De profundis clamavi ad te, Domine : exaudi vocem meam. Fiant aures tuae intendentes in vocem deprecationis meae…
Les torches brûlent dans la nuit, tenues à bout de bras par un double rang de gardes devant la dépouille mortelle du légat du pape revêtue de ses plus riches habits sacerdotaux or et pourpre. Il gît sur une simple planche de bois posée à même des tréteaux. Les moines noirs, porteurs de chandelles, et les membres de la suite de Castelnau, rassemblés autour du corps, psalmodient à voix basse la prière des morts.
Stranieri, un peu en retrait, la bouche crispée, est le seul à ne pas remuer les lèvres, le seul aussi à ne pas se recueillir. Il regarde sans émotion frère Dominique bénir le corps, tandis qu’un prêtre asperge d’eau bénite le cercle des récitants. Au moment où le goupillon va s’abaisser vers lui, l’espion du pape se dérobe brusquement et quitte la cérémonie mortuaire.
Plus rien ne bouge dans le camp. Catholiques ou cathares, pourchassés par les gardes, ont fui dans la nuit. Stranieri n’accorde qu’une moue de mépris au jeune assassin encordé à un poteau, étroitement encadré par quatre gardes. Malgré l’obscurité, il sent dans les yeux du jeune homme briller les lueurs d’un orgueil imbécile. « Le jour où les certitudes triomphent, l’humanité est décidément perdue sans recours », songe l’espion du pape en s’éloignant.
Toute la nuit, il erre sans but et sans espoir. Au petit jour, à sa grande surprise, il tombe sur Touvenel et Constance, tendrement enlacés près du bras du petit Rhône, savourant ce moment de bonheur avec l’innocence de jeunes amoureux. Cette vision l’émeut. Tous les mouvements de l’individu et de l’humanité ne servent-ils donc qu’à cela, au bout du compte ? Aussi longtemps que la vieillesse ne les a pas diminués jusqu’à n’être plus que des existences quasi minérales, les hommes et les femmes ne cessent de courir à la recherche d’un compagnon ou d’une compagne. À cette constatation, des larmes lui viennent presque aux yeux. Sombrerait-il dans la sensiblerie, avec l’âge, ou Platon serait-il dans le vrai, lorsqu’il raconte que Jupiter, dans les temps où les hommes étaient androgynes, irrité par leur orgueil, les aurait fendus en deux comme des soles, les obligeant à courir inlassablement après leur moitié ?
Avec leur permission, il s’assoit un instant à leur côté sur la berge et regarde le flot descendre vers la mer en songeant que chaque chose porte décidément en elle son contraire. Ainsi, ce bras d’eau à la fois si calme et si puissant peut-il, loin du tumulte du grand fleuve, abriter l’image du bonheur, tandis qu’un désastre inévitable se prépare pour demain, que nul ne pourra désormais arrêter ? À part Dieu, peut-être ? Mais Stranieri ne croit plus qu’il existe quelque part une volonté supérieure à celle des hommes. Pourquoi continue-t-il alors à servir l’Église catholique et romaine ? Un frisson le parcourt, à l’idée que le monde est vide de Dieu. Toutes les espèces, animales, végétales, et même l’espèce humaine, seraient-elles depuis la nuit des temps livrées à elles-mêmes, seules et sans contrôle ? En lutte perpétuelle pour arracher de la griffe, de la dent ou de la pointe d’une épée, un lambeau de vie aux autres ? Même la mousse ou le lierre s’enroulent autour du chêne pour lui sucer la sève. Stranieri a déjà ressenti, en traversant de simples forêts, cette odeur de meurtre ininterrompu qui l’a toujours glacé d’effroi. Il faut un ordre, décidément, pour empêcher le chaos. Et, pour l’instant au moins, qui pourrait le mieux l’assurer qu’un pouvoir spirituel indépendant des passions humaines ? Car il est impossible de faire confiance à la sagesse des hommes, et mieux vaut encore supporter l’autorité d’une Église catholique forte et organisée, même si certains de ses membres sont corrompus, qu’accepter l’anarchie qu’entraînerait le champ libre laissé aux hérésies ou aux luttes de pouvoirs de ces grands fauves jamais repus que sont les empereurs, les rois, les seigneurs, et tous les humains en général. Il en est sûr à présent, Lotario doit penser la même chose que lui.
Il ne peut s’empêcher de parler pour lui-même :
— Innocent III ne pourra accepter le meurtre de son légat sans réagir. On accusera le comte de Toulouse de l’avoir commandité.
Touvenel et Constance l’ont entendu. Ils le regardent, interrogatifs.
— Si tu es un personnage aussi important que tu le parais, pourquoi ne le rejoins-tu pas à Toulouse, comme il te l’a proposé ? suggère le chevalier. Tu pourrais essayer de le convaincre de faire pénitence. Une contrition publique empêcherait peut-être la guerre.
Stranieri n’a pas besoin de réfléchir longtemps pour l’admettre, mais il hoche la tête :
— Il ne l’acceptera jamais. Ce serait reconnaître sa responsabilité. Non, mes amis, je crains que le meurtre de Pierre de Castelnau ne sonne pour longtemps le triomphe d’une vérité unique.
— Laquelle ? demande Constance.
— Je n’en sais rien. Espérons seulement qu’il reste encore une chance que ce ne soit pas aux armes d’en décider.
Comme Touvenel et Constance insistent encore pour une dernière tentative auprès du comte, en vantant son esprit d’ouverture et de conciliation, Stranieri prend sa décision.
— Il faut que je parte. J’ai d’autres chemins à suivre.
— Bien malin qui devinera vers où, s’amuse Constance.
— Pour l’instant, je vais retrouver mon cher Yong. Nous passerons le Rhône avec le cortège du légat et nous le suivrons jusqu’à Beaucaire pour nous protéger des brigands et des routiers.
— Et ensuite ?
— Ensuite ? répète-t-il.
Il fait mine de réfléchir, puis :
— C’est Dieu qui décidera.
Constance et Touvenel ont compris qu’ils ne sauront jamais rien de plus sur leur compagnon. Le chevalier lui donne l’accolade, et Constance l’embrasse.
— Alors, que Dieu te garde, faux moine ou faux troubadour !
Stranieri lève un doigt en l’air.
— Goûtons ces instants de paix, écoutez !
Des maigres buissons qui parsèment les rives sableuses s’échappent des trilles et des pépiements. Les chants d’oiseaux éclatent, se répondent et se multiplient. Au bord du fleuve des colonies d’aigrettes avancent élégamment sur leurs hautes pattes. Un héron prend son envol dans un long déploiement d’ailes, tandis qu’un léger vent porteur d’arômes les enveloppe de sa douceur. Tous trois ferment les yeux, à l’unisson avec une nature qui leur fait oublier un moment le monde des hommes, son bruit et sa fureur. Leurs poitrines se gonflent d’un sentiment de plénitude et la sensation d’un bonheur possible les envahit. Spontanément, de chaque côté de Constance, Touvenel et Stranieri saisissent l’une de ses mains, formant ensemble un maillon d’amitié dont ils souhaiteraient prolonger la durée indéfiniment.
Mais ce bonheur n’est que de courte durée. Un bruit sourd leur fait rouvrir les yeux. Le soleil, à peine levé au-dessus du fleuve, a perdu soudain de son éclat. Une brume jaune voile son cercle. Le grondement se rapproche, toujours plus fort et plus puissant, sans qu’ils puissent en déceler l’origine. Le sol tremble sous leurs pieds et se fendille. Un vent subit soulève des nuages de poussière. Les grains de sable cinglent leurs visages et pénètrent leurs yeux comme autant d’aiguilles. Ils se courbent, puis s’accroupissent pour résister, se perdent de vue, se retrouvent, luttent contre ce souffle maudit dont ils ne savent s’il provient de la terre ou du ciel. Leur chaînon est brisé. Leurs voix se perdent dans la colère de la nature.
Touvenel, à l’aveuglette, parvient à retrouver Constance. Il saisit son poignet et l’attire à lui. Elle se blottit contre sa poitrine. Il la protège du vent. Tous deux voient apparaître une masse sombre et compacte qui accourt vers eux au galop. Une horde de taureaux sauvages vient de passer le bras du Rhône. Les bêtes noires, puissantes et féroces, soulèvent des gerbes de terre et fracassent tout sur leur passage. Leur galop roule sur la plaine et emplit l’espace. Sous leur poids, épineux, ajoncs, bois morts, arbres et enclos sont réduits en poussière. Les animaux courent droit sur eux. Touvenel et Constance distinguent déjà leurs fronts effrayants et leurs mufles monstrueux où mousse la bave.
— Là ! le rocher !
Touvenel tire Constance à lui. Protégé avec elle dans une anfractuosité, perdu dans la tourmente de cette masse sauvage, il croit voir briller des lances au soleil. Cerné par les tourbillons de sable en tornade, au lieu des meuglements, c’est le battement des tambours qu’il entend, les accents guerriers des trompes, les voix qui clament l’appel à la guerre :
C’est une armée merveilleuse et grande
Vingt mille chevaliers armés de toutes pièces
Deux cent mille, et bien plus, vilains et paysans
Et l’on ne compte pas les bourgeois et les clercs
Au-delà de la furie bestiale, il distingue les gonfanons au vent, les étendards dépliés, les glaives au poing, les épées brandies. Dans le sang des bêtes qui s’écornent en se bousculant, il perçoit celui des hommes et des femmes transpercés par les armes et la croix pourpre des croisés
Toute la gent d’Auvergne, et de loin et de près
Bourgogne, France et Limousin
Poitevins et Gascons, Rouergats et Saintongeais
Bannières hautes, en rangs serrés
Dans le nuage de sable qui enveloppe la harde des taureaux noirs du désastre, il devine la fumée des incendies dévorant les champs et les chaumières, les maisons et les châteaux, avec, au milieu d’eux, celle des bûchers allumés pour les hérétiques.
À nouveau, dans l’air immobile, le soleil brille de mille feux au-dessus de la plaine.
— Vivants ! Nous sommes vivants ! s’écrie Constance, les bras au cou de Touvenel. Regarde ! La lumière est revenue.
Le chevalier parcourt des yeux le paysage devenu celui d’une fin du monde ; haut dans le ciel, le soleil éclaire une plaine dévastée. Sols labourés, berges ou arbres, tout n’est plus que désolation. La tornade, en se calmant, a laissé place à un sinistre silence. Maculés de boue, couverts de sable, leurs mains et leur visage égratignés jusqu’au sang, Constance et Touvenel s’étreignent longuement. Le chevalier s’écarte de Constance et cherche autour d’eux.
— Et le moine ?
Plus de trace de celui qui était encore là quelques instants plus tôt. Constance n’aperçoit au loin qu’un point qui s’éloigne vers l’horizon.
— Il nous a quittés comme il est venu, murmure Touvenel. Nous n’en saurons pas davantage sur lui.
Ses doigts se crispent machinalement sur le pendentif accroché à son cou. Sous le soleil, la pierre lui brûle la paume.
— Esclarmonde ! Elle me poursuit encore.
Constance se détourne. Le chevalier le remarque. Il n’hésite pas longtemps pour détacher le pendentif de son cou, contemple une dernière fois la pierre et l’embrasse. S’avançant vers la berge, il lance le bijou dans l’eau redevenue calme. À sa grande surprise, malgré son poids, celui-ci ne coule pas aussitôt, mais flotte au gré du courant et se rapproche de la rive, comme s’il voulait revenir vers son possesseur. Constance plaque la paume de sa main sur les yeux de son amant et l’embrasse farouchement. Un bouillonnement se fait à la surface de l’eau. Entraîné par des tourbillons, le pendentif à la pierre de jade disparaît, ne laissant à la surface qu’un cercle de vaguelettes. Touvenel rouvre les yeux et frissonne. Un vent se lève de nouveau, l’amorce cette fois d’un mistral qui balaiera la région pendant trois, six ou neuf jours, Constance lui caresse tendrement la nuque.
— Ne tremble pas, mon aimé. Le mauvais vent est passé à côté de nous. Des vents, il en existe de toutes sortes. Celui qui rend sec et nerveux, comme celui-ci. Mais aussi le vent du plaisir, qui chauffe la moelle. Et d’autres, de grands vents en liesse, je te promets de te les faire connaître tous.