Au cri perçant venu du fond de la nuit, Yasmina en sueur se retourne sur sa paillasse. Un rayon de lune pénètre par l’étroite fenêtre de la grange où elle a aménagé pour Touvenel et elle une demeure provisoire, avant que Macabret ait le temps de leur établir un logement plus décent. Elle s’aperçoit que le chevalier a disparu. À sa place, son épée et son bliaud blanc, frappé de la croix pourpre. Une frayeur la saisit : serait-il encore allé marcher au hasard dans la forêt, en pleine nuit et sans arme, pour ruminer de nouveau des pensées de mort ?
Frissonnante, elle se lève. Depuis des mois qu’elle l’accompagne, elle connaît les angoisses nocturnes du croisé. Poussant la lourde porte de la grange, elle l’aperçoit avec soulagement debout dans la nuit, les yeux fixés sur le ciel et sa pléiade d’étoiles. En s’approchant de lui, à un léger mouvement de sa tête, elle devine qu’il l’a sentie venir. Elle sursaute à un nouvel hululement aigu venu des bois du Val.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ne crains rien, la rassure Touvenel en passant son bras autour de ses épaules. C’est le cri de la Faramine.
— Une femme ? interroge Yasmina en frissonnant.
— Plutôt un animal sauvage, une bête de légende. Ceux qui l’ont vue sans en mourir ont rapporté que son visage était beau et qu’il portait de longs cheveux noirs sur un corps de biche. Un griffon féminin. Une bête de la mort, cruelle et implacable. On raconte qu’elle déchire les hommes qu’elle réussit à entraîner dans les bois, après qu’ils ont fait l’amour avec elle.
Yasmina se blottit un peu plus contre Touvenel. Il la serre affectueusement pour la rassurer.
— Ce sont des légendes. Personne n’a jamais vu cette Faramine. Moi, je ne crois pas qu’elle existe, ajoute-t-il.
Il caresse les cheveux de la jeune femme et lui sourit.
— Et toi, tu es bien là, vivante et douce. C’est tout ce qui compte.
— Jamais je ne dévorerai un homme après l’avoir aimé, essaie-t-elle de plaisanter.
Et elle ajoute, comme à regret :
— Peut-être parce que je n’ai jamais eu l’occasion d’en aimer un.
Il saisit sa main et passe ses doigts maigres et forts entre les siens, paume contre paume, dans une longue étreinte. En la serrant contre lui, le menton posé sur sa tête, les yeux mi-clos vers le ciel, il éprouve pour elle un sentiment d’amour paternel qu’il n’a encore jamais connu. Est-ce parce qu’il a découvert qu’elle s’était présentée pour la première fois ce matin à Constance comme sa fille adoptive ? Il lui montre le ciel.
— Tu vois ces étoiles filantes ? Si tu fais un voeu, avant que celle que tu as choisie se soit éteinte, il se réalisera.
— On dit la même chose aux enfants de mon pays. Alors, je vais faire un voeu. Écoute bien !
— Tais-toi ! l’interrompt-il, en posant sa main sur sa bouche. Prononcé à haute voix ou connu d’un autre, ton voeu ne vaudrait plus rien.
En sentant les lèvres de Yasmina embrasser délicatement l’intérieur de sa main et prononcer quelques mots inaudibles, il détourne le visage pour qu’elle n’aperçoive pas son émotion.
— Il y a d’autres étoiles que celles du ciel, continue-t-il. Regarde.
Il lui désigne à leurs pieds, à un quart de lieue, deux files de lumières qui serpentent par des chemins séparés vers un grand feu. Les flammes d’un brasier déchirent la nuit au sommet d’un promontoire, en éclairant la façade blanche d’un petit bâtiment.
— Le vallon d’Arques et sa chapelle. « Bons hommes » et catholiques s’y rendent pour disputer dans un débat contradictoire, ainsi qu’ils disent. Mais ce feu si intense me fait plus penser à un bûcher qu’à un point de ralliement.
— Et si tu acceptais l’invitation que t’a faite cette femme, Constance de Paunac ? suggère Yasmina.
— Je ne te laisserai pas seule dans cette ruine.
— Avoue que tu rêves de la revoir et que c’est à elle que tu pensais tout à l’heure, au milieu de la nuit.
Touvenel ne sait comment réagir au regard tendrement malicieux que lui lance Yasmina. Un père doit-il accepter de se laisser ainsi moquer par son enfant ? Elle poursuit :
— Allons-y ensemble, je suis curieuse, la nuit me protégera et personne ne pourra deviner la présence d’une infidèle.
— Ne serait-ce pas plutôt toi qui espères y revoir ton jeune cavalier ? raille le Chevalier.
La sentant soudain frissonner, il s’inquiète :
— Tu grelottes ! Tu es malade ? Il faut te reposer.
— Non, je me trouve très bien, lui ment-elle. Je ne me sens pas du tout fatiguée.
Sous la lumière d’un minuscule quartier de lune, sautant d’un rocher à l’autre, accrochant leurs vêtements aux buissons, glissant sur les lauzes à fleur de sol, Touvenel et Yasmina descendent le sentier qui mène à la chapelle. Les hululements de plus en plus présents de la Faramine les escortent. La jeune femme peine à marcher mais elle ne veut pas que Touvenel s’en aperçoive. Elle trébuche sur une racine d’arbre et roule à terre. Au lieu de l’aider à se relever, Touvenel se jette sur elle et la maintient plaquée au sol. Au risque de s’y déchirer la peau, il la force à se glisser dans une ravine, sous un bosquet d’épineux. Il vient d’entendre tout près d’eux un nouveau cri de la Faramine.
Des pas de chevaux, des voix s’approchent. Des hommes en blanc, cagoule rabattue sur la nuque, passent, indécis, cherchant à repérer une présence humaine. Les ont-ils entendus ? Au souvenir de la scène du massacre des « bons hommes », Yasmina, prise de panique, veut s’enfuir. Elle se laisse glisser sous le filet d’eau qui coule au creux de la ravine. Touvenel, de peur de se faire repérer, ne peut que lui donner la main. Il attend, pour la sortir de sa cachette, que les cagoulards blancs se soient éloignés, toujours escortés de ces cris lugubres.
— Ceux de l’autre jour ! murmure Touvenel à Yasmina. Les cris de la Faramine, tu as compris ? Ce sont eux. Ils peuvent ainsi se déplacer la nuit, accompagnés de la peur que la bête inspire, sans crainte de se faire repérer.
Avec d’infinies précautions, ils reprennent leur chemin. Pour cacher ses cheveux et son visage, la jeune femme s’est couverte d’un long drap que Touvenel lui a jeté sur les épaules pour la protéger de la fraîcheur de la nuit. Lorsqu’ils parviennent à la chapelle du vallon d’Arques, le débat est entamé depuis longtemps. Guillaume de Gasquet, flanqué du baron Guiraud et entouré de ses hommes d’armes et de quelques autres nobliaux de la région, trône dans le public, au milieu des deux groupes formés par les cathares et les catholiques.
— Encore ce troubadour ? s’étonne à mi-voix Touvenel, en découvrant derrière Gasquet une silhouette dans la pénombre.
Il remarque à son côté un moine dont le capuchon rabattu empêche de voir le visage. Une brusque recrudescence du feu jette sur ses traits une lueur qui laisse Touvenel distinguer ceux d’un étranger.
— As-tu vu ce moine, là-bas ? demande-t-il à voix basse à Yasmina.
La jeune femme scrute les traits de l’homme, toujours éclairés par les flammes.
— J’ai vu circuler des marchands qui avaient ces yeux fendus et ces visages de lune lorsque j’étais enfant. Ils venaient des pays lointains où le soleil se lève.
— Que peut-il bien faire ici, surtout sous l’habit d’un moine ?
Touvenel continue d’examiner l’assemblée, à la recherche du visage de Constance, tandis que Yasmina scrute de son côté les participants pour y découvrir celui d’Amaury. Le chevalier aperçoit, au milieu du groupe formé par les cathares, Philippe de Paunac en train de discuter avec trois autres hommes en noir, à la mine aussi austère que la sienne.
— Leur père, tu as vu ? souffle-t-il à l’oreille de Yasmina.
En face de Philippe de Paunac et des Parfaits, au sein du groupe des catholiques, un vieillard d’allure fragile, coiffé d’une mitre, s’appuie sur un long bâton terminé par une crosse. Bien que visiblement très las, son regard aigu révèle une énergie hors du commun. Il se soutient de son autre main au bras d’un moine d’une trentaine d’années vêtu de blanc, au visage d’enfant vieilli trop vite et au regard clair. Le jeune moine s’adresse à Philippe de Paunac et aux Parfaits qui lui font face.
— L’évêque d’Osma et moi-même avons longuement parlé. Vous nous avez entendus. Vous-mêmes vous êtes exprimés autant que vous l’avez souhaité. Nous vous avons écouté. Nous avons accepté vos juges. Vous avez accepté les nôtres.
Il leur désigne quatre moines aux robes et capuchons noirs rabattus sur leurs visages fermés.
— Nos frères cisterciens se sont à présent consultés et sont d’avis qu’il n’est pas nécessaire de poursuivre la discussion, mais que nous pouvons en venir tout de suite aux conclusions. En êtes-vous d’avis, vous aussi ?
Yasmina chuchote à Touvenel en lui désignant les cisterciens :
— Ces juges-là me font encore plus peur que leurs Parfaits.
Elle rectifie, à propos du moine vêtu de blanc.
— Lui, par contre, me paraît plus franc.
Touvenel ne peut s’empêcher d’ironiser.
— Dans un monde faux, les hommes qui paraissent francs sont ce qu’il y a de plus trompeur.
Elle lui lance un regard de reproche.
— Je n’aime pas ta dérision.
À nouveau, Touvenel se demande comment doit réagir un père, lorsque son enfant le juge. L’expérience lui semble à la fois nouvelle et bouleversante. Comme il aurait aimé pouvoir en discuter avec Esclarmonde ! Là-bas, Philippe de Paunac finit d’échanger quelques mots avec les Parfaits qui l’entourent, puis se tourne vers le jeune moine.
— Nous en sommes d’avis, frère Dominique. Nous acceptons, comme vous, d’en venir aux conclusions.
L’évêque d’Osma, pour montrer qu’il va parler en simple chrétien, ôte sa mitre et la confie avec sa crosse aux moines cisterciens, puis il ferme les yeux et se concentre, les mains jointes. Il inspire profondément l’air de la nuit, comme pour y puiser piété et inspiration, et fait trois pas en avant. D’un regard acéré, il parcourt le demi-cercle des « bons hommes » en pointant un doigt vers eux :
— Cathares ! Vous avez proclamé que le monde avait deux auteurs, Dieu qui aurait créé l’esprit et les âmes, et le Diable qui aurait créé la matière et le corps. Cette doctrine est à nos yeux une hérésie contraire à tous les dogmes de la sainte Église, d’autant plus redoutable qu’elle conduit à adorer le Diable en cachette, puisqu’il serait le créateur de nos corps. Pour cette raison et parce qu’elle vous conduit à refuser tous les sacrements de notre Église, nous la rejetons et vous sommons de l’abandonner sous peine d’excommunication.
Un murmure de désapprobation monte des rangs des « bons hommes ». Guillaume de Gasquet se lève et crie :
— Ajoutez à cela, monseigneur, que ces impies refusent d’embrasser la sainte Croix.
D’un geste de la main, frère Dominique lui intime l’ordre de rester en dehors du débat et invite Philippe de Paunac à prendre à son tour la parole. Le vieil homme s’avance, bien droit, la tête haute, les bras croisés sur la poitrine. D’une voix douce mais résolue, il s’adresse à l’évêque d’Osma.
— Vos sacrements n’ont à nos yeux aucune valeur. Les voilà, les pièges de Satan, puisque vous faites croire aux hommes que ces rites purement matériels peuvent leur apporter le salut. Mais ni l’eau du baptême ni le pain de l’hostie ne sauraient être les véhicules de l’esprit, puisqu’ils sont matière impure. C’est sacrilège que de vouloir les faire adorer à la place de l’Esprit-Saint.
Des cris montent des rangs des catholiques.
— Anathème ! Anathème !
Frère Dominique lève les bras en croix, le visage apaisant, et se tourne vers son camp pour faire revenir le calme. Le silence se fait. Le moine se tourne vers Philippe de Paunac et lui fait signe de conclure. Le Parfait reprend :
— Le Démon, qui est le prince de ce monde, a si bien détruit l’oeuvre de Jésus qu’une fausse Église s’est substituée à la vraie et a pris le nom de « chrétienne ». Elle n’est en réalité que l’Église du Diable, car la seule qui possède le Saint-Esprit et perpétue l’enseignement des Évangiles, c’est la nôtre, l’Église des vrais croyants.
Le dos tourné à l’assemblée, il rejoint sa place auprès des Parfaits. Tous les regards convergent en direction du jury composé d’un nombre égal de membres des deux parties. Les juges chuchotent entre eux un moment, puis leur porte-parole se lève et s’adresse aux deux orateurs.
— L’avis du jury est que les deux intervenants ont fait part égale et que nous ne pouvons donner l’avantage à aucun d’entre eux.
La sentence est accueillie dans un silence glacial. Soudain, le lugubre cri de la Faramine fait sursauter tout autant les catholiques que les cathares. « Ils sont là, autour de nous, pense Touvenel, prêts à intervenir. Que la dispute se termine à l’avantage des “bons hommes”, et ils n’hésiteront pas à les trucider sur le chemin du retour. » On n’entend plus que le crépitement du feu. L’évêque d’Osma, recoiffé de sa mitre, a du mal à se contenir.
— Plus de deux heures de dispute pour rien ! Que vous faut-il donc, pour vous convaincre ? Quel qu’il soit, vous devez rendre un jugement, nous sommes tous venus ici pour cela.
Les juges décident de se concerter une nouvelle fois. Après d’autres palabres, leur porte-parole s’avance et déclare :
— Le jury propose que chacun des orateurs écrive ses arguments sur un parchemin, et le soumette à l’épreuve du feu.
— L’épreuve du feu ! s’écrient ensemble, incrédules, Paunac et l’évêque d’Osma.
— Si l’un des deux parchemins ne brûle pas, c’est que Dieu lui-même lui aura donné raison, continue le moine.
— Quelle idée stupide et sacrilège ! s’insurge l’évêque, appuyé par une moue dubitative de frère Dominique.
— Je suis de l’avis de l’évêque d’Osma, l’appuie Paunac. Une telle épreuve est infamante pour toutes les religions.
— Demandons son avis à l’assemblée ! tonne tout à coup une voix.
Guillaume de Gasquet s’est levé. Tous le fixent des yeux. Il poursuit :
— Rien ne serait pire que d’être venus ici pour rien. L’épreuve du feu n’est pas autre chose qu’un jugement de Dieu. Pourquoi serait-elle sacrilège ? Si le Seigneur refuse ce jugement, il laissera brûler les deux parchemins. Nul besoin donc de s’en indigner. Je propose que ceux qui approuvent cette épreuve lèvent la main.
Indécis, ceux des deux partis se tournent vers leurs débatteurs, comme s’ils souhaitaient qu’ils en soupèsent le pour et le contre. Mais Gasquet proteste.
— Nous n’allons pas encore perdre du temps en palabres qui ne convainquent personne. Votons plutôt ! Qui est pour l’épreuve du feu ?
Il donne l’exemple en levant la main, aussitôt suivi du baron Guiraud, de ses gardes, du troubadour et du moine au teint jaune. Mais, du côté des autres nobliaux locaux, l’assentiment se fait attendre. Gasquet les interpelle.
— Alors ? Êtes-vous pour ou contre, mes seigneurs ?
Quelques mains timides se lèvent.
— L’avenir de notre Église et de notre société en dépend, insiste-t-il.
Sous son regard, les mains se lèvent peu à peu au-dessus des lueurs des flammes. Des voix, dans le public, réclament, timidement d’abord, puis de plus en plus fort :
— L’épreuve de Dieu ! L’épreuve du feu !
Frère Dominique semble consterné. L’évêque d’Osma adresse une moue de regret à Philippe de Paunac. Celui-ci paraît aussi désolé que l’évêque.
— Nous n’avons pas de parchemin à notre disposition, prétexte-t-il.
— Nous non plus ! enchaîne l’évêque, trop content de l’excuse.
Guillaume de Gasquet interpelle Guiraud assez fort pour que tous puissent l’entendre :
— Baron, montre-leur qu’un chevalier digne de ce nom se doit d’emporter avec lui, dans une telle affaire, ce que les autres oublient.
Sur un signe de Guiraud, deux hommes de garde ouvrent le bagage de leur seigneur et reviennent vers lui avec deux grands sacs de cuir. Ils en sortent écritoires de voyage, encriers, plumes d’oie et rouleaux de parchemin. L’un des moines cisterciens s’approche et échange quelques mots avec Guillaume de Gasquet. Le seigneur se saisit de deux rouleaux et les lui donne. Le moine revient vers les débatteurs et tend l’un d’eux à Philippe de Paunac, l’autre à frère Dominique. On apporte plumes et encriers aux deux hommes. À regret, l’un comme l’autre n’ont plus qu’à couvrir de leurs arguments leur parchemin respectif.
Dans l’assemblée, Stranieri échange avec Yong un regard de satisfaction. Ils sont arrivés à leurs fins. C’est à présent que tout va se jouer. Et si leur invention restait sans effet, cette fois-ci ? Il jette un coup d’oeil vers Guillaume de Gasquet qui le scrute interrogativement. Il sent dans le regard du seigneur une légère inquiétude en même temps qu’une menace. Stranieri se doute que Yong et lui n’ont pas le droit à l’erreur. Il lui répond par une mimique confiante pour le rassurer. Le vrai risque était que le moine cistercien se trompe de parchemin et donne l’ininflammable au parfait au lieu de frère Dominique. Mais Stranieri a fait prévenir le moine que l’un des deux, d’une teinte un peu plus claire, était béni tandis que l’autre, plus foncé, avait été condamné et exorcisé, et qu’il fallait le laisser aux hérétiques.
Admirative, la majorité de l’assistance, qui ne sait pas tracer une lettre, est fascinée par le travail des deux contradicteurs. On n’entend que le crissement des pointes de plumes d’oie sur le grain du parchemin. Stranieri, qui devrait se réjouir d’avoir avancé dans sa mission, se sent curieusement découragé. Ce métier d’espion, qu’il exerce depuis si longtemps au détriment de foules prêtes à se laisser dominer par le premier prêtre, le premier seigneur ou le premier charlatan venu, finit par lui devenir odieux, et jusqu’à un certain point, insupportable. Il n’en tire dans des instants comme celui-ci qu’un sentiment de mépris pour lui-même. Être obligé de patauger ainsi dans la fange, au milieu d’un peuple inculte et crédule ou de seigneurs cupides et criminels, offense quelque chose de très profond en lui. La morale ? Il y a longtemps qu’il n’y croit plus. La justice ? L’équité ? Il ne sait plus ce que ces mots veulent dire. La religion ? Mais il combat justement en son nom.
À la réflexion, c’est plutôt son sens esthétique qui se sent offensé par tant de bêtise et de veulerie. Et c’est cela qui le rend soudain si malheureux, jusque dans ses victoires. Ce qu’il fait n’est pas à la hauteur de ce qu’il aurait souhaité être. Un artiste, un bâtisseur de cathédrales, un homme occupé à une oeuvre d’art véritable, pas à ces petites combinaisons médiocres ou malsaines. Il croit pourtant en son métier, ou plutôt en sa mission. Simplement, il aurait préféré ne s’occuper de négociations, de ruses ou de tromperies qu’à l’encontre de grands criminels d’État, comme les empereurs ou les rois, pas de ces êtres affreux et sans véritable éducation comme ce seigneur de Gasquet ou ces pauvres paysans qu’il n’éprouve même pas de plaisir à tromper.
Quel homme ne ressentirait pas d’amertume à voir sa vraie valeur ainsi rabaissée ? La trivialité de telles missions le laisse chaque fois plus diminué, avec le plus souvent un fort sentiment de frustration. Il faudra qu’il en parle à Lotario, lorsqu’il en aura fini avec cette aventure. Que le pape envoie désormais sa jeune garde d’agents secrets à la rencontre du peuple ou des petits nobliaux, comme il le lui a déjà demandé. Lui, Francesco Stranieri, n’acceptera plus de s’occuper que d’affaires d’importance, comme celles qu’il a traitées par exemple lorsqu’il a empêché le divorce de Philippe Auguste d’avec la reine Ingeburge, ou convaincu Richard Coeur de Lion de céder l’île de Chypre à Guy de Lusignan.
À l’autre bout de l’assemblée, Touvenel et Yasmina en profitent pour s’approcher eux aussi sans trop se découvrir. Le chevalier aperçoit Constance Paunac qui le regarde avec insistance. Elle lui sourit. Il lui répond par un petit salut. Amaury, près de sa soeur, a remarqué leur échange. Il découvre rapidement, à côté de Touvenel, la silhouette de Yasmina. Les deux jeunes gens échangent un regard. Une lueur de désir passe dans leurs yeux. Yasmina, émue, le sent si fort que ses jambes se dérobent sous elle. Elle se retient au bras du chevalier. Touvenel se penche et s’inquiète.
— Tu ne te sens pas bien ? Veux-tu que nous rentrions ?
— Je me sens très bien, au contraire proteste la jeune femme. J’ai simplement glissé.
Touvenel, en suivant la direction du regard de Yasmina, aperçoit à son tour Amaury, et s’amuse intérieurement de l’émoi des deux jeunes gens. Il échange un regard avec Constance, qui semble s’en amuser elle aussi.
Les parchemins couverts de mots, leurs arguments clairement exposés sur le papier, Philippe de Paunac et frère Dominique remettent ensemble leurs mémoires au représentant des juges. Le moine noir, solennellement, déclare qu’il ne peut y toucher de peur de fausser le jugement de Dieu et qu’il convient aux deux contradicteurs de jeter eux-mêmes leur ouvrage dans le feu. Ramassant deux brindilles d’arbre, il leur en présente l’extrémité dans son poing fermé, et leur demande de tirer au sort.
À Paunac échoue la plus courte. À lui donc de commencer. Du regard, il semble interroger les autres Parfaits, comme s’il hésitait encore. Ceux-ci paraissent résignés à laisser s’accomplir ce qu’ils estiment être une absurdité. Paunac roule soigneusement son parchemin et le ficelle d’un ruban arraché à sa tunique, espérant qu’ainsi serré, il pourra noircir sans se consumer entièrement. Puis il le jette au centre du foyer. Les « bons hommes » suivent sans illusion les virevoltes du parchemin au-dessus des flammes. Porté un moment par l’air chaud, le rouleau ne paraît pas vouloir choir dans le brasier. Mais une rumeur de déception parcourt le groupe des cathares : le rouleau chute soudain, et, malgré les précautions prises par Paunac, il n’est bientôt plus qu’une chose informe, noire et racornie, que les braises engloutissent en redoublant d’intensité.
À Dominique, ensuite, d’imiter le geste du cathare. Le moine, procède de la même façon que Paunac. Pour faire bonne mesure, il attache son document avec un chapelet détaché de sa ceinture de corde. « Une protection de plus pour l’enjeu des catholiques », pense Touvenel bien qu’il ne croie pas à toutes ces fadaises.
En suivant la danse du parchemin au-dessus des flammes, Yasmina s’évade un instant dans un rêve porté par sa fièvre. Elle se rappelle le vol des pigeons au-dessus des terrasses blanches, leurs arabesques magiques dans le ciel de son enfance, souhaitant presque que ce rouleau ne tombe jamais dans les flammes. Et son voeu semble s’exaucer : de courants d’air chauds en légers coups de vent, l’objet mène au-dessus du brasier une farandole irréelle que rien ne semble pouvoir arrêter.
Dominique, pourtant peu porté sur les miracles, s’étonne de ce prodige. Gasquet, inquiet, se tourne plusieurs fois vers le troubadour, qui regarde lui-même vers le moine à l’étrange figure, debout près de lui, impassible. Après un temps de suspension étonnamment long, le rouleau de parchemin tombe enfin dans le feu, mais semble résister à la brûlure des flammes autant qu’à l’incandescence des braises. Penchant sur le côté, il se déroule soudain, sort du feu et tombe à plat sur le sol, intact. Une clameur d’incrédulité, puis de satisfaction, parcourt la foule. Hommes et femmes, aussi bien dans le parti des catholiques que dans celui des cathares, tombent à genoux en invoquant la volonté de Dieu.
Touvenel, d’où il est, distingue un signe de connivence entre Guillaume de Gasquet et le troubadour. « Quel secret peuvent-ils donc bien partager ? » s’interroge-t-il.
— Notre-Seigneur nous a fait connaître sa volonté par l’intermédiaire de frère Dominique ! triomphe Gasquet en descendant, les mains gantées, se saisir du document et en le brandissant au-dessus de la tête du moine.
Et il s’écrie, victorieux :
— Dieu a choisi le parti des vrais chrétiens !
Touvenel, incrédule, se tourne vers Yasmina pour connaître sa réaction. Il la découvre tombée à terre, évanouie.