lit à courtines et à baldaquin d’une des chambres de la maison, il l’a regardée faire sans dire un mot. Elle a tiré les épais rideaux de laine écrue et les a noués sur les montants du lit avant de déplier sur le matelas de plumes deux beaux draps de lin bleu et une couverture de laine blanche.
— Aurez-vous besoin d’autre chose, pour la nuit ?
Aux lueurs des chandelles disposées sur le coffre au pied du lit, il distingue dans ses prunelles gris-vert une étincelle rieuse.
— Non, fait-il en s’inclinant légèrement, pour la remercier.
— Demain, je vous demanderai d’aller cueillir du thym dans la garrigue. J’en manque, pour préparer d’autres décoctions à votre fille. C’est une herbe très puissante pour soigner les fièvres.
Le chevalier acquiesce d’un signe de tête. Ils restent encore un moment face à face, puis elle se décide à sortir de la pièce et passe à côté de lui. Elle l’effleure. Touvenel ose un mouvement et frôle d’une main enveloppante la hanche ronde que moule la cotte de toile légère. Elle se retourne avec un sourire. Touvenel la saisit par la taille et la plaque contre lui. Elle se laisse faire, d’abord sans réagir, puis, fermant les yeux dans un consentement muet, passe ses bras autour de son cou et répond à son étreinte. Il la soulève de terre et la porte jusqu’au lit.
— Laisse-moi t’enlever tes beaux habits, murmure-t-elle, en lui défaisant son surcot. Tu as dit que tu aimais être libre de tes mouvements.
— Et toi, laisse-moi goûter de ton parfum, lui chuchote-t-il à l’oreille avant de laisser courir ses lèvres sur sa peau.
D’une voix douce, en caressant ses épaules, elle se met à chantonner :
Si mon Sieur me veut son amour donner
Je suis toute prête à recevoir et rendre grâces
À tout dire et faire à son plaisir
Toute la Joie du Monde est à nous
Ô mon Sieur, si nous nous aimons
Nouant ses jambes autour de lui, elle ajoute dans un soupir de plaisir :
Beau, doux ami, baisons-nous, moi et vous
À la lumière jaunâtre de la chandelle qui répand sa faible lueur à travers la vaste pièce et les environne de douceur, Touvenel retrouve, entre ses bras, un sentiment de confiance en lui qu’il avait perdu depuis longtemps. À l’odeur nocturne de son long corps si doux, au goût savoureux de sa bouche, à ses caresses, un heureux bien-être l’envahit. Leurs haleines, leurs salives, les pulsations de leurs sangs se mêlent. Les ébranlements de leurs coeurs accolés les secouent sourdement, au même rythme. « L’amour peut donc être si rassurant. J’en avais oublié le goût, songe-t-il. Seigneur, voici peut-être enfin venu pour moi le temps d’oublier la mort ! » Un sang nouveau circule dans son corps. Le feu coulant du désir l’embrase. Toutes les digues qui contenaient les réserves de son tempérament cèdent sous les flots tumultueux de la jeune femme. Aux dernières lueurs de la dernière des chandelles qui éclaire leurs corps, leur plaisir redouble encore d’intensité. L’extase les renverse. Ils retombent l’un sur l’autre, épuisés.
Mais une déception attend Touvenel, car, à peine a-t-elle retrouvé son souffle que Constance se dégage de lui. Il essaie de la retenir, elle le repousse et sort du lit. Il la voit ramasser sa robe tombée sur le carrelage et en masquer sa nudité lorsqu’elle sent son regard appuyé sur elle.
— Que fais-tu ? s’étonne-t-il, en lui tendant une main qu’elle effleure d’un baiser, mais dont elle refuse la prise.
— Je te quitte, tu le vois bien.
— Je t’ai déplu ?
— Aucunement, monsieur le croisé ! Mais je ne peux dormir que seule. Tu m’emmèneras dans tes rêves, ajoute-t-elle en ôtant sa robe de devant elle pour lui découvrir son corps encore une fois. Je serai ainsi avec toi et sans toi.
Il serre ses bras autour de sa taille avec l’espoir de la retenir. Il embrasse son ventre. Elle le repousse doucement.
— Laisse-moi, maintenant. Tu m’en as assez donné tout à l’heure.
— Ne dormais-tu pas avec ton mari ? Est-ce parce que nous ne sommes pas mari et femme ?
Constance enfile sa robe pour sortir, sans doute de crainte de croiser quelque servante dans les couloirs de la maison. Elle lui sourit.
— Je dormais avec lui parce que je n’avais pas encore goûté à autre chose. Cet « autre chose », je veux le protéger.
Et elle lui cite un vers d’une chanson qu’il ne connaît pas :
Tant que désir durera
Beaux seront les jours
Et célestes les nuits
Elle s’approche, prend son visage entre ses mains et dépose un long baiser sur ses lèvres. Il ferme les yeux et le savoure. Mais, quand il veut le lui rendre et qu’il les rouvre, la chandelle éteinte, il ne trouve que l’obscurité. La porte de la chambre vient de claquer. Elle a disparu !