Après avoir aidé les habitants de Savignac à rentrer leurs blessés et leurs morts sous une pluie torrentielle, Touvenel, Stranieri et Yong ont participé aux efforts déployés pour éteindre les incendies allumés par la Confrérie Blanche. La place est vide, à présent. La pluie a soudainement cessé. L’orage s’est éloigné à l’est, comme s’il courait à la poursuite des assassins ou se plaisait au contraire à leur faire escorte. Stranieri a laissé frère Yong oeuvrer au côté de Constance et de ceux qui connaissent un peu de médecine pour essayer de sauver les blessés qui pouvaient encore l’être. Ils les ont rassemblés dans les maisons épargnées par les flammes. Revenu sur la place, Stranieri parcourt du regard le village. Une bouffée de colère l’envahit devant ce spectacle de désolation : murs noircis, toitures effondrées, portes fracassées.
Pourquoi a-t-il fallu qu’on l’envoie, une fois de plus, être le témoin de telles horreurs ? Innocent III ne pouvait-il pas faire plutôt de lui l’un de ses légats plénipotentiaires, comme ce Pierre de Castelnau qui se contente de parcourir le pays pour y palabrer autour de tables de conférence et y combiner des manoeuvres subtiles à l’ombre de palais ou d’abbayes ? N’a-t-il pas déjà dit vingt fois à Lotario qu’il ne se sentait plus en âge de pratiquer ces missions périlleuses et qu’il fallait laisser la place aux jeunes ? Il repense à l’un de ses élèves, cette brillante recrue au regard si cruel. Comment s’appelle-t-il, déjà ? Vittorio ? Non. Angelico ? Sûrement pas ! Damiano ? Oui, c’est cela, Damiano. Ce garçon aurait été parfait, pour infiltrer la Confrérie Blanche sans états d’âme, peut-être même pour participer à ses expéditions meurtrières et devenir l’ami intime de ce Guillaume de Gasquet. Un peu moins sans doute pour se faire admettre chez les cathares, à cause de son regard. Mais un regard, ça peut se modifier. Non, décidément, cette fois, quand il rentrera au Vatican, Stranieri est décidé à frapper du poing sur la table et à imposer ses conditions. Et si elles ne sont pas acceptées, il s’exilera au fond d’un monastère pour s’y absorber jusqu’à la fin de ses jours dans la prière, la lecture et la méditation. Chrysippe, Héraclite, Épicure chez les Grecs, Cicéron, Épictète chez les Latins, et tous ces auteurs de son pays dont Yong lui a parlé, les Yang Zhu, Zhang Xuecheng ou Zhangzi, il ne rêve que de pouvoir se consacrer entièrement à leur étude. Après tout, se retirer définitivement dans n’importe quel trou du monde vaut mieux que de continuer d’assister au déferlement de sauvagerie dont l’homme est capable, surtout quand elle se réclame – ô comble de la dérision ! – du message de paix du Christ. Et qui sait s’il ne pourrait pas lui-même finir ses jours en laissant derrière lui la trace d’une oeuvre que l’on continuerait de lire et de commenter dans deux, trois siècles, ou même plus ?
À la fois mécontent du pape, de l’Église, de la religion, des hommes et de lui-même, il décide de retourner vers la maison des Paunac. Constance et frère Yong y ont amené les blessés les plus graves.
— Par tous les péchés que j’ai faits, dits ou pensés, je demande pardon à Dieu, à notre Église et à vous tous, chuchote un mourant allongé sur une planche posée sur deux tréteaux, recouverte de drap blanc.
— Par Dieu et par l’Église, que tes péchés te soient pardonnés ! Nous prions Dieu qu’il te les pardonne ! lui répond un grand homme maigre, à la mine sévère, tout de noir vêtu.
Stranieri reconnaît Philippe de Paunac. Le mourant vient à peine de recevoir sa bénédiction qu’il rend son dernier souffle. Paunac passe délicatement sa main sur son visage et lui ferme les yeux. Stranieri cherche Constance et l’aperçoit un peu à l’écart, un bras passé autour des épaules de Yasmina qui sanglote. « Une fois de plus, pense-t-il, cette malheureuse jeune fille vient d’être confrontée à la violence et à la mort par intolérance religieuse. » À l’autre bout de la pièce, il découvre Touvenel et Amaury droits et raides, le visage fermé, la mâchoire crispée. Les bras aux bandages rougis de sang et le visage du chevalier portent les stigmates du rude combat qu’il vient de mener. Amaury, lui, n’a reçu qu’une légère blessure au poignet. « La fortune sourit toujours aux innocents. Mais qu’il y prenne garde, elle ne leur sourit qu’une fois, la première ! » pense encore Stranieri. Au fond de la grande salle, il voit encore trois corps d’hommes et de femmes aux longues tuniques blanches, allongés côte à côte. Tués net lors de l’attaque, ils n’ont pu recevoir le consolamentum de l’Église cathare, se désole Paunac à haute voix. Il ajoute à l’intention des présents :
— Tous ne sont pas de notre Église. N’ayez pas de peine, ne les pleurez pas. Chrétiens, catholiques ou « bons hommes », ils sont morts en innocents, ils pourront donc vivre ensemble dans le vrai monde, celui du Dieu de l’au-delà.
Paunac s’incline respectueusement devant les dépouilles et s’agenouille, imité par tous, à l’exception de Touvenel et de Stranieri. Soudain, la voix du chevalier retentit et trouble de façon incongrue le recueillement de l’assemblée :
— Je le hais, moi, votre Dieu de l’au-delà !
Tous les regards convergent vers lui, affichant leur surprise. Loin de se calmer, Touvenel continue, les yeux vers le plafond :
— Qui que tu sois, où que tu sois, si tu existes, je te hais !
Interdits, hommes et femmes restent muets.
— Ne voyez-vous pas qu’il est notre ennemi à tous ? s’écrie-t-il encore en abaissant le regard vers l’assemblée.
Il se tourne vers Philippe de Paunac et les deux Parfaits qui le secondent.
— Vous parlez d’un Dieu de l’au-delà qui n’aurait rien à voir avec les souffrances de ce monde. Mais qu’y fait-il, dans son au-delà ? Pourquoi se contenterait-il d’assister en spectateur aux atrocités que déclencherait dans notre monde un autre Dieu que lui ? Non, non ! C’est lui et lui seul qui s’acharne sur nous, pour son plaisir !
— Calme-toi, mon frère ! tente de le modérer Paunac en s’avançant vers lui pour lui prendre la main. Nous comprenons ta peine, mais tes invectives et tes blasphèmes ne servent qu’à augmenter ta propre douleur.
Il n’a pas le temps d’en dire plus. Touvenel, hors de lui, se dégage, et se rue vers l’extérieur de la maison. Constance se précipite pour lui barrer le passage. Il est déjà sorti. Sur la place, les yeux braqués vers les premiers rayons de soleil qui pointent au-dessus du chêne foudroyé, il se met à hurler en tirant son épée :
— Il est invisible. Voilà comment il crée son mystère. Il ne veut pas se montrer. Le lâche ! Je hais le mystère de l’invisible. Montre-toi ! Montre-toi donc !
Un moment immobile, attendant une réponse du Ciel qui ne vient pas, il tombe à genoux, non pour une prière, mais comme un homme abattu par le destin. Jetant son épée devant lui, il se prend la tête entre les mains et éclate en sanglots. Les larmes creusent leur sillon sur ses joues à la blancheur cadavérique. Il ne sent plus le sang battre dans ses veines. Il porte la main à la pierre de jade du collier récupéré dans la tombe de Limoux. Encore une fois, comme dans les délires qui l’accablent depuis sa blessure à Constantinople, il sent se refermer autour de lui la ronde d’une danse macabre menée par Esclarmonde. Mais le beau visage de sa femme, si serein et si gai autrefois, s’est ridé, tel celui d’une momie. Les squelettes qui l’accompagnent entrechoquent leurs os en un horrible concert auquel participent Yasmina et Constance. Les sabots des chevaux des hommes en blanc, aux crucifix d’argent, frappent le sol, arrachent les pierres, labourent la terre. Leurs cavaliers vomissent des flots de sang. Les tympans du chevalier éclatent. La croix pourpre tatouée sur son épaule s’ouvre, telle une fleur qui éclot en autant de pétales de sang, et, au-dessus de lui, dans un cri déchirant, l’aigle du blason des Touvenel ouvre ses serres et libère la vipère qui s’enroule autour de son cou.
Le chevalier hurle, frotte furieusement ses yeux, se débat pour sortir de l’envoûtement. Une main secourable l’aide à se redresser, celle d’un homme habillé de noir qui le contemple avec tristesse.
— Il n’y a pas de mystère dans l’invisible, mon frère. Le seul mystère du monde, c’est le visible.
Philippe de Paunac prend sa figure entre ses mains, comme il le ferait pour un enfant. Touvenel, épuisé, se laisse faire.
— Mais où est le visible ? murmure-t-il sans comprendre.
Il voit Constance s’approcher de lui et le serrer dans ses bras. Perdu, il enfouit son visage en larmes contre son ventre, entre les plis de sa tunique, les bras accrochés à ses hanches.
Personne ne semble se poser de questions sur la présence chez les Paunac de Stranieri, ni s’étonner que ce prétendu troubadour soit aussi un virtuose du combat. Les règles de l’hospitalité cathare sont telles qu’elles font déjà de lui un familier de la maison. Ce midi, le père de famille, un coin de serviette sur l’épaule et le pain du dîner enveloppé d’un linge blanc dans la main gauche, prend le temps de terminer la seule prière usitée chez les « bons hommes », un Pater :
— Que j’ai de joie de songer que le ciel où vous êtes doit être un jour ma demeure. Ne refusez pas à vos enfants la nourriture spirituelle et corporelle. Soutenez-nous dans les tentations et dans les maux de cette misérable vie ; mais préservez-nous du péché. Ainsi soit-il.
Tous, autour de la table, s’embrassent avant de s’asseoir sur les bancs. Seul Paunac reste debout à couper le pain en larges tranches. Il prend la première pour lui et distribue les autres dans l’ordre d’ancienneté des convives. Il s’assoit à son tour, devant un simple bouillon chaud ; les autres ont droit aux poissons, aux légumes et au vin. Empreinte de réserve et de dignité, cette assemblée dans la salle commune aux murs noircis par les flammes paraît quasiment irréelle à Stranieri. Mis à part Amaury et Touvenel, il ne sent chez ses participants aucune acrimonie, aucun esprit de vengeance contre les assaillants de la nuit passée.
— Pour vous, l’âme se réincarnerait donc après la mort, dans un corps d’une nature différente ? demande-t-il à Paunac, reprenant une conversation entamée le matin.
— Bien entendu. Elle le fait même toujours dans un corps de nature différente. Vous avez sans doute remarqué Salomon, le maréchal-ferrant du village qui lançait ses brandons sur les assaillants ?
Stranieri hoche la tête affirmativement, Paunac poursuit :
— Il a toujours prétendu avoir été un cheval dans une autre existence. Un jour, m’a-t-il dit, il avait perdu un fer dans la montagne. Eh bien, dernièrement, en passant au même endroit avec son apprenti, il s’en est souvenu et lui a assuré : « C’est par ici que j’ai perdu un fer, au sabot avant gauche, quand j’étais cheval. Il était parti, car les poinçons s’étaient usés, et il ne restait plus qu’un clou pour le tenir. » Ils ont cherché tout autour d’eux, et, bien que la végétation ait changé en une génération, ils ont retrouvé le fer, rouillé, à demi masqué par un bouquet d’épineux. Il y restait bien un seul clou dans le bord extérieur. Salomon a alors enlevé son brodequin du pied gauche et montré à son apprenti une large cicatrice dans la corne de son propre talon.
Stranieri en reste pensif, partagé entre l’amusement et l’incrédulité. Après tout, il est déjà tellement mystérieux d’être né une fois. Pourquoi le serait-il davantage de renaître à plusieurs reprises ? Cette théorie ne lui déplaît pas. Il pourrait même la mettre assez facilement au service de sa propre conception d’un univers qui n’aurait ni début ni fin, mais existerait de toute éternité et serait en perpétuel changement. Un univers dont la substance même constituerait ce que les religions appellent Dieu.
— Et combien de fois devons-nous nous réincarner, d’après votre religion ? demande-t-il à Paunac.
Le Parfait jette quelques morceaux de pain et une noix dans son bouillon avant de répondre :
— Quand vous dites « nous », vous voulez en réalité parler de notre âme. Elle seule est une créature céleste, l’émanation du Dieu bon, une parcelle de substance divine qui a été emprisonnée dans un corps de chair. C’est ce corps qui est une invention diabolique, la création du Dieu mauvais.
— Peut-être, mais, dans ce cas, comment expliquez-vous que ces deux dieux puissent cohabiter ?
— Le Dieu bon règne sur les cieux et a créé les esprits ; le Dieu mauvais règne sur la terre et a créé les choses visibles, parmi lesquelles nous autres humains sous notre forme charnelle. Au moment de leur création, il a été donné pour chaque âme la possibilité de connaître neuf corps. À la dernière réincarnation, la neuvième, l’issue peut être celle d’un bon chrétien avec son passage au Paradis, ou d’un damné avec sa chute dans l’Enfer.
— Si ce sont les âmes qui se sauvent elles-mêmes, vous rejetez donc la venue du Christ sur la terre pour le salut des hommes ?
— La venue du Christ n’est qu’illusion et tromperie, son corps matériel n’a pu être créé que par le Diable. C’est pourquoi nous rejetons la pratique des sacrements, en particulier du baptême et de la communion, comme nous rejetons l’adoration de la Croix.
Stranieri, en se laissant servir un verre de vin par Constance, s’amuse à soupeser les avantages et les inconvénients de cette théorie. À coup sûr, elle offre bien des attraits à tous les insatisfaits de leur sort. Pour commencer, en neutralisant les différences sexuelles, puisque l’homme ayant pu être une femme et la femme un homme, elle annule les inégalités postulées entre ces deux états. Cela met déjà de son côté la moitié de l’espèce humaine, la féminine. Mais elle a un autre avantage, au moins aussi important : en enlevant toute supériorité de naissance, puisque des vilains ou des serfs auront pu être des barons ou des comtes dans une autre vie, Stranieri se dit que les cathares ont inventé là une doctrine à la fois consolante et satisfaisante pour les esprits simples. Rien d’étonnant donc qu’elle bénéficie d’un tel essor dans les couches populaires et parmi les femmes, quelles que soient leurs conditions. Mais attention, pourtant : l’un des préceptes cathares ne fait-il pas directement allusion au caractère satanique de toute société reposant sur la subordination forcée d’un homme à un autre ? C’est là une suggestion bien dangereuse, pense Stranieri. Il se souvient de ces versets qui remarquent que l’empereur commande au roi, le roi au comte, le comte au chevalier, et que chacun s’efforce d’asservir son prochain « comme à la chasse on prend une bête avec une autre bête », un gibier avec un faucon. Les Parfaits étant en principe la dernière incarnation avant le salut de l’âme et son passage au Paradis, une telle prière ne sous-entend-elle pas que les papes, les rois, les juges ou les seigneurs sont les âmes les plus mauvaises ? En tout cas les moins avancées dans la voie du salut ? Et qu’ils appartiennent donc, à moins de s’être érigés en défenseurs des « bons hommes », à la cour de Satan, le prince suprême du monde tangible ?
En s’absorbant dans ses pensées, Stranieri n’a pas suivi les échanges autour de lui. La voix de Touvenel, qui lui ressert à boire, le fait sortir de sa rêverie.
— Eh bien, troubadour, vous n’êtes plus avec nous ?
— Excusez-moi. Je réfléchissais aux conséquences de ce que messire de Paunac venait de me dire.
À l’autre bout de la table, Yasmina, attablée à côté de Constance, fait un geste d’encouragement vers Amaury qui ne cesse de s’agiter sur son banc. Le jeune homme se décide finalement à intervenir.
— Monseigneur, balbutie-t-il en direction de Touvenel, il faut que je vous parle. Oui, il le faut. Je prends sur moi de vous le demander, au nom de tous ceux de notre communauté. Et des gens du bourg aussi.
Philippe de Paunac a levé les yeux de la table, contrarié que son fils ait pu prendre la parole sans la lui avoir demandée.
— Pardonnez-moi si j’ai parlé sans votre autorisation, mon père, mais je ne peux me retenir, ajoute Amaury.
Sans se soucier du regard mécontent que son père lui jette, il revient sur Touvenel.
— Seigneur, nous serons tous massacrés si vous ne nous aidez pas. Et vous, mes frères, déclare-t-il en toisant tout le monde, jusqu’à quand accepterez-vous qu’on vous persécute ? Votre manque de réaction est-il un signe de miséricorde ou n’est-ce que votre lâcheté que vous vous cachez à vous-même ?
Le mot de « lâcheté » fait hausser les sourcils à Paunac. Un murmure de désapprobation parcourt la tablée. Amaury n’en a cure. S’adressant de nouveau à Touvenel, il reprend :
— Sans doute y a-t-il deux Églises : l’une qui possède et écorche, l’autre qui pardonne. Mais nous, jeunes cathares, pensons que le temps de la fuite est révolu et qu’il nous faut des armes et des hommes. Et, quand je dis « des hommes », je pense à des hommes capables de se battre. D’ailleurs, monseigneur, n’avez-vous pas le devoir de protéger le simple peuple qui vit sur vos terres contre les exactions des brigands et des criminels ?
Un silence gêné tombe sur la tablée. Chacun semble redouter que Touvenel réagisse mal à cette apostrophe un rien insolente. Le chevalier, après avoir jeté un regard sur Yasmina dont le visage exprime clairement son soutien à ce qui vient d’être dit, se contente de soupirer :
— Je ne saurais te donner tort, mon garçon. Tu oublies seulement que je n’ai plus ni argent ni hommes d’armes, ni aucun moyen de guerroyer.
— Vous disposez toujours de ce qui est le plus précieux : votre savoir, monseigneur. Apprenez-nous à nous battre !
Touvenel, un instant interloqué, aimerait avoir l’avis de quelqu’un de plus responsable que ce jeune va-t-en-guerre.
— Qu’en pensez-vous, monsieur de Paunac ?
Comme le maître de maison reste muet, Yasmina intervient à sa place.
— Père, ces « bons hommes » qu’on dit hérétiques sont comme mes frères de race et de religion que vous êtes venus tuer quand vous portiez la croix, avant de vous changer et de devenir bon.
Touvenel, touché d’avoir entendu la jeune femme utiliser pour la première fois le mot de « père », lui sourit et murmure :
— C’est bien pourquoi, ma fille, je n’ai plus le goût de défendre une religion contre une autre. Votre Église, dit-il à Paunac, a fini par me convaincre que Satan a réussi à tromper la nôtre en nous imposant pour chef l’Antéchrist.
Stranieri ne peut retenir sa surprise.
— Innocent III, l’Antéchrist !
— « Innocent » ! ricane Touvenel. Innocent de quoi ? N’est-ce pas lui qui a lancé cette croisade monstrueuse qui restera la honte de notre chrétienté pour les siècles des siècles ?
— Pour la honte, je vous l’accorde. Mais vous oubliez que ce sont les Vénitiens qui nous ont trompés. Le pape n’était pour rien dans le détournement de son expédition sur Constantinople. Vous en savez quelque chose, puisque vous y étiez !
— Quelle différence cela fait-il ? Au lieu de mettre à sac Constantinople, nous en aurions fait autant à Jérusalem, vous le savez bien.
Un silence de mort est brusquement tombé sur la tablée.
— Allons ! Buvons, plutôt que de nous disputer ! conclut Touvenel en resservant Stranieri. Cette veillée n’est pas propice aux échanges, mais au recueillement. Pardonnez-nous, monsieur de Paunac ! En vérité, le mal est dans ce besoin qu’ont les catholiques de vouloir à tout prix rendre les autres pareils à eux.
Stranieri vide son verre d’un trait, le repose et murmure :
— Je crains fort qu’un être possédé par une croyance, quelle qu’elle soit, et qui ne chercherait pas à la communiquer aux autres, ne soit une créature inconnue sur cette terre.
Le silence revient dans la salle. Chacun s’absorbe dans ses pensées. Au bout de quelques instants, le chevalier ne peut s’empêcher de reprendre la parole, en marmonnant comme pour lui-même :
— N’importe, il est joli, ce nom d’Innocent ! Un nom plein d’ironie pour un criminel. Convenez qu’il n’y a vraiment que le Malin pour avoir pu l’inspirer.
Stranieri revoit l’accession d’Innocent III au pontificat de Rome, dix ans plus tôt, après un vote mouvementé. Il se souvient des intrigues qu’il a menées en sa faveur au palais du Latran pour discréditer certains candidats qui menaçaient de l’emporter, en acheter d’autres contre la promesse de postes convoités, et mener tambour battant une campagne de rassemblement d’une majorité de cardinaux autour de l’idée de paix universelle. Un bon thème, toujours payant, celui de la paix universelle ! L’homme n’en a jamais trouvé de meilleur pour déclencher les guerres. Stranieri n’était pas encore le chef des services secrets, mais servait de conseiller, de rabatteur et d’inventeur d’idées pour le compte de son ami Lotario. Ce prénom d’Innocent, c’est encore lui qui l’avait suggéré, justement. Il avait trouvé qu’il se mariait admirablement avec l’âge du candidat (l’un des plus jeunes papes, peut-être même le plus jeune que l’Église ait jamais connus), mais aussi avec le thème de « paix universelle » dont il se voulait porteur. Et sans doute était-ce lui qui avait ajouté ce petit rien permettant au dernier moment à son ami de l’emporter. Quoi de plus prometteur, en effet, que de porter sur le Saint-Siège un pape au nom si rassurant ?
Les rêveries de Stranieri sont de nouveau interrompues par la voix d’Amaury.
— Vous ne m’avez pas répondu tout à l’heure, monseigneur. Seriez-vous prêt à nous transmettre votre savoir des armes ?
Touvenel jette un coup d’oeil vers le maître de maison.
— Seulement si votre père le permet.
Amaury, du regard, interroge Philippe de Paunac. Le Parfait considère un long moment son fils, avant de déclarer :
— Tu ne connais même pas l’identité de ceux qui nous ont agressés et tu veux te battre contre eux ?
— Mais, père, s’indigne Amaury, tout le monde sait que cette Confrérie Blanche est formée d’hommes du seigneur de Puech. Le cavalier au crucifix qui les dirige et qui monte avec une jambe plus courte que l’autre est reconnaissable entre mille. Je vous l’ai déjà montré l’autre jour, devant l’église, quand il avait le visage à découvert. C’est ce baron Guiraud, qui est toujours à ses côtés.
— Encore faudrait-il que tu en apportes la preuve.
Et comme Amaury ne répond rien, il ajoute :
— La seule violence qu’autorise notre religion est celle qui permet à un homme de se défendre quand on l’attaque. Te sens-tu capable de te maîtriser et de ne porter de coups que si l’on menace de t’en porter un ?
— Oui, père. Je pense en être capable.
— Et tes camarades, auxquels tu veux apprendre le maniement des armes, le seront-ils ?
— Je ne choisirai que ceux qui m’en paraîtront dignes.
— Serez-vous aussi capables de ne point vous mettre, tant que vous le pourrez, dans le cas de ne pas avoir à vous défendre jusqu’au meurtre ?
— Nous nous y efforcerons, je vous le promets. Mais pas au point de devoir pour cela renier notre religion et embrasser la Croix, comme ces assassins veulent nous y obliger.
— Je ne te le demande pas non plus.
Paunac ferme les yeux, place ses mains devant son visage et semble se recueillir profondément. La tablée, pour respecter sa réflexion, reste silencieuse. Au bout de quelques minutes, il écarte les mains, redresse la tête et s’adresse à Touvenel.
— Chevalier, je vous donne mon accord pour éduquer ces jeunes gens dans votre science des armes, mais de la façon la plus raisonnable qu’il vous semblera possible. Vous avez trop souffert vous-même de ses excès pour ne pas mesurer jusqu’où elle peut entraîner. La nature mauvaise qui nous habite tous est sans cesse à l’oeuvre pour nous pousser au sang et au crime. Qu’ils apprennent donc de vous à se défendre, mais jamais à attaquer. À répondre, mais jamais à provoquer.
— Je m’y efforcerai, messire.
Amaury, heureux, saisit la main de son père et l’embrasse.
— Merci, père. Je saurai être digne de votre confiance. Merci aussi à vous, monseigneur, lance-t-il à Touvenel.
Puis, se tournant vers Stranieri et frère Yong :
— J’ai remarqué, messires, que vous vous battiez vous-mêmes avec un succès redoutable, sans armes et comme en dansant. D’où tenez-vous des techniques de combat aussi curieuses ?
Stranieri échange un regard amusé avec frère Yong, et répond au jeune homme :
— C’est un art que frère Yong m’a appris lorsque nous nous sommes rencontrés. Il repose sur la concentration, l’énergie vitale et l’utilisation de la force de l’adversaire. Nous vous l’apprendrons si vous le voulez, et bien sûr si votre père le permet aussi.
Tous portent leur regard vers Philippe de Paunac, qui acquiesce d’un geste résigné. Stranieri poursuit pour Amaury :
— Malheureusement, frère Yong doit rejoindre pour l’instant l’abbaye de Fontfroide, et je dois moi-même me rendre dans plusieurs châteaux de la région, où l’on m’attend, ici pour célébrer un mariage, là pour participer à une joute, ailleurs pour donner une aubade. Mais, dès que je serai libéré de ces obligations, je vous promets de revenir vous enseigner quelques mouvements de ces danses qui vous ont tant plu.
Le visage d’Amaury s’illumine de bonheur.
— Quant à la preuve que vous cherchez, monsieur de Paunac, j’en ai une, déclare-t-il.
Il sort de son habit une dague et la fait glisser jusqu’au milieu de la table.
— L’homme que j’ai tué avec sa propre épée, et dont ces reîtres ont réussi à emporter le cadavre, a laissé une arme sur le terrain. Je l’ai ramassée. Le blason qu’elle porte gravé sur la lame indique clairement de quelle maison cet homme était le reître.
On fait passer la dague à Philippe de Paunac, qui l’examine et conclut gravement :
— C’est bien le blason de la seigneurie de Puech.