Touvenel se voudrait chevalier fougueux.
Il passerait au galop le pont sur l’Aude, ferait voler sous les sabots de sa monture les pierres du chemin. Il fendrait l’eau du gué de Peyras, se faufilerait à travers les futaies, penché sur l’encolure de la bête, se saoûlerait de galop dans l’air frais du plateau. Il sauterait par-dessus les dernières roches du pas de Dieu et descendrait vers la vallée, affolant les troupeaux de chèvres et effrayant les paysans, pour déboucher sur la place de Savignac et, tel un fou débordant de passion, il bousculerait servantes et ouvrières de la maison Paunac et serrerait Constance dans ses bras avec cette force qu’il sent revivre en lui, cet amour trop grand pour lui, cette sève de jeunesse qui gonfle ses veines d’un sang nouveau.
Au lieu de crier de joie dans cette folle cavalcade, Touvenel peste contre le cheval qui, à son goût, n’avance pas assez vite. Après avoir déchargé sa charrette et réglé son compte à Godefroy, son ancien compagnon de jeunesse, il a quitté Stranieri pour livrer à Constance les riches étoffes orientales, le cuir d’Espagne et les rouleaux de tissus dont elle a besoin pour son atelier. Le troubadour lui a assuré que son métier d’amuseur lui permettait de pénétrer les milieux les plus fermés. En route pour la cour du comte Raymond VI, il s’est fait fort de venir rechercher Touvenel quand il saurait comment lui procurer l’occasion d’affronter Guillaume de Gasquet d’homme à homme, et non dans un combat inégal. Touvenel a décidé de lui faire confiance et d’attendre.
Il a beau claquer des rênes, encourager sa monture, l’aiguillonner, la pauvre bête renâcle à forcer l’allure. « Je ne suis qu’un misérable convoyeur de marchandises. Moi, Bertrand de Touvenel, seigneur de Carrère, me voilà réduit à cahoter interminablement sur un chemin creusé d’ornières par une cohorte de charrettes toutes plus vilaines les unes que les autres. » Il en arriverait presque à regretter tout ce qu’il croyait exécrer, ces moments d’exaltation où, au sein de l’ost, fanions et gonfanons hauts dans le ciel clair, tunique au vent, épée au côté, il croyait entendre monter par-dessus le fracas de la chevauchée le choeur des chevaliers :
J’ai grande allégresse
Quand je vois en campagne rangés
Chevaliers et chevaux armés
Il me plaît aussi le seigneur
Quand le premier il se lance à l’assaut,
Sur son cheval armé, sans frémir
Pour faire les siens enhardir
De son vaillant courage
Se trouver, tel un vulgaire marchand, à l’avant d’une charrette de tissus tirée par un banal cheval de trait, lui chagrine l’humeur. « J’ai laissé tout ce que j’aimais, orgueil et chevalerie. C’est peu vivre que de ne faire qu’un seul personnage », se surprend-il à penser, comme si deux hommes contradictoires s’opposaient et se combattaient en lui sans qu’il parvienne à décider lequel choisir : un sage désabusé et pacifique dans un monde qui n’est plus le sien, ou un nostalgique de l’action, de nouveau parti pour une folle aventure ? Mais quelle aventure ? Et y a-t-il encore place en ce monde pour l’aventure ?
Descendu de sa charrette, laissant le soin au palefrenier de détacher le cheval et aux ouvrières de décharger la marchandise, Touvenel a tout de suite demandé aux femmes de l’atelier où était Constance. Elles lui ont répondu que leur patronne était partie tôt dans la matinée livrer des habits au bourg de Preixan et qu’elle ne rentrerait sans doute pas avant la fin de la journée.
— Avec Amaury et ma fille aussi sans doute ?
— Je ne crois pas, monseigneur, lui a répondu une ouvrière, un peu gênée, en biaisant du regard sans vouloir en dire plus.
Intrigué, Touvenel s’est renseigné auprès d’une autre, puis d’une autre encore, pour apprendre – avec des sourires entendus – que les deux jeunes gens avaient décliné l’offre de Constance de l’accompagner et qu’ils avaient préféré faire ensemble un tour dans le jardin voisin et le verger pour s’y livrer à la cueillette.
— La cueillette ? Quelle cueillette ? s’est étonné Touvenel.
Un tour dans les environs immédiats n’a pas permis à Touvenel de les retrouver. Le cheval d’Amaury était à l’écurie. Les deux jeunes gens ne pouvaient donc que se trouver dans la maison.
Belle, si chère et douce damoiselle, à vous je me donne et je m’octroie ; car n’aurai jamais de joie parfaite si je ne vous possède et si vous ne me possédez. Ainsi le jeune Amaury, qui a bien appris la leçon de Stranieri, paraphrase-t-il le troubadour. Sous cet assaut de mots, tous plus doux les uns que les autres, la jeune Mauresque, dont les yeux s’agrandissent et les joues se colorent, caresse tendrement le visage du cathare. Vous êtes la meilleure et la plus belle qui fut jamais. La jeunesse en sa fleur brille sur votre visage. Vos traits sont d’une si grande beauté, votre teint si enluminé et si juvénile, que je ne suis, ne puis et ne pourrai jamais être qu’à vous !
Allongés sur le lit de Yasmina, tous deux se frôlent, s’effleurent, se cajolent, retardant d’autant leur union. Ils se savent trop inexpérimentés et maladroits pour parvenir en harmonie au paroxysme de leur désir. Yasmina, tremblante d’envie, chuchote des mots à l’oreille d’Amaury dans une langue qu’il ne comprend pas. Elle fait passer la cotte du jeune homme par-dessus sa tête et caresse sa poitrine. Lui, fébrilement, avec gaucherie, ouvre la chemise de la jeune fille, admire sa poitrine, se penche vers elle, hume son parfum, baise délicatement ses seins fermes. Ils se regardent en silence, se rapprochent l’un de l’autre. Leurs corps se touchent, leurs lèvres s’unissent, leurs souffles se mélangent, leur respiration s’accélère. Emportée par son désir, Yasmina repousse Amaury pour retirer ce qu’il lui reste d’habits. Elle se dénude entièrement, passe son bras autour de sa taille et se laisse tomber sur le dos en l’entraînant sur elle. Farouchement, ils s’embrassent et s’étreignent.
Un fracas interrompt leur fusion. Ils se raidissent de crainte. Des pas lourds et précipités résonnent dans le couloir. La voix rude et grave de Touvenel tonne :
— Yasmina ! Yasmina !
La porte de la chambre s’ouvre. Éberlué, le chevalier découvre sur le lit sa fille qui se redresse pour lui faire face, sans prendre la peine de voiler sa nudité. Amaury, à peine vêtu à la hâte de ses chausses, ramasse précipitamment ses bottes et son surcot. La sortie par la porte lui semblant trop périlleuse, il préfère sauter par la fenêtre. Touvenel s’y précipite, mais il n’a que le temps de voir le jeune homme s’éloigner en courant.
— Fille indigne ! s’emporte-t-il face à Yasmina, qui n’a pas bougé de sa couche. Honte sur toi ! Tu attendais mon absence pour te conduire ainsi. Tu as fauté. Tu as trahi ma confiance.
Au lieu d’afficher un air contrit, d’avoir un geste de repentance ou d’implorer son pardon, Yasmina se lève du lit et marche sur lui en déversant un flot de paroles en arabe. Touvenel n’en comprend que quelques mots, mais en saisit parfaitement le sens insultant. Il recule devant elle, redoutant le contact de sa peau nue, intimidé par la vision de ce corps encore enflammé par le désir qu’il a interrompu. Et c’est lui qui baisse les yeux, s’engageant maladroitement, toujours à reculons, dans le couloir étroit. Coincé en haut du palier, il ne peut aller plus loin. Yasmina plonge la main vers sa ceinture et s’empare de sa dague, mâchoires serrées, comme si elle allait lui percer le ventre. Ils restent ainsi quelques instants, figés, s’affrontant du regard.
— Eh bien, fais-le ! la défie-t-il. N’hésite pas si tu en as le courage. Tu serais donc capable de tuer ton père ?
C’est elle, maintenant, qui faiblit. Reculant de deux pas, elle prend la dague par la lame, et avec un cri de rage la lance aux pieds de Touvenel. L’arme se fiche dans le parquet. Il se baisse pour la ramasser, encore vibrante. Quand il relève les yeux, le couloir est vide. La porte claque avec fracas. Yasmina s’est enfermée dans sa chambre en hurlant qu’il est redevenu mauvais, comme tous ces chiens de croisés, et qu’elle ne veut plus le voir. Le galop d’un cheval attire l’attention du chevalier. Touvenel n’a que le temps de dévaler l’escalier et de sortir, pour apercevoir Amaury sur sa monture lancée au triple galop, contourner l’église et disparaître au tournant du chemin de Preixan.
— Seigneur Dieu, accorde nous soleil et pluie ! psalmodie un groupe de villageois, en promenant un mannequin de tissu blanc, bourré de paille, symbole du gel, sur lequel tous s’acharnent à coups de bâton.
— Seigneur Dieu, tu nous as donné la vie, préserve-nous des calamités, des inondations et de la sécheresse ! crie un autre groupe, en frappant un autre mannequin de bois noirci à la fumée.
— Seigneur Dieu, tu nous as donné le pain, accorde-nous le blé et le froment !
— Bénis nos champs et notre terre, qu’ils soient fertiles et florissants !
— Tu nous as donné la vie, tout vient de ta main, nous te chantons merci !
— Seigneur Dieu, tu es le vrai berger, protège nos brebis !
Sur la petite place du bourg de Preixan, les villageois, précédés d’une fanfare de chalumeaux, célèbrent la fête de la Sainte-Barbe, patronne de la fécondité.
Lorsque Touvenel s’engouffre dans leur procession au galop de son cheval, nul ne s’en offusque. Absorbés dans leurs litanies et conduits par le curé qui asperge la terre d’eau bénite, ils n’ont qu’une idée en tête : la bénédiction de leurs champs et de leurs prés. « Drôles de superstitions, surtout s’ils savaient que le Dieu auquel ils s’adressent n’existe pas ! » raille intérieurement Touvenel, en attachant son cheval à l’anneau de l’église. Peu lui importe, d’ailleurs, ce genre de célébration. S’il a forcé son cheval de Savignac jusqu’ici, c’est pour rattraper Amaury et retrouver Constance. Mais il a beau les chercher dans la foule, il ne les voit ni l’un ni l’autre. Sa recherche forcenée, bousculant les fêtards et défaisant l’ordre de la procession, commence à agacer. Manants, paysans et bourgeois, regardent de travers ce personnage qui se donne des airs de seigneur.
S’en rendant compte, il réfrène un peu sa précipitation et prend le temps de se mêler à ceux qui s’esbaudissent devant les jongleurs de balles et le montreur d’ours. Un peu plus loin, dans la halle aux grains, des musiciens juchés sur des barriques soufflent dans leurs cornemuses. Des joueurs de nacaires, pour rythmer les danses, battent leurs tambourins attachés par paires à leurs hanches. Touvenel croit apercevoir une guimpe blanche, la seule femme, dans cette agitation, à porter une coiffe parmi les couples de femmes aux cheveux défaits et des hommes aux chapeaux de feutre. La jalousie soudain le prend. Constance se mêlerait-elle aux festivités populaires avec des danseurs dont elle attiserait la convoitise ?
Il s’agit bien d’elle en effet, qui s’amuse, rit et danse en passant son bras sous celui d’un jeune et jovial paysan à la tignasse rousse, aux yeux rieurs et au corps souple et musclé. Touvenel imagine, dans cette simple complicité ludique et dans leur jeu de séduction mutuelle beaucoup plus qu’il n’en paraît. Surtout qu’après avoir aperçu Constance qui jetait un regard dans sa direction, il se convainc qu’elle l’a vu et qu’elle se détourne pour s’éloigner de lui discrètement au bras de son cavalier. Aurait-elle l’intention de le fuir ? Ce n’est plus seulement la jalousie, mais la fureur qui le tient, à présent. Il court vers eux comme un forcené, l’enlève des bras du danseur et l’entraîne hors de la halle.
— Qu’est-ce qu’il te prend ? s’indigne-t-elle.
Sans répondre, il l’entraîne à contre-courant de la procession d’une main pressante, possessive, sous les regards étonnés des fêtards. Elle tente de résister.
— Lâche-moi !
Il la pousse vers son cheval à travers le flot des processionnaires. Constance comprend qu’il veut la ramener chez elle. Elle se rebiffe et lui plaque une main sur la poitrine, pour l’empêcher d’aller plus loin.
— Es-tu devenu fou ?
Comme il s’entête à l’emmener, elle le repousse plus violemment.
— Lâche-moi, je te dis !
Touvenel s’y résigne.
— Où est ton frère ?
— Je n’en sais rien ! Pourquoi ?
— Je l’ai trouvé dans le lit de Yasmina, chez toi, il y a une heure.
Cette révélation n’a pas l’air de surprendre Constance.
— En voilà une belle raison pour me brutaliser comme tu le fais !
Il semble à Touvenel avoir vu passer une lueur d’amusement dans les yeux de Constance. Cette impression attise un peu plus sa fureur.
— Tu ne comprends pas ! Il était dans son lit ! Et tous les deux nus, comme au jour de la création.
— Tu voudrais peut-être qu’ils s’aiment tout habillés ?
Le chevalier reste un moment saisi de l’aplomb de son amante. Il ne trouve qu’à balbutier :
— C’est ton frère, et c’est ma fille !
— Et alors ? Cela te donne-t-il le droit de te comporter envers moi en rustre ?
Comme il enserre toujours son poignet, elle lui tape violemment sur la main. Il maintient sa pression. Elle se saisit de son index et le lui tord férocement. Touvenel pousse un cri de douleur et la lâche.
— Tu as failli me briser le doigt !
— À chacun son dû ! rétorque Constance, bras croisés, en le considérant d’un air provocant.
Ils s’affrontent encore du regard, mais Touvenel reste silencieux.
— C’est tout ce que tu voulais me dire ? demande-t-elle.
— Bien sûr que non !
— Alors, parle !
— Il faut qu’ils s’épousent, et vite !
— S’épouser ! Pourquoi ça ?
— Parce qu’ils ont commis l’acte de chair.
— Et alors ?
— Alors, ils doivent s’unir par le sacrement du mariage.
Constance éclate de rire, puis réussit à retrouver son sérieux pour lui répondre :
— Tu voudrais peut-être que nous aussi, pour respecter tes règles, nous allions nous unir devant un prêtre de ton Église de Rome ?
— Pourquoi pas, en effet ?
— Je te l’ai dit : je n’attache aucune importance au sacrement du mariage.
— J’avais cru que tu plaisantais, lorsque tu semblais t’en moquer, dans ta cuisine.
— Eh bien, non. J’étais très sérieuse, au contraire.
— En épluchant tes poissons ?
— En épluchant mes poissons !
Touvenel secoue la tête d’un air accablé. Constance le toise, les bras croisés, l’air ironique.
— Je te croyais différent. Toi qui as vu tant de pays, tant de coutumes, et qui affectes l’indifférence à l’égard des religions.
L’air désemparé de Touvenel est si comique que Constance éclate de rire. Furieux, il la saisit de nouveau par le bras.
— Il faut que ces deux-là s’épousent, tu m’entends ?
Cette fois, c’est à coups de poing qu’elle se dégage. À l’écart, quelques villageois et villageoises, sortis de la halle, rient de les voir se disputer. Touvenel a du mal à la maîtriser. Il n’y parvient qu’en la maintenant serrée très fort contre lui.
— Tu ferais mieux de ne plus songer à ce mariage, lui murmure-t-elle, les dents serrées.
— Et pourquoi ?
— Parce que ta fille n’y consentira point.
— Elle n’y consentira point ?
— Non. Elle te dira qu’elle n’a que faire du mariage et qu’elle préfère le concubinage.
Le chevalier la serre plus fort encore contre lui, rageusement.
— Je l’y forcerai.
— Elle ne le fera pas.
— Je la mettrai dans le couvent que frère Dominique a fondé pour les femmes à Pouilles.
— Toi ?
— Moi.
— Non.
— Ah ça ! Et qui m’en empêchera ?
— Toi-même. Tu n’auras pas ce coeur-là.
— Je l’aurai.
— La tendresse paternelle t’en empêchera.
— Je ne suis pas tendre.
— Tu es bon.
Touvenel la lâche et crie soudain :
— Je ne suis pas bon ! Je suis méchant ! Méchant ! Comme tous ces chiens de croisés avec lesquels j’ai commis les pires forfaits ! Je suis mauvais ! Yasmina vient de me le dire.
Tout à sa furie, il ne s’est pas aperçu que les gens de la fête, attirés par leurs cris, se sont rassemblés autour d’eux et rient de leur manège.
— Et, quand je trouverai ton frère, je le traînerai par les pieds jusqu’à l’église. Et je lui couperai le nez et les oreilles, s’il refuse !
— Holà, tout doux, seigneur Touvenel ! Calmez-vous ! lance une voix, derrière lui.
Touvenel se retourne. Il se trouve face à Guillaume de Gasquet, à cheval, escorté de trois de ses hommes d’armes, qui le toise d’un air goguenard.
— Vous n’êtes plus sur vos terres de Carrère, messire. Preixan dépend du domaine de Puech, le mien ! Ici, c’est moi qui dicte la loi.
« Le voici enfin, celui contre qui je devrais diriger ma hargne ! songe Touvenel, oubliant tout le reste. L’homme à qui je devrais couper le nez et les oreilles, crever les yeux et trancher la gorge. » Mais il reste assez lucide pour comprendre qu’il ne peut pas bouger. Il sait qu’au moindre geste les hommes d’armes de Gasquet seront sur lui, et qu’il n’est pas de force, avec une simple dague à la ceinture, à se battre contre eux. Constance profite de son silence pour l’invectiver :
— Tu n’es qu’une bête sauvage, une brute, un rustre !
À Guillaume de Gasquet, elle adresse un regard plein de mépris.
— Va donc rejoindre tes frères en religion, toi ! Ceux qui ne savent que piller, violer et tuer. Ceux qui se cachent derrière vos sacrements sacrilèges.
À un frémissement de Gasquet, Touvenel s’attend qu’il sorte de ses gonds et se déchaîne, appuyé par ses hommes. Constance sent aussi qu’elle vient d’en dire trop. Les villageois autour d’eux font déjà demi-tour et s’éloignent. Pourtant, contrairement à ce que tous redoutent, le seigneur de Puech reste d’un calme absolu et se contente d’afficher un sourire ambigu.
— Belle nature, votre hérétique, seigneur de Touvenel ! S’il me venait à l’idée de la prendre sous ma protection, je saurais sûrement m’occuper d’elle mieux que vous, pour la faire taire ! Ou crier plus fort, c’est selon !
Touvenel pâlit sous la moquerie. Il fixe Gasquet, qui le nargue. Une terrible chaleur lui monte au visage, envahit ses membres, le pousse à se ruer sur le violeur. Constance, qui a compris le danger, le prend par le bras.
— Partons d’ici.
Touvenel, d’une voix blanche, lance à Gasquet :
— Nous parlerons de cela plus tard, mais d’homme à homme !
— Quand tu voudras, Bertrand. Je suis ton serviteur !
Sans répondre, Touvenel entraîne Constance, et fend avec elle le cercle des derniers curieux.
Yasmina a attendu que son père se soit suffisamment éloigné. Elle s’est habillée, puis est sortie de la maison par le jardin de derrière. Elle sait où retrouver son amoureux. Elle traverse les champs nouvellement labourés, prend à droite le chemin du Renard, entre garrigue et rochers, vers le petit bois de châtaigniers en bordure de la forêt dense de Saint-Loup. Elle est déjà venue se promener avec Amaury dans cet endroit qu’on nomme le « Bois d’Amour ». Il l’a fait monter en croupe sur son cheval. Elle a passé ses bras autour de sa taille et posé sa tête contre son épaule. C’est là qu’il lui a offert un bouquet de bleuets, genou à terre. Elle l’a relevé et, pour la première fois, ils ont osé s’effleurer du bout des lèvres. Il lui a promis que, s’ils se perdaient un jour, ils se retrouveraient ici.
Mais, aujourd’hui, elle a fait plusieurs fois le tour du bois, et Amaury n’y est pas. Sur le sol, d’inhabituelles traces fraîches de sabots l’inquiètent. Son trouble grandit, lorsqu’elle découvre parmi les broussailles un crucifix en fer au bout d’une chaîne rompue. Malgré sa frayeur, elle suit les traces des chevaux et s’enfonce dans l’ombre des futaies de hêtres et de chênes à peine pénétrées de quelques rayons de soleil. Tapie derrière le tronc d’un arbre, elle aperçoit des hommes aux tuniques blanches, crucifix sur la poitrine, attendant à visage découvert que d’autres viennent les rejoindre. Leur groupe formé en cercle s’ouvre pour recevoir en son centre celui qui paraît être leur chef. Elle reconnaît le seigneur qu’elle a déjà vu sur la place de l’église s’affronter à son père, quelques semaines plus tôt. Il a près de lui l’homme à la jambe plus courte que l’autre, celui qu’Amaury avait reconnu sur la place du village, à sa façon de monter son cheval de travers.
Soudain surgit un autre personnage, vêtu d’une riche robe de prélat, escorté de dix cavaliers en armes. Il s’avance lentement à la rencontre des hommes en blanc. Malgré l’autorité qu’il affiche sur son visage, Yasmina le sent nerveux, comme sur la défensive. La façon dont ses hommes l’escortent en le protégeant de près contraste si fortement avec la désinvolture des cavaliers blancs qu’elle s’étonne d’une telle rencontre entre un homme qui pourrait bien être un représentant de l’épiscopat et le chef d’une bande de tueurs.
Yasmina ignore qu’Amaury, dissimulé derrière des taillis de l’autre côté de la clairière après l’avoir attendue là depuis le matin, assiste lui aussi à la rencontre. Il a ainsi pu vérifier ce dont il se doutait : le chef des cagoulés blancs n’est autre que Gasquet, le seigneur de Puech.
Amaury a reconnu aussi le légat du pape, Pierre de Castelnau, à sa haute silhouette maigre, son nez en bec d’aigle, ses yeux enfoncés dans les orbites, ses joues et son front creusés de rides. Il l’a déjà aperçu en compagnie de l’évêque d’Osma et de frère Dominique, lorsqu’il prêchait avec eux sur les places des villages. Vraies ou fausses, on colporte chez les cathares les plus horribles histoires sur lui. Certains disent que, dans son abbaye de Fontfroide, il a fait passer au fil de l’épée des « bons hommes » et des « bonnes femmes » avec leurs enfants, après les avoir fait juger et condamner pour sorcellerie. À présent, bien qu’il ne puisse entendre ce qu’ils se disent, Amaury ne doute plus que Castelnau soit en train de monter avec Guillaume de Gasquet une de leurs criminelles opérations contre les siens.
Il serait bien étonné par la réalité de l’entretien. Car Castelnau n’est pas venu ici pour sceller une alliance avec le seigneur de Puech, bien au contraire. Les deux hommes, détachés de leurs escortes, discutent en tête à tête. S’il avait l’oreille assez fine, Amaury pourrait entendre une négociation qui n’a rien d’aimable.
— Seigneur de Gasquet, vous vous prétendez un catholique fidèle à l’Église de Rome. Vous devez donc, non seulement m’écouter comme son représentant, mais vous soumettre à ce que je vous demande.
— Je vous obéirais bien volontiers, Excellence, si j’étais certain que ce que vous me demandez est conforme aux préceptes de l’Évangile et aux enseignements de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
— Comment osez-vous en douter ?
Un rictus ironique se dessine sur le visage de Gasquet.
— Tous les esprits peuvent un jour s’égarer, même les plus saints.
Castelnau encaisse la remarque et renonce à la relever.
— Nous sommes au courant de vos expéditions punitives contre les cathares. Sachez qu’elles contrarient la mission de pacification qui m’a été confiée par le Saint-Père. Je vous demande d’y mettre un terme.
— Ce que vous appelez des expéditions punitives ne sont en réalité que des missions d’évangélisation. Grâce à elles, une bonne centaine d’hérétiques est revenue dans les chemins de Notre-Seigneur. Ils ont accepté d’embrasser de nouveau la sainte Croix qu’ils rejetaient.
— Et les autres ?
— Quels autres ?
— Ceux que vous avez tués.
— J’ai tué le démon qui était en eux.
— Et leurs âmes ?
— Elles brûlent probablement en Enfer, aux côtés de celles des infidèles que nous avons occis en Terre sainte. Mais les autres au moins seront sauvées jusqu’à la fin des temps.
Castelnau prend quelques instants pour scruter le faciès plein de contentement de son adversaire. Face à des hommes tels que ce seigneur et à leurs certitudes, il devine qu’il n’est guère d’autre issue que leur assassinat pur et simple pour les mettre hors d’état de nuire. Et il s’y résignerait volontiers tout de suite, si les forces respectives étaient à son avantage. Malheureusement, un coup d’oeil sur la troupe armée de pied en cap de son adversaire ne lui laisse guère d’illusions sur ses possibilités de manoeuvre. Il n’a que dix hommes avec lui, tandis que l’autre dispose au moins du double, et mieux armés que les siens.
— Gasquet, je vous le redis une dernière fois : vous n’êtes pas en charge de l’Église. Ce n’est donc pas à vous de décider de ce qu’il est bon ou mauvais de faire pour le salut des âmes.
— Je n’ai pas de leçon à recevoir d’un épiscopat qui laisse le ver de l’hérésie ronger notre foi. Au moins aurai-je tenté de m’opposer à la progression des forces démoniaques !
— En tuant des innocents ?
— Si j’ai pu tuer parfois un innocent, j’en ai sauvé dix dans le même temps. Le seigneur me les comptera, à l’heure du Jugement dernier, comme il vous comptera tous ceux que vous avez perdus par vos lâches complaisances.
Castelnau a bien envie de briser là cet entretien. Il l’a provoqué comme une dernière tentative de ramener à la raison ce fou furieux, dans l’espoir qu’aucun fâcheux incident n’éclate avant le prochain débat de l’abbaye de Fontfroide. Il ne se sent décidément pas l’homme de la situation. Il est trop vieux pour conduire ces missions politiques, il l’a déjà dit à Stranieri l’autre jour. Le Saint-Père doit choisir pour légats des hommes plus jeunes et plus confiants dans la nature humaine. N’avait-il pas lui-même moins de quarante ans, lorsqu’il a accédé au pontificat ? Lui, Castelnau, n’aspire qu’à retrouver au plus vite sa vie de méditation et de silence. Sans compter que sa vessie le fait terriblement souffrir. Il éprouve une furieuse envie de descendre de cheval pour se soulager, mais il craint de se mettre encore plus en position de faiblesse face à ce soudard imbécile. Avant d’abandonner tout à fait, il tente un dernier raisonnement, plus politique celui-là.
— Vos exactions ne peuvent aboutir qu’à faire éclater une guerre entre catholiques et cathares.
— Si cette guerre doit éclater, qu’elle éclate !
Castelnau doit faire effort sur lui-même pour ne pas perdre son calme.
— Vous raisonnez bien mal. Que croyez-vous qu’il adviendrait si un tel conflit éclatait en ce moment ?
— Il serait l’occasion d’extirper définitivement de nos terres cette religion satanique.
Castelnau ne peut cette fois retenir sa contrariété.
— Le comte de Toulouse sera du côté des cathares et l’Aragonais le soutiendra. Notre parti ne sera pas en mesure de lui tenir tête. Ses barons et ses vicomtes nous écraseront.
Gasquet ébauche un sourire.
— Si les hérétiques en arrivaient à prendre le dessus sur nos propres forces, je suis sûr que notre Saint-Père en appellerait à un vaste mouvement de la chrétienté pour se porter à notre défense.
— Une nouvelle croisade ! Vous croyez cela ? Des chrétiens contre des chrétiens ! Vous avez perdu la raison.
Le sourire du seigneur de Puech s’élargit davantage.
— Si je ne le croyais pas, je n’aurais plus qu’à penser, comme ces hérétiques, que notre pape est l’Antéchrist, et ses représentants comme vous des diablotins pervers.
Castelnau ne tressaille même pas sous l’offense. D’un homme tel que ce Gasquet, il ne peut guère s’attendre à autre chose. « Est-il un complet imbécile, ou se joue-t-il de moi, parce qu’il dispose d’un accord secret avec le comte de Toulouse qui lui aurait promis de le protéger ? » se demande-t-il. Pour ne rien avoir à se reprocher, il tente une ultime menace :
— Vous oubliez que vous n’êtes pas vous-même un modèle de vertu ni d’observance des préceptes les plus sacrés de notre sainte Église.
— Auxquels pensez-vous ?
— À presque tous.
— Ai-je enfreint un seul d’entre eux ?
— Le premier commandement ne déclare-t-il pas : tu ne tueras point ?
— Je vous l’ai dit, je n’ai tué que lorsqu’il s’est agi d’éliminer ceux qui refusaient de baiser la sainte Croix.
— Vous en oubliez d’autres, que vous avez commis sans aucune raison purificatrice, mais seulement pour assouvir vos instincts les plus bestiaux. Meurtres, viols et pillages ne sont que quelques-uns de vos méfaits les plus ordinaires.
Gasquet s’est raidi, faisant visiblement effort sur lui-même pour ne pas exploser. Castelnau fait signe à ses hommes, à l’écart, de revenir vers lui pour le protéger. Les cavaliers se rapprochent. Gasquet se retourne aussitôt vers les siens, prêts eux aussi à intervenir. D’un geste de la main, il leur fait signe de ne pas bouger.
— C’est en confession que vous m’avez reçu, déclare-t-il au légat, à mi-voix. Pour ce à quoi vous pensez, je suis comptable devant Dieu, pas devant les hommes.
C’est au tour de Castelnau de sourire. À mi-voix lui aussi, il chuchote :
— Apprenez, seigneur de Gasquet que, pour des raisons d’importance et sous certaines conditions, on peut rompre le secret de la confession.
Et, tournant bride brusquement, il s’éloigne sans un mot d’adieu, aussitôt suivi par son escorte.
Chevauchant pour rejoindre les moines cisterciens qu’il a laissés dans une abbaye voisine, Castelnau s’en veut d’avoir proféré une menace qu’il sait d’avance ne pas pouvoir tenir. À quoi bon en effet entamer une telle procédure contre ce scélérat ? Il n’est pas si simple de se délier du secret de la confession, contrairement à ce qu’il a semblé suggérer pour l’intimider. Il faudrait qu’il en appelle au pape, et qui sait si Innocent III lui donnerait raison ? Moralement, à coup sûr, le Saint-Père l’approuverait. Mais estimerait-il opportun d’étaler sur la place publique les vices et les crimes d’un seigneur considéré comme l’un des plus fervents catholiques de la région ? Que changerait d’ailleurs cette divulgation au cours des choses, si tant est qu’on puisse grâce à elle faire condamner ce criminel devant un tribunal séculier ? Quel plaisir pourtant ce serait, de lui voir la tête tranchée ! Castelnau se sent décidément l’esprit inerte, frappé de léthargie, impuissant à mener à bien sa lutte pacifique contre l’hérésie. Il faut absolument et de toute urgence que le pape accepte de le relever de ses fonctions. Le prochain débat à l’abbaye de Fontfroide sera le dernier auquel il participera. Après cela, que pourrait-il faire d’autre qu’attendre un miracle ? À une situation aussi exceptionnelle ne peut plus répondre à son avis qu’un dénouement surnaturel. Mais il a beau lever les yeux vers le ciel pour en attendre un signe, rien ne s’y produit, aucune puissance occulte ne vient à son secours. Et il continue de chevaucher indécis, dressé sur sa selle, le regard dans le vide, torturé par cette envie d’uriner, aussi hagard qu’un naufragé que la tempête aurait rejeté sur la grève en lui laissant la vie sauve mais en lui ôtant toute raison d’espérer un quelconque avenir.
Gasquet a suivi des yeux l’escorte du légat jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Il fait signe au baron Guiraud de s’approcher. Le boiteux se détache de ses hommes et vient coller sa monture contre la sienne. Gasquet se penche à son oreille :
— Peut-être est-ce par lui qu’il faudrait commencer, au lieu de Dominique ou de l’évêque d’Osma ? Qu’en penses-tu ?
Guiraud lui lance un regard incrédule.
— Tu plaisantes ! Le comte de Toulouse ne pourra jamais cautionner l’assassinat d’un légat du pape.
Gasquet lui renvoie un clin d’oeil amusé.
— Justement ! Il sera obligé de marcher avec nous. Ou, pour le moins, de rester à l’écart, si nous nous déchaînons.
Guiraud reste un moment pensif, comme effrayé par une telle idée.
— Et comment feras-tu pour que nous ne soyons pas soupçonnés ?
— Nous serons les premiers à nous en indigner ! Comme nous le serons ensuite pour Dominique ou l’évêque d’Osma.
— Quel avantage, alors ?
— Un légat du pape est un plus gros poisson. Il oblige plus directement le Saint-Père à intervenir.
Guiraud ne trouve rien à répondre. Gasquet enchaîne :
— Après tout, il ne doit pas être beaucoup plus difficile de trouver un imbécile du côté des cathares pour assumer la paternité d’un meurtre plutôt que d’un autre.
Les deux hommes restent un moment pensifs. Un cri, soudain, interrompt leur réflexion :
— Un intrus, là !
L’un des hommes de la Confrérie Blanche vient d’apercevoir une silhouette accroupie derrière le tronc d’un chêne. Yasmina, se voyant découverte, se relève et s’enfuit. Deux cavaliers se lancent aussitôt à sa poursuite. Elle a beau courir en se faufilant entre les buissons, les deux hommes la rattrapent sans peine. Ils la ramènent devant le chef de la Confrérie blanche. Elle se débat furieusement. Ils la maîtrisent, lui tordent les bras dans le dos, lui tirent par les cheveux la tête en arrière. Gasquet la considère un moment, faussement compatissant.
— Ils sont capables de tout, même d’engager une Sarrasine pour nous espionner. Si les infidèles rallient les hérétiques, à quand l’invasion de notre pays par ces chiens de musulmans ? Que personne n’y touche, ordonne-t-il à ses hommes. Je la sens farouche et pleine de vigueur, je les aime comme ça. Je me la réserve.
Amaury ne peut que suivre à distance les hommes de Gasquet. Ils traînent Yasmina derrière leurs chevaux, les mains prises dans une corde attachée à une selle. Que tenter contre deux soudards bien équipés et rompus à l’exercice des armes ? Il a réalisé, pendant la nuit terrible de Savignac, la limite de ses possibilités. Si Touvenel n’était pas venu à son secours, il ne serait plus de ce monde. Aujourd’hui encore, il n’a qu’une ridicule dague à opposer aux grandes épées à double tranchant et aux poignards affilés. Mais que lui importe la vie, si on lui enlève Yasmina ? Ne vaut-il pas mieux mourir que se résigner ? Car sans Elle je ne puis vivre, tant j’ai pris de son Amour grand-faim.