13.

Ah ! tant croyais-je savoir

D’amour, et tant petit en sais !

Car d’aimer ne puis me tenir

Celle dont tenir j’aimerais

Elle m’a ravi mon coeur et ma raison

Et moi-même et le monde entier

En me laissant désir et coeur d’envie

chante le troubadour en s’accompagnant de son luth.

Et des rires lui répondent. Une musique pas vraiment du goût de Macabret. Rentré du champ sur son âne, il a trouvé sa femme et une demi-douzaine de paysannes réunies en cercle dans la cour de sa ferme autour d’un homme au chapeau de feutre constellé de médailles, qui fait le joli coeur. Il saute de son âne et marche sur le chanteur.

— Holà, troubadour ! Ce n’est point l’heure des chansons, ni le lieu.

L’homme retire son chapeau et le salue bien bas.

— Apprends, l’ami, qu’il n’y a pas d’heure pour chanter, car la vie entière n’est que le chant de Notre-Seigneur.

Cette repartie déclenche le rire des femmes. Encouragé, Stranieri plaque un nouvel accord sur son luth.

Ô Dieu, ô Dieu, cette aube si tôt vient

Dans le jardin où chantent les oiseaux

Belle douce amie, remettons ça un coup

Mais Macabret n’est pas d’humeur à l’écouter.

— On n’a pas d’argent ici, pour les bons à rien de ton espèce. Va-t’en chercher ta pitance ailleurs !

— Rassure-toi, l’ami, je ne cherche pas d’argent. Cette aubade, je l’offre à ces ravissantes, pour le seul plaisir de leurs jolis minois.

Les femmes sourient, visiblement de son parti. Macabret le sent et s’énerve davantage.

— Suffit, l’étranger ! Qu’est-ce que tu veux, au juste ? Est-ce que tu cherches à te moquer de moi ?

Il s’approche du troubadour et, d’une main, le pousse un peu brutalement. Mais Stranieri, sans le moindre effort, résiste à cet assaut et ne bouge pas d’un pouce.

— Holà, tout doux, l’ami ! Je ne cherchais que le seigneur de Touvenel, pas une querelle ! Quelqu’un m’a recommandé à lui, mais je ne l’ai pas trouvé dans les ruines de son château. C’est pourquoi j’ai fait un détour par ta ferme pour me renseigner. Cela te suffit-il ?

Macabret, qui ne tient pas à affronter une nouvelle fois les foudres de son maître, semble se calmer. Stranieri s’en aperçoit et ne résiste pas au plaisir d’une petite provocation.

— Un détour que je ne regrette pas !

Et il caresse la joue rose d’une jeune paysanne qui lui fait les yeux doux. Macabret saisit cette main sacrilège et essaie de lui tordre le bras, mais Stranieri se contorsionne de façon inattendue et se dégage aisément de la prise. Reculant de deux pas, il affronte Macabret.

— Serait-ce ta fille ou ta maîtresse, pour que tu y tiennes tant ?

— Décampe, ou il va t’en cuire !

— Mais tout doux, l’ami, attention ! Les étrangers comme moi ne connaissent pas que des chants d’amour, tu pourrais t’en rendre compte à tes dépens.

Les deux hommes restent un moment face à face, se défiant. L’ironie qu’il sent dans les yeux de Stranieri attise la colère de Macabret, qui ne se contient plus. Arrachant une fourche plantée sur une botte de paille, il la pointe vers le troubadour.

— Si tu ne disparais pas tout de suite, tu vas retrouver celle-là plantée dans ton cul !

Stranieri, abandonnant son luth, s’écarte un peu, puis exécute soudain un curieux pas de danse de gauche à droite, puis de droite à gauche, comme pour désorienter son agresseur ou se moquer de lui davantage. Les femmes rient et applaudissent. Fou de rage, le régisseur charge. Mais Stranieri fait un écart, évite les trois pointes de l’outil, et assène un violent coup du plat de la main dans le dos de son agresseur. Macabret perd l’équilibre et lâche sa fourche. Stranieri la ramasse aussitôt et la pointe sur lui avant qu’il ait eu le temps de se relever.

— Comprends-tu maintenant ce que je te disais à propos des étrangers dans mon genre ? Ils savent aussi chanter la guerre et quelques rodomontades de même acabit, si cela te plaît davantage.

La terre croule partout où je passe

Et il n’est point d’ennemi si hautain qu’il soit

Qui ne me laisse la route ou le sentier

Tant on me craint quand on entend mon pas

Il enfonce légèrement les pointes de la fourche dans le ventre de Macabret. Le régisseur transpire de peur.

— Soyons sérieux, à présent ! Je t’ai posé une question à propos du sieur de Touvenel. Aurais-tu la courtoisie de me répondre ?

Stranieri accentue sa pression. Macabret, d’une voix blanche, répond :

— Vous le trouverez au bourg de Savignac.

— Sois plus précis.

— Chez les Paunac. Je l’y ai mené hier.

— Les Paunac ? Qui sont-ils ?

— Une famille de tailleurs.

— Où logent-ils ?

— Sur la place, en face de l’église.

Stranieri relève sa fourche et dégage l’homme.

— Eh bien, tu vois, l’ami ! N’est-il pas plus simple d’être aimable et poli avec les étrangers ?

Le régisseur se relève. Ne se sentant plus menacé, il ironise :

— Je doute fort que monseigneur de Touvenel soit en état d’entretenir un amuseur près de lui.

Stranieri se retourne, la fourche toujours à la main, le regard noir.

— Qui te permet d’anticiper ainsi sur mes projets ? Et d’abord, sache que je ne suis pas un « amuseur », mais un poète.

Macabret, repris de peur devant l’expression furieuse qu’affiche Stranieri, recule de deux pas. L’espion le fixe un moment, puis il change de visage de nouveau, sourit et lui lance la fourche. Décontenancé, Macabret la rattrape par le manche. Stranieri, ignorant l’arme repassée aux mains de son adversaire, salue galamment les femmes rassemblées en s’inclinant et en leur envoyant des baisers.

— Merci pour votre aimable compagnie, gentes dames. Je reviendrai vous finir ma chanson en plus aimables temps.

Et, ramassant son luth et son archet, il quitte les lieux en chantonnant.

 

Sur les pentes de la garrigue qui mènent au bourg de Savignac, Stranieri s’interroge sur le tour à donner désormais à sa mission. Doit-il ou non aider à accomplir, lors du futur débat à Fontfroide, le crime que projette avec sa complicité le seigneur de Gasquet ? Innocent III lui a demandé clairement de différer le plus possible la guerre qui menace entre catholiques et cathares. Or un attentat à la bombe contre le frère Dominique et l’évêque d’Osma risque au contraire, s’il réussit, de forcer la papauté à s’engager dans une croisade immédiate, comme le souhaite Gasquet. À moins qu’il ne se trompe et qu’un double meurtre aussi abominable, par l’indignation qu’il soulèverait parmi la population, n’aboutisse à la conversion d’une masse considérable de cathares, effrayés que leur religion ait pu aboutir à un tel sacrilège ? Cela ne couperait-il pas du coup l’herbe sous le pied des excités catholiques ? Oui, bien sûr, c’est cela, la vraie, belle et grande idée que vient de lui souffler le Seigneur !

En marchant contre le vent qui s’est levé et l’oblige à maintenir son chapeau d’une main ferme sur son chef, Stranieri pense que la mort de frère Dominique et de l’évêque d’Osma est sans nul doute le prix que l’Église catholique doit payer pour différer la guerre. Encore une fois, comme dans presque toutes les missions qu’Innocent III l’envoie accomplir, il lui faut sacrifier quelques vies humaines pour éviter le déclenchement du massacre collectif. Pour se rassurer, il se dit qu’après tout Dominique et l’évêque d’Osma sont deux admirables chrétiens. Ils iront donc tout droit au Paradis et seront même probablement canonisés. Ce n’est pas une maigre consolation que de se retrouver à la droite du Seigneur et de mériter l’admiration des hommes pour les siècles des siècles !

C’est décidé, il participera à cet attentat. Reste le problème à résoudre, que le seigneur de Gasquet a bien pressenti : il faut qu’un cathare, ou pour le moins un illuminé influencé par leur religion, s’accuse du crime. À la réflexion, il lui semble que trouver un imbécile assez passionné pour se clamer solidaire d’un tel meurtre n’est peut-être pas aussi difficile qu’il y paraît, tant la folie de prêcher est ancrée en l’homme lorsqu’il croit à une idée ou seulement à lui-même. Stranieri pense tenir une possibilité avec ce croisé apparemment revenu de tout, qui, l’autre jour, seul dans la nef de l’église, n’a pas craint de braver les sbires de Gasquet en prenant la défense du paysan qui avait osé tourner en ridicule l’idée de lancer une croisade contre les hérétiques. Peut-être qu’en face d’une lourde menace comme celle d’un holocauste un homme comme celui-là peut se lever et s’accuser pour sauver le plus grand nombre et être le seul à subir le châtiment ? Aussi invraisemblable que cela puisse lui paraître, Stranieri sait que ces sortes d’hommes existent, et celui qu’il a vu oeuvrer l’autre jour en avait bien le profil.

Soudain, comme si le Seigneur lui faisait signe, il aperçoit à quelques dizaines de mètres devant lui, penché sur le sol au milieu des épineux, l’homme auquel il pensait. « Est-ce que je rêve ? » se demande-t-il. C’est bien lui, mais en habit de ville, et plutôt élégant de surcroît. Stranieri s’approche. Le vent empêche l’homme de l’entendre venir. Relevant la tête, il sursaute en le découvrant. Stranieri retire aussitôt son chapeau et le salue. « Essayons d’abord de découvrir s’il est proche des cathares », pense-t-il. Il a pu voir que l’homme venait de libérer un petit lièvre, prisonnier d’un collet de braconnier.

— C’est fort généreux à vous, monseigneur, de libérer ce mammifère, mais ce le serait plus encore si vous mettiez cela à la place, lui dit-il en lui tendant un marc d’argent.

La pièce intrigue Touvenel autant que la demande du troubadour. Comme il se relève en essayant de comprendre, Stranieri s’accroupit pour déposer son obole sous le collet défait, tout en poursuivant :

— S’il est bien de libérer le gibier pris au piège, il est juste aussi de dédommager son chasseur.

— C’est un principe ? demande Touvenel, amusé.

Stranieri se relève.

— Oui, un principe cathare.

Touvenel a une mimique d’étonnement.

— Dois-je comprendre que vous êtes cathare ? Je n’ai pas eu l’occasion de voir souvent des « bons hommes » habillés comme vous l’êtes.

— Vous avez raison. Mon costume est celui d’un troubadour. Les médailles que vous voyez accrochées à mon chapeau sont celles que j’ai gagnées dans des concours.

Les deux hommes fixent le marc d’argent. Et, comme Stranieri affiche un air satisfait, Touvenel conclut, amusé :

— Vous êtes apparemment un homme de principes.

— Non. Mais j’aime les principes.

Tous deux restent de nouveau silencieux quelques instants. « L’homme n’est pas un adepte de la nouvelle religion, pense Stranieri, mais il ne lui est pas défavorable. » Touvenel ramasse une grosse botte de thym qu’il a cueillie et déposée près du collet, puis se redresse :

— C’est bien. Mais je dois vous avouer que je préfère les hommes aux principes. Cela va donc nous séparer.

Puis, s’inclinant :

— J’ai bien l’honneur, messire ! conclut-il en prenant congé d’un signe de tête.

Stranieri le regarde s’éloigner. « Cela vaut-il la peine de poursuivre plus loin avec lui ? » se demande-t-il. L’homme n’est peut-être pas aussi cathare qu’il le faudrait. À coup sûr, il ne partage pas les idées des extrémistes catholiques et possède un grand sens de la justice et de la tolérance, mais cela suffira-t-il à lui faire endosser la faute de toute une communauté ? Peut-être que oui, justement ! N’a-t-il pas été capable de prendre des risques pour sa vie, lorsqu’il a soutenu ce paysan en face d’hommes armés ? Et puis, mieux vaut qu’il ne soit pas un cathare déclaré, si l’on veut éviter les représailles immédiates sur la communauté hérétique. Touvenel a pris une cinquantaine de mètres d’avance. Stranieri court derrière lui et le rattrape.

— Attendez. Accordez-moi quelques instants. Il est si rare de rencontrer sur cette lande quelqu’un avec qui l’on puisse s’entretenir d’autre chose que du temps qu’il fait ou de la qualité du fumier !

Touvenel s’immobilise.

— Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?

— Je m’appelle Lestranger. François Lestranger.

— Et moi, Bertrand de Touvenel.

— Enchanté, messire.

Stranieri prend son temps et sourit ostensiblement.

— Eh bien, messire de Touvenel, pour continuer notre conversation, savez-vous ce que je place, moi, au-dessus des hommes et des principes ?

Touvenel fait non de la tête.

— Ce sont les hommes sans principes.

Touvenel, surpris, ne peut s’empêcher de rire. Content de son effet, Stranieri décroche le sac pendu dans son dos, l’ouvre et en sort une petite gourde de cuir. Il en ôte le bouchon de corne, en hume le contenu avec un air satisfait et la lui tend.

— Si monseigneur veut bien me faire l’honneur de goûter : un grenache, la pervenche de tous les vins. Encore frais malgré le long chemin que je viens de parcourir.

Touvenel hésite, puis se décide.

— Pourquoi pas ? Je ne me suis pas désaltéré depuis l’aube.

S’emparant de la gourde, il la porte au-dessus de lui, bascule la tête en arrière et boit à la régalade, sans qu’aucune goutte ne tombe hors de sa bouche. Satisfait, il s’essuie les lèvres d’un revers de la main et la rend à son propriétaire. Stranieri commence à comprendre un peu mieux comment fonctionne l’homme : il a des idées arrêtées sur toute chose, des habitudes bien à lui, un certain sens de la retenue et une volonté affichée d’honnêteté et de franchise. En gros, il a une haute conscience de lui-même et veut qu’on l’apprécie pour ce qu’il est. « De mieux en mieux, pense Stranieri, le type même de la victime idéale. » Et, affectant un air impressionné :

— Vous ne m’en voudrez pas, monseigneur, mais j’aurais beaucoup de peine à faire de la sorte avec autant d’adresse, répond-il en sortant un gobelet de son sac.

Touvenel sourit. « Il est content de son petit effet, pense Stranieri en se servant à boire. Un atout de plus : le goût d’un certain affichage. Il faudra que je m’en serve. »

 

Après avoir traversé la garrigue, tous deux gravissent la colline pelée de Roquecourbe par un raidillon caillouteux. Le chevalier, malgré ses grandes enjambées, est surpris de constater que son compagnon supporte très bien l’effort. Il accélère encore, pour voir. Mais ce Lestranger le suit et parfois même le dépasse.

Arrivés au sommet, ils décident d’une pause, pour le plaisir et s’assoient.

— Ne nous sommes-nous pas déjà vus quelque part ? demande Touvenel.

— Je viens seulement d’arriver dans le pays, messire.

— J’ai pourtant cru voir quelqu’un comme vous l’autre jour à l’église, lorsqu’un seigneur prêchait contre les cathares à la place du curé qui préférait se cacher.

« Allons bon ! pense Stranieri, il m’aurait donc repéré ? C’est bien ma chance ! » Il tergiverse quelques secondes sur l’attitude à adopter, puis décide de nier pour le moment.

— Peut-être avez-vous vu quelqu’un portant ce genre de chapeau couvert de médailles ? C’est un couvre-chef très habituel, pour les troubadours.

Et, ouvrant sa gourde de vin, il la tend de nouveau à Touvenel. Le chevalier hésite.

— Je ne bois pas autant le matin, d’habitude.

— Auriez-vous fait voeu d’abstinence ?

Touvenel, après avoir hésité à nouveau, reprend la gourde et boit une nouvelle gorgée. Stranieri en fait autant, en se servant toujours de son gobelet, puis il range les deux ustensiles et s’absorbe dans la contemplation du paysage. « Il va falloir que je le teste sur son attachement aux religions et à leurs extrémismes », pense-t-il.

— Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’ai une philosophie de la vie assez simple : je n’ai aucun goût pour l’abstinence et je crains davantage les purs que les corrompus.

— Expliquez-vous.

— C’est très simple. Je sens que vous êtes un homme d’expérience. J’imagine que vous avez donc pu constater que les purs sont presque toujours des fanatiques, aussi bien dans la vie courante que dans les religions.

Touvenel concède :

— Ce n’est pas faux.

— Et si les corrompus ont besoin de luxure et de richesse pour être satisfaits, c’est un moindre mal, car les purs, eux, ne peuvent l’être que par le sang.

Touvenel revoit passer devant ses yeux quelques images de fanatiques appelant au meurtre au nom de la foi, pendant le sac de Constantinople.

— Je sens que vous avez dû beaucoup voyager, soupire-t-il.

— Un peu, en effet.

« C’est encore mieux ! pense Stranieri. Il rejette les fanatismes, d’où qu’ils viennent. Il s’accusera par dégoût de les voir monter de part et d’autre, préférant jouer le rôle de victime expiatoire, pour sauver la communauté de ses débordements sanglants. » Il poursuit :

— Mais il y a plus grave, en ce qui concerne la pureté. C’est que les purs, après avoir été des martyrs, deviennent aisément des persécuteurs.

— Que voulez-vous dire ?

— Que les grands criminels se recrutent le plus souvent parmi les martyrs à qui l’on a oublié de couper la tête.

Le chevalier réfléchit et soupire avec tristesse :

— Ce que vous dites est affreux, mais je crains que vous n’ayez raison. Après ce que j’ai vécu à Constantinople, la montée de ces violences et de ces haines est une chose que je ne pourrais plus supporter. Plutôt que d’y participer, je préférerais mille fois offrir ma propre vie, si elle pouvait arrêter les massacres.

« Et voilà ! triomphe intérieurement Stranieri. Il est bien tel que je le pensais ! J’ai trouvé l’homme qu’il me fallait, généreux, altruiste, incorruptible jusqu’au sacrifice de soi ! »

— Vous êtes noble et courageux, je l’avais deviné, conclut-il.

Touvenel se lève et s’apprête visiblement à le quitter. « Comment faire pour rester en sa compagnie ? » Stranieri se souvient que Macabret lui a dit que le chevalier habitait chez des tailleurs. « Tentons ma chance ! » pense-t-il. Et, portant une main à son fondement au moment où il se lève à son tour, il tire sèchement sur le tissu et pousse un cri.

— Que vous arrive-t-il ? s’étonne Touvenel en se retournant.

— Je viens de déchirer mon pantalon.

Il se tourne et lui montre le fond de son pantalon déchiré, qui laisse voir ses fesses. Touvenel éclate de rire, hésite un instant, puis propose :

— Venez avec moi. Je connais quelqu’un qui peut vous arranger ça.

 

Trempée de sueur sur sa couche, Yasmina délire. Les mots inaudibles ou incohérents qui sortent de sa bouche et sa respiration rauque inquiètent de plus en plus Touvenel.

— Les décoctions que vous lui avez fait boire ne l’ont donc pas soulagée ? s’inquiète-t-il auprès de Constance.

Penchés sur la jeune fille, tous deux la regardent gémir et se battre contre la fièvre maligne qui la torture depuis quatre jours. Touvenel prend sa main dans la sienne et dépose un baiser sur son front. Elle s’accroche à lui, parvient à se redresser et passe ses bras autour de son cou dans une étreinte désespérée. Il tente de la calmer. Elle se laisse retomber et sombre de nouveau dans un sommeil profond. Touvenel se dégage doucement et interroge Constance du regard.

— Il n’y a rien à faire d’autre que de la laisser reposer. Allons dîner. Ce troubadour que vous nous avez amené saura peut-être nous apporter un peu de distraction.

La jeune femme referme les rideaux du lit sur Yasmina et se dirige avec Touvenel vers le son d’un luth qui sort de l’atelier de couture où Stranieri termine de donner une aubade aux ouvrières, pour les remercier d’avoir réparé son habit. Elles l’applaudissent, quand Constance et le chevalier entrent dans la salle.

— Une autre, s’il vous plaît ! Une autre ! lui demande-t-on.

Constance insiste à son tour.

— Chantez-nous donc un chant d’amour, un gai chant d’amour !

Stranieri fait mine de s’étonner.

— Un gai chant d’amour ? L’amour est toujours triste.

— Une histoire d’amour, alors ! demande l’une des petites.

— Je ne veux pas assombrir cette soirée. Les histoires d’amour finissent toujours mal, en général.

— Oh ! non, lui réplique la fille. Il existe des histoires d’amour qui vous promettent une vie entière de bonheur.

Stranieri fait la grimace.

— Une vie entière de bonheur ! Quel ennui ce serait !

Et, clignant de l’oeil à Touvenel et Constance :

— Je gage qu’aucun d’entre nous ne pourrait le supporter.

Constance sourit.

— Le mois dernier, au village, un jongleur de mots est passé. Il avait une très belle chanson qui disait que l’amour n’est pas sacrilège.

Stranieri plaque un accord et enchaîne :

L’amour n’est pas un péché

C’est une vertu qui rend bons les méchants

Et les bons meilleurs encore

Et d’amour vient chasteté

Car qui en amour s’entend

Ne peut plus mal agir

— C’est cela, oui ! approuve Constance, ravie.

Touvenel reste mélancolique à la pensée des mots qu’il vient d’entendre. Lui qui avait retrouvé avec Constance les plaisirs de la chair, la communion de l’esprit et du corps, comprend mal qu’elle se plaise à chanter la chasteté. « Ces paroles voudraient-elles dire pour elle que les corps ne peuvent s’aimer véritablement ? » se demande-t-il. Autre chose le tracasse. Il est de plus en plus troublé par le visage de ce troubadour. Malgré ses dénégations, il est à peu près certain de reconnaître l’homme qui se tenait l’autre jour dans l’église derrière le seigneur de Gasquet.

— Bertrand, à quoi rêvez-vous ? Vous m’entendez ?

Perdu dans ses réflexions, Touvenel s’est à peine rendu compte que Constance, le troubadour et lui étaient passés à table.

— Pardonnez-moi, Constance. J’étais dans l’inquiétude pour ma fille.

— Si elle est dans cet état demain, j’essaierai un emplâtre de férule et de farine d’orge. Il a réussi sur la femme de votre régisseur.

Touvenel hoche la tête, silencieux, sans toucher à son assiette. Il fixe le troubadour, en train de mordre avec un plaisir non dissimulé dans un morceau de pâté. Soudain, n’y tenant plus, il abat sa main droite sur son épaule.

— Allons, baisse ton masque, troubadour, et dis-moi ce que tu es venu chercher ici.

Stranieri se sent soudain pris de doute, face à ce chevalier au regard sombre, aux mains fortes et nerveuses crispées sur le bord de la table. Il se demande si, trop confiant en lui-même, il ne l’a pas considéré à tort comme un grand escogriffe un peu naïf, prêt à gober ce qu’il voulait lui faire entendre. « Méfions-nous ! pense-t-il. Il conviendrait peut-être de le regarder à présent d’un autre oeil. Nous verrons bien ! » Sans perdre son assurance, il échange un regard surpris avec Constance et réplique :

— Monseigneur, ce n’est pas moi qui suis venu ici, vous m’y avez amené.

— Je te l’accorde. Mais c’était bien toi qui étais dans l’église, l’autre jour, en compagnie du seigneur de Gasquet. Et toi encore, qui étais près de lui pendant la dispute théologique entre catholiques et cathares au vallon d’Arques. Avoue que tu n’es pas arrivé par hasard sur moi, aujourd’hui, dans la garrigue.

Stranieri dégage doucement son épaule de la poigne de Touvenel et se demande un instant quelle conduite tenir. Il opte finalement pour reconnaître à demi son mensonge.

— J’étais bien dans l’église, l’autre jour et je vous y ai vu affronter Guillaume de Gasquet et ses hommes. J’ai eu le désir de vous retrouver, c’est vrai, et je suis passé demander à l’un de vos fermiers où vous logiez, mais c’est un hasard si nous nous sommes rencontrés dans la garrigue.

— Pourquoi voulais-tu me retrouver ?

— Pour le plaisir. La curiosité de connaître de plus près quelqu’un comme vous. C’est seulement en faisant l’expérience des autres qu’on peut écrire des chansons.

Touvenel le fixe un long moment avec méfiance.

— Tu as dit t’appeler Lestranger. Quelque chose me fait penser que tu mens.

— C’est pourtant bien mon nom.

— Mais enfin, Bertrand, qu’est-ce qui vous prend ? s’exclame Constance. Laissez notre hôte tranquille.

— Cet homme n’est pas sincère, Constance. Il s’est approché de moi en poursuivant un but que je ne connais pas, mais qui me paraît malhonnête.

— Pourquoi le serait-il ?

— Parce que tout but qui n’ose s’avouer l’est.

— Comment pouvez-vous dire cela, sans avancer d’arguments ?

— Ma vie m’a appris à reconnaître les dangers. Je les sens comme la bête sauvage sent les chasseurs à l’affût.

Et, comme Stranieri se tait :

— Va-t’en, file loin d’ici. Cela m’évitera de faire une bêtise, ordonne-t-il, comme s’il était maître chez lui.

Constance se lève, furieuse.

— Vous ne semblez pas connaître les règles de l’hospitalité cathare. Elles sont sacrées. Il restera chez moi autant qu’il le voudra.

— Constance, vous devez me croire ! assure Touvenel en se levant à son tour.

Ils s’affrontent en silence, sous le regard de Stranieri. Constance se raidit.

— Nous pouvons partager une couche, mais cette demeure reste la mienne et je la dirige comme je veux.

S’adressant à Stranieri, elle ajoute :

— Messire troubadour, les chemins ne sont pas sûrs à cette heure. Vous pouvez passer la nuit dans cette maison. Une servante va s’occuper de préparer votre chambre.

Se rasseyant, sans un regard pour Touvenel, elle poursuit :

— Entre-temps, continuez, s’il vous plaît, de m’égayer de vos belles strophes et jongleries de mots.

Un moment indécis, le chevalier se dirige vers la porte.

— Où allez-vous ? lui lance Constance.

Mais il sort sans un mot.

 

— Vous grognez comme un mauvais âne que vous voulez paraître, s’amuse Constance, en ouvrant grands les rideaux du lit où repose Touvenel encore vêtu de son surcot et de ses chausses. Je vous trouve bien ombrageux, alors que c’est moi qui pourrais m’offusquer.

Devant son silence têtu, elle saisit le bas de sa cotte et la fait passer par-dessus sa tête, dévoilant son corps nu. Elle vient s’allonger contre lui, mais il garde immobilité et silence complets.

— Ah ça, chevalier, faudra-t-il que j’enlève votre bas et votre haut, pour que vous sachiez m’aimer convenablement ?

Se redressant pour s’asseoir, elle lui tire sur ses chausses et poursuit :

— Auriez-vous l’habitude de vous faire dévêtir par les femmes ?

Elle fait glisser ses doigts sur sa peau. À une caresse plus hardie que les autres, il sursaute et étouffe un gémissement. Elle s’en amuse de nouveau.

— Vous m’avez parlé, Bertrand ?

Elle s’allonge sur lui et l’embrasse ardemment. N’y tenant plus, il passe son bras autour de ses reins, la maintient collée à lui et lui rend baiser pour baiser, caresse pour caresse. Ils roulent bord à bord dans le lit, leurs corps, luisants de sueur, s’enroulant l’un autour de l’autre. Elle se cabre soudain sur lui.

— Prends-moi, maintenant ! Comme doit le faire mon homme ! commande-t-elle sauvagement.

Mais il s’est figé et la tient écartée de lui. Étonnée, elle reste un instant immobile, puis se débat au bout de ses bras, pour se rapprocher de lui. Elle lutte, s’agite. L’effort la fait haleter, de rage ou de désir, elle ne sait plus. Touvenel, fermement, un sourire aux lèvres, maintient ses poignets dans ses mains et la garde à distance. De dépit, elle voudrait le mordre.

— Pourquoi te refuses-tu à moi ?

Après un temps de silence et d’immobilité, pendant lequel elle guette ses réactions, il consent à murmurer doucement :

— Dans la chanson de ce troubadour, tout à l’heure, tu semblais aimer le vers qui disait que « d’amour vient chasteté ». Il n’y était pas question d’acte de chair.

La jeune femme passe de la rage au rire.

— Tu n’as rien compris, monseigneur… si je veux bien accepter de t’appeler ainsi. « Chasteté » veut dire fidélité à sa dame. Pas abstinence.

— Tu en es sûre ?

— Comme je suis sûre qu’en amour la courtoisie exige qu’aucun des deux amants ne soit en retard sur l’autre dans son plaisir. Comprends-tu, chevalier ? Et là, je t’attends.

Comme il ne bouge toujours pas, elle déclare :

— Décidément, tu appartiens à ce genre d’homme qui monte plus facilement les chevaux que les femmes. Adieu, alors ! Change de monture.

Elle cherche à libérer ses mains, mais Touvenel la retient toujours. Cette fois, il la fait basculer sur le côté et se couche sur elle, en murmurant à son oreille :

— Allons, ma dame. Je te rejoins. Cavalcadons ensemble.

— Alors éperonne-moi, mon homme ! Ta cavalcade, je la veux.

Leur frénésie amoureuse les submerge. Des bourrasques de sensations les envahissent, comme des vagues de plus en plus puissantes. Elle n’avait plus connu le goût de la chair depuis la mort de son mari. Non que les prétendants lui aient manqué, mais parce que aucun n’avait su la séduire. Et voici qu’un homme qui ne s’est même pas donné la peine de la courtiser a eu raison d’elle ! Une intuition lui dit qu’est enfin arrivé celui qu’elle espérait. Que leurs deux êtres se sont reconnus et vont pouvoir se fondre corps et âme, jusqu’à ne faire qu’un. Un sentiment de plénitude envahit sa poitrine et dilate l’espace autour d’elle, abolissant pour un court moment les frontières du réel.

Et tiennes soient de telles amours dont tu sois

Rayonnante de ravissement, remplie de joie,

glisse à son oreille une voix douce venue d’ailleurs.

Les limites du monde s’élargissent, tandis que leur chevauchée amoureuse les entraîne, à travers des gerbes d’étoiles, vers des rivages auréolés de lumière. Corps et âmes, ils ne font plus qu’un jusqu’à l’inatteignable, « l’essence de la vie » que Touvenel se désespérait de découvrir un jour.