Sur cet air gracieux et gai
Je fais des vers au rabot et à la doloire
Ils seront exacts et sûrs
Une fois passés à la lime
chante le troubadour assis confortablement dans une charrette, entre sacs et tonnelets, en pinçant les cordes de son luth.
— Cela manque encore de maîtrise, mais, avec un peu de pratique et paré d’aussi beaux atours, l’habit fera le moine, s’amuse Stranieri en remontant les larges manches de sa tunique de velours, brodée de fils d’argent, et en s’éventant avec son chapeau de feutre constellé de médailles.
De loin en loin, des paysans qui fanent les champs de lin ou débourrent les troncs des oliviers, regardent passer avec curiosité ce duo incongru. Stranieri leur adresse de temps à autre des signes de la main. « Il faut que je prenne garde à ce que mon geste ne se transforme pas, inconsciemment, en bénédiction », pense-t-il, amusé et ravi d’entendre des acclamations et de voir de francs sourires répondre à ses saluts.
— Te rends-tu compte, Yong, de la considération dont jouissent les poètes dans ce pays !
Yong, toujours habillé en moine, chemine devant lui en tirant par la bride le mulet attelé à leur petite charrette.
— Mais quelle chaleur, sous ces vêtements ! peste Stranieri. Tu ne connais pas ta chance.
Yong, qui semble souffrir autant que lui de l’ardeur du soleil, se retourne avec un regard mécontent.
— Ah ! non, je t’en prie ! Ne fais pas cette tête ! Avoue que tu es quand même plus à l’aise dans ta robe de bure. Il est donc juste que ce soit toi qui marches, et moi qui profite de la charrette.
Stranieri ôte son chapeau et se gratte le sommet du crâne avec frénésie. La perruque qui camoufle sa tonsure a été remarquablement fixée par les meilleurs spécialistes perruquiers du Vatican, mais elle lui procure par moments des démangeaisons insupportables, que la transpiration ne fait qu’aviver. N’importe ! Ce changement de personnalité l’amuse et il pense qu’Innocent III n’a pas eu une trop mauvaise idée en l’obligeant à cette nouvelle mission qui lui fait retrouver un sentiment de jeunesse.
Mais Yong s’arrête et s’éponge le front avec le bas de sa robe de bure. Il semble de plus en plus épuisé par les jours de marche qui les ont conduits des portes de Rome jusqu’aux confins des Pyrénées. Stranieri le voit tenter encore quelques pas, puis abandonner et se laisser choir sur son séant. Il saute aussitôt de sa charrette et vient lui tendre la main pour l’aider à se relever. Yong le repousse avec agacement.
— Mon pauvre Yong, je suis désolé de t’avoir laissé le mauvais rôle, mais comment aurais-tu voulu jouer le mien ?
Au regard furieux que lui jette son assistant, et à toute une série de mimiques et de gestes des mains et des doigts, Stranieri répond en soupirant :
— Je comprends, pourtant tu as tort de le prendre comme ça. Je n’y suis pour rien. Alors, cesse de m’insulter.
Et, comme Yong poursuit son étrange manège, Stranieri préfère changer de sujet.
— Pense plutôt à nos affaires. As-tu toujours en sûreté ta précieuse invention ?
Inquiet, Yong se remet sur pied et fouille le balluchon décroché de son épaule. Stranieri prend un malin plaisir à ironiser.
— Sache que je te promets aux flammes de l’Enfer si jamais tu l’as égarée, chère face de lune !
Mais le Chinois n’arrive pas à trouver ce qu’il cherche. Stranieri commence à s’inquiéter.
— Rappelle-toi comment tu as passé la dernière nuit.
Yong semble soudain se souvenir et va plonger le bras dans le fond de la charrette. Il en sort un coffret de bois d’où il extrait un épais rouleau de parchemin soigneusement ficelé. Les deux hommes échangent un regard de soulagement. Brusquement, Stranieri se fige. Il vient d’apercevoir un trio d’hommes en noir qui vient à leur rencontre.
— Cachons cela. Ces bougres ont beau se surnommer des « Parfaits », à moi ils ne paraissent pas très… catholiques.
Yong reprend les rênes du mulet et l’engage sur un chemin de traverse en s’enfonçant à travers des buissons d’épineux qui les masquent à la vue des hommes en noir.
— Bien vu, Yong ! apprécie Stranieri. Évitons pour le moment les chemins trop fréquentés et trouvons-nous un endroit tranquille où bivouaquer. Dès qu’il fera nuit, nous ferons une nouvelle expérimentation.
À la lumière du feu de camp, penché sur une large coupelle de bois emplie d’un liquide de sa composition, Yong se livre à de délicates manipulations. Stranieri se tait, car il sait que les gestes effectués par son assistant demandent une concentration et un sérieux absolus. Avec précaution, le Chinois retire du récipient un grand morceau de parchemin qui y marine depuis plus d’une heure. Il l’égoutte soigneusement et le suspend à une cordelette tendue devant le feu, au côté d’autres spécimens du même genre, aux teintes plus ou moins claires, qui s’y balancent au gré de l’air chaud. Stranieri en saisit un et vérifie qu’il est parfaitement sec.
Les deux hommes se livrent alors, toujours en silence, à un mystérieux rituel. Après avoir saupoudré le parchemin d’une poudre blanche et attendu quelques secondes qu’il s’en imprègne totalement, ils le jettent dans le feu et observent avec curiosité les flammes le lécher et le racornir, sans parvenir à le consumer. Ils attendent encore un moment, mais le parchemin résiste toujours à l’action du feu. Plus étrange encore : il semble soudain devenu plus léger et s’élève dans les airs au-dessus des flammes. Au risque de se brûler, Stranieri le pique de la pointe de son couteau et le ramène à lui pour le regarder de plus près. Très excité, Yong se penche lui aussi sur l’objet de leur expérience et l’examine soigneusement sous un verre grossissant. Son expression radieuse en dit long sur son contentement. Stranieri ne peut retenir son enthousiasme.
— Il a résisté, Yong. Félicitations ! En peau de chèvre, de porc, de mouton ou d’âne, ils ont tous résisté. Mais as-tu vu comme celui-ci était près de s’envoler ! Nous tenons une arme aussi redoutable que notre « bombe » quand elle sera au point. Et c’est grâce à toi ! Grâce à ton savoir.
Les deux hommes se donnent l’accolade et s’embrassent avec une telle émotion que des larmes leur montent aux yeux. Stranieri, perdant toute retenue, lève les bras comiquement vers le ciel et s’écrie vers les étoiles :
— Foi de Francesco Stranieri, le sieur Guillaume de Gasquet va être content de nous rencontrer !
— Que veux-tu au sieur Guillaume de Gasquet ? interroge une voix aiguë sortie des ténèbres.
Stranieri et Yong sursautent d’effroi en découvrant une dizaine d’hommes à cheval, vêtus de blanc et cagoulés, un grand crucifix d’argent sur la poitrine, qui les ont encerclés, l’épée au poing.
— Restez près de votre feu, manants, que nous puissions mieux vous voir ! commande la voix.
Stranieri, dans une prière muette en appelle à son sens de la diplomatie, pour qu’elle les sorte de cette situation délicate. À leurs étranges costumes, il a compris, d’après les descriptions qu’on lui en a faites, que ces hommes appartenaient à cette Confrérie Blanche dont lui a parlé le pape. Encore faudrait-il savoir à qui il s’adresse, pour trouver les arguments qui conviennent, et des visages dissimulés sous des cagoules se prêtent difficilement aux échanges verbaux.
Un cavalier légèrement penché sur le flanc paraît être le chef de cette meute, à en juger par la déférence avec laquelle les autres s’écartent pour lui laisser passage. Sans descendre de son cheval, il fend le cercle de ses hommes. À son inclinaison sur le côté droit, Stranieri, après un rapide coup d’oeil sur ses étriers, en déduit que, malgré une jambe plus courte que l’autre, le cavalier n’a pas réduit la longueur de sa lanière, quitte à adopter une posture bizarre. Une façon de se rendre plus inquiétant, sans doute. L’homme fait signe à ses cavaliers de rengainer leur épée et garde seul la sienne en main. Il en pose délicatement la pointe sur la gorge de Stranieri, qui affecte aussitôt une expression de terreur. L’homme reste un moment immobile à jouir du spectacle, puis il sourit, content de lui, rengaine à son tour son épée et présente à Stranieri et à Yong son crucifix d’argent.
— À genoux ! Prosternez-vous ! Baisez l’image de Dieu sur terre ! Sinon, faites votre acte de contrition.
« Un malade, un fanatique, un déséquilibré », pense Stranieri, en s’abstenant de réagir, pour voir jusqu’où l’individu peut aller. La colère du cavalier ne se fait pas attendre. Il dégaine de nouveau son arme et menace :
— Vous refusez ? Je vais vous étriper l’un et l’autre d’un seul coup de ma lame. Le ventre ouvert, on meurt très lentement, et dans d’atroces souffrances.
Stranieri échange un regard apeuré avec Yong et s’agenouille en baisant le crucifix, aussitôt imité par son assistant. Malgré cela, le cavalier continue de faire flotter la pointe de son épée au-dessus de leurs têtes. « Il entend faire durer la menace, affirmer son pouvoir, pense encore Stranieri. Un être frustré, donc sûrement capable du pire ».
— De quel bord êtes-vous ? Toi, le moine, je te trouve une mine bien étrange ! Et quelle curieuse compagnie qu’un troubadour pour un homme d’Église !
Se tournant brusquement vers Stranieri, il fait gicler son chapeau de feutre d’un revers de main et ricane :
— Les médailles saintes que tu arbores sur ta coiffe me paraissent un peu trop nombreuses pour être honnêtes.
Saisissant Stranieri par les cheveux, il lui renverse brutalement la tête en arrière. Son rire cesse d’un coup, car la perruque s’est détachée. L’expression de l’homme se fige en découvrant la tonsure.
— Serais-tu un moine apostat ? Ah ! ça, troubadour, tu dois nous chanter de drôles de messes ! Si c’est bien le cas, je saurai te faire danser avec d’autres musiques !
L’éclat des yeux de fouine du personnage, dans lesquels se reflètent les flammes du feu de camp, accentue son regard cruel. Il lâche Stranieri et ôte sa cagoule.
— Je t’ai entendu invoquer dans la nuit le nom du seigneur Guillaume de Gasquet. Dieu a exaucé ton voeu. Je vais te conduire à lui. Vous serez peut-être plus bavards après le traitement qu’il réserve à des hôtes privilégiés.
Et, se tournant vers les hommes qui l’entourent :
— Saisissez-vous d’eux ! Nous les emmenons au château.
Je ne chanterai pas ce troubadour
Qui fait chansons de toutes couleurs
Et s’imagine faire de très beaux vers
Le mauvais ressemble à une outre séchée au soleil
Avec ses chansons maigres et lamentables
Pareilles à celles d’une vieille porteuse d’eau
Lui qui, s’il se regardait dans un miroir
Ne se priserait pas de la valeur d’un gratte-cul
conclut le chanteur, en pinçant les cordes de son luth.
— Ah ! troubadour, vrai jongleur de mots, toujours me fera bonheur de t’entendre !
L’éclat de rire de Guillaume de Gasquet a salué la dernière strophe de la chanson de Ribautz, son troubadour personnel qui vient d’opposer son talent, dans une longue joute oratoire, à celui de Stranieri. Pour mettre ce dernier à l’épreuve, le maître des lieux en a décidé ainsi. Malgré la découverte de sa tonsure, l’espion du pape a persisté en effet à se faire passer pour un jongleur de mots. Et, bien qu’il se soit honorablement sorti du défi, il n’a pas réussi à convaincre.
Il me plaît aussi le seigneur
Quand le premier il se lance à l’assaut
Sur son cheval armé, sans frémir
Pour faire les siens enhardir
De son vaillant courage
clame à son tour Guillaume de Gasquet.
— Voilà ce que tu aurais pu dire de moi en vrai troubadour, sieur Lestranger. Au moins aurais-tu essayé de parodier mon fidèle Ribautz.
Guillaume de Gasquet, seigneur de Puech, siège au milieu de la longue et haute table dressée sur une estrade de la grande salle de son château. Grand, mince, blond, il paraît avoir la quarantaine, bien qu’il semble chercher à se rajeunir. Ses joues rasées de près sont poudrées, rosies et aussi lisses que celles d’une femme. Ses mains fines aux doigts chargés de bagues, dont les pierres jettent leur éclat dans la lueur des torches, décrivent avec ostentation des arabesques dans l’air.
Il était entré dans la grande salle, avec une fierté proche de l’arrogance, vêtu d’une longue cotte de lin ceinturée d’un galon d’or pour mieux mouler son torse recouvert d’une étoffe de soie bleue. Dans ses chausses violettes, d’une finesse extrême, et ses chaussures en cuir de Cordoue blanc, il paraissait efféminé, mais Stranieri a tout de suite compris que cet aspect était trompeur et que l’homme était fort et redoutable, probablement aussi pervers que celui qui les avait arraisonnés devant leur feu de camp et dont il a appris depuis qu’il se nommait le baron Guiraud.
Entouré des clercs de sa châtellenie, de l’abbé de la paroisse, de ses chevaliers et de leurs dames en riche costume de lin et de brocarts brodés d’hermine ou de fils d’or, Gasquet entend fêter comme il se doit la découverte du secret du parchemin dont Stranieri et Yong, sous la menace de la torture, lui ont dévoilé les propriétés volatiles et ininflammables. En fait, l’espion du pape, trop content d’être si vite parvenu au coeur de la Confrérie blanche, n’a opposé aucune résistance pour divulguer les vertus d’une invention attribuée à son curieux compagnon au teint olivâtre.
— Allons, avoue que tu n’es pas plus poète que chevalier ou pèlerin de Compostelle ! lance Gasquet à Stranieri. Un troubadour accompagné d’un moine, qui a déjà vu ça ? Tu dis t’appeler Lestranger. Je connais un Jaufres Lestranger, gentilhomme, troubadour et seigneur d’Aragon. Tu ne lui ressembles pas. L’autre nuit, mes hommes ont entendu un autre nom avant que tu prononces le mien : Stranieri, Francesco Stranieri !
Stranieri s’arrête net de manger. Un sourire éclaire le visage de Gasquet.
— Ma cuisine te déplairait-elle soudain, ou ai-je frappé juste ?
— Rien de tout cela, monseigneur. Simplement, vous m’avez soigné comme un ambassadeur : chevreuil braisé, pâté de veau, moelle de boeuf, boudins, saucisses, c’est plus que ne peut en absorber un chrétien. J’en suis repu, sauf votre respect.
Gasquet reste quelques instants silencieux, les yeux rivés dans ceux de Stranieri, comme pour éprouver sa sincérité.
— Je sais ce qu’il te faut, pour hâter ta digestion et te dénouer la langue : un peu d’exercice. Une joute aux bâtons avec le baron Guiraud dont tu as fait la connaissance hier soir, par exemple. Qu’en dis-tu ?
Le boiteux aux yeux de fouine s’approche déjà, un rictus aux lèvres, ravi de pouvoir infliger une sévère correction à cet hôte qui lui déplaît visiblement. Stranieri affecte aussitôt sa crainte.
— J’avoue humblement ne pas être trop expert en la matière.
Gasquet fait mine de réfléchir.
— J’ai une autre idée, alors.
D’un revers de main, il balaie les assiettes d’étain, les coupes, les cruches à vin, les poteries et les verres disposés autour de lui.
— Qu’on apporte les chandelles !
Un murmure de satisfaction parcourt l’assemblée qui sait à quel divertissement elle va avoir droit. Gasquet s’assoit en face de Stranieri, relève la manche de son bras droit et appuie son coude sur la table.
— Une partie de bras de fer. Qu’en penses-tu ?
— Oh ! monseigneur ! Un pauvre jongleur de mots comme moi en face d’un aussi puissant guerrier ? La partie est trop inégale. Ma seule force réside dans mon éloquence.
— Nous verrons cela, troubadour ! Je te devine plus fort que tu ne veux le paraître.
Des valets viennent disposer de chaque côté des lutteurs une grosse chandelle à la flamme sulfureuse et à la cire bouillante. Gasquet, avec un large sourire, rappelle les règles du jeu à son adversaire.
— Le dos de la main de celui qui faiblira le premier ira s’écraser sur la mèche brûlante. À son cri de douleur, on connaîtra le perdant.
Les deux mains s’étreignent, les biceps se durcissent, les poignets se raidissent. Les deux adversaires s’affrontent, visages crispés, mâchoires serrées, les bras tremblant sous l’effort. Silencieux, les invités du seigneur de Puech assistent au duel, et, à certaines expressions que Yong surprend lorsque le bras du seigneur des lieux faiblit, il se doute que tous ne souhaitent pas vraiment sa victoire. Il connaît la vigueur de son maître et lui fait confiance pour gagner la partie, mais il devine aussi que Stranieri ne peut pas vaincre, s’il ne veut pas rendre Gasquet furieux.
Les deux hommes, le visage congestionné, les yeux dans les yeux, puisent à présent dans toutes leurs ressources. Stranieri, s’étonnant de rencontrer une telle force chez Gasquet, lui résiste autant qu’il le peut. Il sent qu’il pourrait faire basculer le bras de son adversaire, s’il le voulait, mais il renonce. Un cri aigu monte dans la salle, suivi des acclamations de l’assistance. Ce n’est pas Stranieri qui hurle sa souffrance, mais Guillaume de Gasquet qui manifeste la joie de sa victoire. Le troubadour, le dos de la main écrasé dans la cire bouillante de la chandelle, grimace de douleur. Pourtant, aucun mot, aucune plainte ne s’échappe de sa bouche. Cruellement, le seigneur de Puech maintient sa main sur la sienne.
— Tu as perdu. Dis-moi quel est ton vrai nom. Sinon, tu peux t’attendre au pire pour ta main ! Je veux aussi savoir ce que tu viens faire ici, sous ce déguisement.
Une odeur de chair brûlée monte au-dessus de la table. Stranieri ne desserre pas les mâchoires. Surpris par une telle résolution, Gasquet abandonne et se tourne vers Yong.
— Toi, tu vas parler. Je te sens plus bavard que ton compère. Comment t’appelles-tu ?
Le Chinois roule des yeux, agitant fébrilement ses mains en signe d’apaisement. Guillaume de Gasquet se lève et vient vers lui.
— Ton nom, vite !
— Frère Yong ! prononce Stranieri d’une voix faible, en relevant péniblement son bras.
— C’est à lui que je parle, pas à toi !
Gasquet sort une dague et la pointe sur le cou du Chinois.
— Tu vas parler ? Je te préviens que ni ton crucifix ni ta robe de bure ne te protègeront.
Une goutte de sang perle déjà à la racine du cou de Yong.
— Montre-lui, Yong ! hurle Stranieri.
Yong, en ouvrant grande la bouche, se penche en avant, de façon que Gasquet distingue bien l’intérieur de sa gorge. Celui-ci retire sa dague et recule, avec une grimace de dégoût.
— Vous comprenez à présent, monseigneur, pourquoi je parle à sa place, intervient Stranieri, en venant poser sa main droite protectrice sur l’épaule de son compagnon. Sa langue a été tranchée à Chypre. Une bande de Grecs, de fort bons chrétiens, s’étaient inquiétés qu’il ne partageât point leurs croyances et avaient décidé de le découper morceau par morceau, pour le convaincre d’en changer et voir en même temps si les gens de son peuple étaient faits comme ceux du nôtre. Ils ont commencé par lui sectionner la langue pour l’empêcher de crier, et c’est alors que je suis arrivé.
Gasquet reste un moment silencieux.
— Que faisais-tu donc là-bas ?
— J’étais le troubadour d’un riche marchand occitan parti faire du commerce en pays lointain. Il ne voulait pas renoncer à ses musiciens et à ses jongleurs de mots. C’est ainsi que j’ai pu sauver cet homme en assurant les Grecs que je me faisais fort de le convertir à la religion chrétienne et que cela serait d’un grand bénéfice pour notre Église, car elle pourrait l’envoyer en mission dans son pays convertir à son tour d’autres petits hommes jaunes.
Au murmure de curiosité de l’assistance rassemblée autour de Yong pour voir de plus près cet étrange personnage, Gasquet oppose une mine pensive.
— Le découper en morceaux ? L’idée n’est pas mauvaise. C’est un grand mystère que les différences entre les hommes. Nous en apprendrions sans doute quelque chose.
S’écartant, il proclame vers ses hôtes :
— Couper leur langue aux hérétiques serait peut-être une solution pour les empêcher de propager leur doctrine ?
L’assemblée rit de la plaisanterie. Content de son effet, Gasquet s’adresse à Stranieri :
— Qu’en dis-tu, Lestranger ?
— C’est une idée que plus d’un a eue avant vous, monseigneur, mais elle bute sur une difficulté majeure.
— Laquelle, troubadour ?
— Comment sauver leurs âmes, si elles restent murées dans le silence ?
Le silence tombe sur la salle.
— C’est juste, admet Gasquet.
S’écartant soudain du groupe des convives, il fait sauter sa dague dans sa main et va contempler le déclin du soleil à travers l’une des fenêtres en ogive de la salle. Quelques secondes passent avant qu’il se retourne en souriant et lance à la cantonade :
— Rouge comme le sang ! Il ne fera pas bon, pour les hérétiques, de dire leur consolamentum demain.
Puis, d’un air faussement dubitatif, il désigne Yong à Stranieri.
— Crois-tu vraiment que ces sortes d’êtres ont une âme ? Une âme comme la nôtre ?
Stranieri lui répond par un geste d’ignorance.
— C’est le même problème que pour les chiens, les ânes ou les poules, et, d’une façon générale, pour toutes les créatures vivantes dont le Seigneur a cru bon de nous entourer.
Gasquet revient vers Yong et tourne autour de lui, en jouant d’une façon menaçante avec sa dague. Il pointe soudain son regard acéré dans celui de Stranieri.
— Si tu ne sais rien de son âme, réponds-tu au moins de sa foi ?
— Autant que de la mienne ! affirme Stranieri.
— C’est cela, troubadour ! se moque Gasquet. Tu en réponds, comme d’avoir joué de la harpe sous les murs de Constantinople pendant que nous égorgions les infidèles ! Vas-tu continuer encore longtemps à m’abuser ? Sache que j’ai entendu parler d’un Stranieri, là-bas. Il était négociateur. Personne ne savait trop quel rôle il jouait, mais on le craignait. Il se serait chargé, disait-on, d’affaires obscures pour le compte du Saint Siège.
— En quoi cela me concerne-t-il ? s’étonne Stranieri.
— On disait aussi, poursuit Gasquet, que ce « frère Stranieri » avait fait assassiner celui qui devait succéder à Alexis, le patriarche de Byzance, afin que puisse monter sur le trône impérial Baudoin, le comte de Flandres.
— Que Dieu, dans sa grande miséricorde, absolve ce démon de ses péchés, si ce que tu dis est vrai.
Gasquet approche son visage tout près de celui de Stranieri, presque front contre front. Il reste ainsi un moment, les yeux plantés dans les siens. Stranieri ne cille pas. Gasquet finit par reculer.
— Ne cherche pas à jouer au plus malin, Stranieri. Tu y perdrais le peu d’indulgence que j’ai pour toi. Il m’est facile de te faire ravaler ton arrogance.
Le silence retombe entre les deux hommes. Stranieri reste un moment impassible, puis un sourire ironique se dessine sur ses lèvres, comme s’il reconnaissait que Gasquet l’avait bien démasqué. L’autre s’en réjouit aussitôt et lui frappe sur l’épaule.
— J’aime mieux ça ! Il me plaît de rencontrer le fameux Stranieri. Mais es-tu venu à moi en ami ou en ennemi ?
— Crois-tu que je t’aurais fait partager le secret de mon invention, si je n’avais pas voulu la mettre à ton service ?
Gasquet reste hésitant quelques instants, puis tranche avec un sourire charmeur :
— Soyez donc mes hôtes, toi et ton assistant. Troubadour ou non, moine ou pas ! Mais attention : si je sais traiter mes amis à l’aune de leurs mérites, je sais aussi ce qu’il convient de faire, pour le cas où ils me tromperaient.
Un geste éloquent du tranchant de sa main exprime la fin de sa pensée.
— Un homme mort ne trahit plus.
Et, agitant ses doigts chargés de bagues sous leur nez dans la lueur d’une bougie pour leur faire admirer leur éclat :
— Regardez bien : chacun de ces bijoux raconte une histoire de trahison. Comme vous pouvez voir, mes mains sont assez garnies. Cela m’ennuierait de les charger davantage.
Pendant que la fête se poursuit avec des ribaudes amenées pour l’occasion, Stranieri, à l’écart des autres, devant le feu de la vaste cheminée, agite sa main blessée sur le dos de laquelle Yong a étalé une pommade et planté trois fines aiguilles. L’attention des convives s’est reportée sur les jongleurs et amuseurs en tout genre qui se sont succédé au son des violes, des luths et des tambourins. Sous l’effet du vin, hommes et femmes ont trouvé d’autres sujets de distraction. Certains se sont écroulés sous la table et mélangés sans savoir comment, d’autres se sont dissimulés pour s’accoupler derrière les lourds rideaux des fenêtres.
Guillaume de Gasquet et son homme de main, le baron Guiraud, adossés au mur du fond de la salle tandis que deux jeunes femmes agenouillées devant eux se plient à tous leurs désirs, observent de loin les silhouettes de Stranieri et de son assistant.
— Je ne me fierai pas à ces hommes, Guillaume. Ils portent le masque de la fourberie sur leurs visages.
— Ne joue pas au naïf, Guiraud. Tu sais bien que tout homme qui réussit à dépasser la quarantaine est forcément un fourbe ou une canaille.
— Mais pourquoi se faire passer pour un troubadour ?
— Pour le savoir, je préfère le laisser croire que cette question ne me préoccupe pas.
— Qui t’assure que ce n’est pas le pape lui-même qui l’envoie nous espionner ?
— Je n’ai rien à cacher au Saint-Père, s’amuse Gasquet. Et je ne juge pas un homme sur ses intentions, mais sur ses actions. Tant que les actions de ces deux-là iront dans le sens de nos intérêts, ce qu’ils penseront vraiment m’importe peu. Ce Stranieri a la réputation d’un homme habile et nous avons tout à gagner des pouvoirs de son Chinois.
Les regards des deux hommes se portent sur Yong, immobile dans un coin de la salle, le visage impénétrable.
— Ces petits hommes jaunes ont quelque chose de diabolique, soupire Guiraud.
— Oui, c’est ce qui m’enchante. Car pourquoi hésiter à s’allier avec le Diable, quand on est sûr d’avoir Dieu de son côté ? Et puis, avec sa langue coupée, il ne pourra pas aller raconter grand-chose à grand monde.
— S’il ne sait pas parler, au moins peut-il écrire ! remarque Guiraud.
— Tu n’es décidément qu’un rabat-joie ! lâche Gasquet dans un gémissement de plaisir, en maintenant la tête d’une ribaude contre son bas-ventre.