De mon haleine, j’aspire la brise
Que je sens venir de Provence
Tout ce qui vient de là-bas me plaît
Aussi, quand j’en entends dire du bien
J’écoute en souriant et pour un mot
J’en demande cent
Tel est le plaisir que j’en ai
Stranieri se surprend à chantonner cette strophe, bien qu’il ne joue plus son rôle de troubadour. Il a si souvent changé ses apparences et confondu ses personnalités qu’il lui arrive de se demander s’il est toujours moine et s’il s’appelle bien « frère Stranieri », collaborateur privilégié du Saint-Père. Il se plaît décidément de plus en plus dans cette culture occitane, qui le charme par son élégance et son originalité, son érudition et toutes les civilités dans lesquelles baignent l’oeuvre et la vie des troubadours.
Pourtant, la longue colonne de chevaliers qui soulève la poussière de la plaine de Camargue et les chants qui l’accompagnent devraient modérer sa bonne humeur :
Grand guerre fait d’un comte un seigneur
Pour quoi me plaît bien des rois voir la pompe
Qu’ils aient besoin de pieux, cordes et pommeaux
Et soient les tentes dressées pour camper dehors
Ah ! nous rencontrer par milliers et centaines
Qu’après nous on en chante la geste
Et nous avons grande allégresse
Quand en campagne rangés
Nous voyons chevaliers et chevaux armés
Car Raymond VI arrive en grande pompe au camp dressé sur les rives du petit bras du Rhône. Son escorte cavalière de vicomtes et de nobles venus de toute l’Occitanie avec trompes et tambours, bannières, enseignes et penons, produit grand effet. Comme à chacune de ses apparitions publiques, les populations l’acclament, l’assurent de leur amour, lui témoignent leur soutien. Devant lui, les têtes se lèvent, les poings se ferment, les femmes présentent leurs enfants à bout de bras. Partout, ses gens lui réclament aide et protection contre les exactions des intégristes de la foi, la dîme réclamée par les évêques, et toutes les vexations qu’ils considèrent comme une oppression et un viol de leurs âmes. Ils réclament surtout vengeance contre Pierre de Castelnau, le représentant de plus en plus détesté de l’Église de Rome. Cathares ou pas, hommes ou femmes, vieillards ou enfants, tous comptent désormais sur leur seigneur pour vivre comme bon leur semble et surtout chasser les « Latins » du pays.
Au pas lent de sa monture, Raymond VI parcourt le camp afin que tous, ecclésiastiques ou paysans, clercs ou nobliaux, bourgeois ou artisans, puissent juger de sa majesté, de sa puissance et de son autorité. Devant la tente la plus vaste et la plus luxueuse, d’un geste haut de la main, il ordonne à sa troupe de s’arrêter et aux cavaliers de mettre pied à terre. « Il n’est toujours pas temps d’affronter ce seigneur ! » pense Stranieri avec un soupçon d’admiration pour ce comte qui ose ainsi défier le pape et ses envoyés. L’espion de Rome sent bien qu’à la moindre menace contre son peuple, sûr de son soutien, le comte de Toulouse n’hésitera pas à prendre les armes pour le défendre.
Au lieu de la sévère robe de moine qu’il portait un mois plus tôt à Fontfroide, Stranieri s’est plu à revêtir un riche habit ecclésiastique brodé d’or et relevé d’hermine. Ce qui doit avoir lieu ici, à Saint-Gilles, vaut bien en effet qu’il porte un costume à la hauteur de l’événement. Car c’est grâce à son entremise que Raymond VI a accepté de s’entretenir avec Pierre de Castelnau et d’autoriser une ultime controverse sur son territoire entre cathares et catholiques, avec les mêmes participants que ceux qui figuraient à l’abbaye de Fontfroide : frère Dominique et ses moines cisterciens, Philippe de Paunac et ses Parfaits. Seul l’évêque d’Osma, malade et fatigué, a quitté le Languedoc pour rentrer en Aragon.
Bertrand de Touvenel, remis de ses blessures grâce aux soins attentifs de Constance, est venu, habillé lui aussi d’un brillant costume de chevalier, en compagnie de sa dame, pour assister à cet événement qui pourrait être d’une importance capitale pour l’avenir des pays d’Oc. Yasmina a tenu à les suivre avec Amaury. Cette fois, Philippe de Paunac a laissé son fils assister à la joute oratoire, satisfait qu’il lui ait obéi la dernière fois en ne venant pas à Fontfroide et qu’il ait mis un frein à ses instincts de va-t-en-guerre.
Voyant son amant caresser nerveusement le pendentif à la pierre verte qui étincelle au soleil sur le blanc de sa tunique, Constance ne peut s’empêcher de lui demander :
— Vivras-tu toujours dans tes souvenirs, mon ami ?
Et, comme il la regarde d’un air sombre :
— Le passé est mort, c’est d’avenir qu’on va parler ici, celui du monde des vivants.
Se pressant contre lui, elle le prend par l’échancrure de son bliaud et l’attire contre elle.
— Regarde-moi plutôt, chevalier. Je suis la vie, moi ! Et, comme tous nos frères, je crois dans un monde meilleur.
Touvenel finit par lui sourire.
— Je te l’accorde, mon aimée, tu me combles de vie. Mais je sais que l’histoire se répète et je crains que tout ce qui vit soit perpétuellement condamné à la guerre.
Il se souvient d’une déclaration du comte de Toulouse avant son départ pour la dernière croisade : « Quand je revêts mon double grand haubert, et ceins l’épée que m’a donnée mon père, la terre croule partout où je passe. Il n’est point d’ennemi, si hautain soit-il, qui ne me laisse la route ou le sentier, tant on me craint quand on entend mon pas ! » Ces paroles orgueilleuses et si sûres d’elles l’avaient séduit à l’époque. Mais, aujourd’hui, tant d’orgueil face à l’intransigeance de Castelnau ne lui laisse rien présager de bon pour cette entrevue de la dernière chance.
La foule, massée autour de la vaste estrade montée au centre du camp, suit avec attention les représentants des cathares et des catholiques, des Parfaits et des moines, pendant qu’ils s’y rassemblent en bon ordre. Un jury de cinq hommes prend place entre les deux parties. Ils sont chargés d’arbitrer les débats et de juger de la pertinence des arguments de chacun, avant de décider du vainqueur de la joute théologique. Dans un souci de clarté, afin que chacun puisse comprendre, il a été décidé que les débatteurs n’utiliseraient ni citations latines ni mots trop savants, et qu’ils parleraient en langue vulgaire.
Stranieri, au lieu d’assister au débat, se dirige vers la tente de commandement gardée par des hommes d’armes, tandis que Constance et Touvenel rejoignent les rangs des spectateurs. Yasmina, quant à elle, ne s’écarte pas d’un pouce d’Amaury, qui lui semble, malgré de nouvelles recommandations de son père, aussi agité que les jeunes gens de Savignac avec lesquels il est venu.
— Pourquoi regardes-tu cette tente ? s’étonne-t-elle.
— Parce que j’y ai vu pénétrer ce moine, qui s’est dit aussi troubadour. Je le trouve tout à coup bien somptueusement vêtu.
— Et en quoi cela te concerne-t-il ?
— Notre comte y est avec deux de ses chevaliers. C’est un signe qu’il doit se passer des choses d’importance derrière ces murs de toile, des choses qui nous concernent.
— Celles qui nous concernent, mon aimé, vont se passer ici. Il convient de les voir et de les écouter, réplique Yasmina en l’entraînant vers l’estrade.
Le plus âgé des membres du jury se place face au public, à un pas du bord de la tribune, de façon que chacun puisse le voir. Sur un signe de lui, Philippe de Paunac et frère Dominique s’avancent. Le vieil homme tend son bras droit à l’horizontale, le poing fermé sur deux brins de paille qui en dépassent. Frère Dominique et Paunac en tirent chacun un et les lui remettent. Le vieil homme les compare, puis regarde les deux débatteurs.
— Philippe de Paunac, le représentant du camp de ceux qui se nomment cathares, a tiré le plus petit. À lui donc de commencer.
— On veut voir ! crient des voix dans l’assistance.
— Pas de filouterie ! La preuve ! réclament d’autres.
Le vieux sage brandit les deux brins au-dessus de lui et les montre au public.
— À ma main dextre, la plus courte, celle de messire Philippe de Paunac. À aucun moment, je n’ai pu les mélanger.
Un murmure de déception parcourt les rangs des cathares massés derrière les Parfaits, tandis que la joie se lit sur les visages des moines du camp catholique. Tous savent que celui qui avance ses arguments en premier s’expose à la réflexion du second et à une concluante riposte. Le président reprend :
— Les deux parties ont accepté de débattre sur le thème suivant : les Évangiles autorisent-ils le recours à la violence pour extirper le Mal de notre monde ? Je rappelle aux orateurs qu’ils ne doivent pas s’éloigner du sujet choisi pour cette dispute.
Paunac ne prend qu’un instant pour consulter les Parfaits, installés sur le côté gauche, et recueillir leur assentiment. Il se campe bien droit au bord de l’estrade, le regard habité d’une certitude que tout le monde perçoit, et commence d’une voix forte :
— Aucune parole de l’Évangile de Jean ne permet à aucune Église de faire usage de la force dans les affaires de notre bas monde. Aucune, fût-ce même sous le prétexte de combattre Satan et ses leurres. La seule façon de chasser le Mal réside dans l’exemple que donnent aux hommes la vraie piété, la vertu de la parole et l’effet multiplicateur du Bien…
Un murmure d’assentiment parcourt le groupe des cathares et se propage dans le camp des catholiques. Au milieu des siens, frère Dominique, son capuchon rabattu sur la nuque, semble réfléchir. Sans jeter un regard vers ses condisciples, il remue doucement les lèvres comme s’il donnait déjà sa réponse.
— … Certains esprits mauvais nous nomment les « Apôtres de Satan », continue Paunac. Ils condamnent notre hérésie et appellent à notre excommunication. Des dignitaires de l’Église de Rome souhaitent même lancer une guerre sainte contre nous ! Pour notre part, nous considérons toute guerre, même prétendument sainte, comme un piège que le Malin tend aux hommes pour les détacher de Dieu…
Touvenel, à ces mots, échange un sourire avec Constance. Il l’accompagne d’une délicate pression de ses doigts sur son bras et chuchote à son oreille :
— Si seulement un simple argument pouvait éviter les guerres !
Mais son estomac se serre et ses tempes se mettent à battre, lorsque Paunac ajoute :
— … Cela, nous l’avons bien vu dans les horribles massacres de la dernière croisade !
À l’évocation du sac de Constantinople, Touvenel n’entend plus ce que dit l’orateur. Tout se mêle soudain : fracas de la bataille, corps mutilés, incendies, bains de sang. Par Dieu ! Pour le Saint-Sépulcre ! Pour Allah ! Pour Mahomet ! Dieu le veut ! Mort aux hérétiques ! Des silhouettes passent en courant, s’agrippent et se frappent. Des corps tombent, des bouches se tordent dans un rictus de mort. Croisade ! Par le sang du Christ ! Pour Dieu ! Guerre ! Jetons-les au fleuve ! Il se sent perdre connaissance et s’accroche au bras de Constance. Elle se penche sur lui, l’air inquiet. Il regarde bouger les lèvres de sa bien-aimée sans parvenir à dire un mot. Il glisse vers le sol, en battant vainement l’air de ses bras. Il veut se retenir à quelque chose ou quelqu’un, mais un voile noir, tout à coup, s’abat devant ses yeux.
Quand Touvenel reprend ses esprits, il est allongé sur le sol, un peu à l’écart de la foule, la tête appuyée contre la poitrine de Constance. Elle le regarde avec inquiétude. Il essaie de lui sourire et se redresse. Combien de temps est-il resté inconscient ? Des cris, bien réels ceux-là, lui font tourner la tête vers la foule massée devant l’estrade.
— Mort aux chiens de l’hérésie !
— Sus aux Romains perfides !
— Dehors, les corrompus de la fausse religion !
Touvenel s’inquiète auprès de Constance.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Un incident a interrompu les plaidoiries. Un homme est monté sur la tribune avec une massue et a voulu empêcher mon père de parler. Il a été rejeté, mais cela a provoqué ce tumulte.
À l’intérieur de la tente de commandement, Stranieri constate avec déplaisir que les négociations entre Castelnau et Raymond VI ont de nouveau tourné court. Les deux hommes se haïssent trop pour pouvoir seulement s’écouter. Les cris de discorde montant de la foule massée à l’extérieur leur parviennent à eux aussi. Excédé, le légat du pape se lève brusquement.
— Comte, ces « controverses » ne nous mènent à rien. Écoutez-les tous, dehors ! Ces disputes ne servent qu’à nous monter davantage les uns contre les autres. Il faut appeler un chat un chat. Si vous êtes catholique, vous devez condamner l’hérésie. Il n’y a pas à sortir de là.
Raymond VI se lève à son tour et fait face au prélat.
— Jamais je ne m’en prendrai à une partie de mon peuple à cause de ses croyances. C’est l’affaire de votre Église, pas la mienne.
— En tant que légat du pape, je constate donc une fois de plus votre coupable indulgence envers la fausse religion.
— Je suis un bon chrétien, vous le savez. Mais je m’efforce aussi d’être un homme tolérant.
— Quelle tolérance ? Faudrait-il que, au nom de votre tolérance, notre Église rende grâce au Diable et à ses suppôts ?
— C’est décidément plus fort que vous, ironise le comte. Votre tempérament vous pousse toujours à l’invective, au lieu de chercher à comprendre.
— Vous me répétez cela depuis que je suis sur vos terres et que j’essaie d’y ramener la vraie religion.
— Je le répète parce que vous-même ne cessez de proférer des insultes.
— Si vous m’aviez soutenu, il n’y aurait eu de ma part nulle insulte.
— Je ne le crois pas. Chaque homme a son tempérament, et le vôtre vous porte au conflit.
— Pour la dernière fois, comte, vous devez vous soumettre à l’autorité de Rome, qui parle par ma bouche.
— Me soumettre ? Et pourquoi ? Je reconnais à l’Église l’autorité spirituelle, pas la temporelle.
— Dans ce cas, je ne puis lever l’excommunication lancée contre vous. Attendez-vous aussi à ce que le pape vous juge bientôt comme hérétique, avec toutes les conséquences que cela impliquera.
Raymond VI s’étrangle de colère.
— Quelles conséquences ?
— Vous le savez aussi bien que moi.
— Je veux l’entendre de votre bouche.
— La mise en proie de votre domaine.
— Vous oseriez ?
— Le Saint-Père en a le pouvoir. S’il le décide, il me le déléguera, et je la prononcerai sans hésitation.
C’en est trop pour Raymond VI. Il saisit le légat par sa robe et l’attire violemment contre lui. Castelnau ne réagit pas. Il le laisse approcher du sien son visage furieux. Stranieri, sentant que la dispute va dégénérer en rixe, se précipite pour les séparer.
— Allons, messeigneurs ! Allons !
Les deux hommes reprennent conscience de sa présence. Raymond VI fait effort sur lui-même et lâche la robe du prélat.
— Ton intransigeance te perdra, Castelnau.
— C’est une menace, monsieur le comte ?
— Une prédiction, monsieur l’ambassadeur.
Les deux hommes s’affrontent de nouveau du regard. Raymond VI finit par hausser les épaules et par tourner le dos. Le légat jette un regard furieux à Stranieri et lui fait signe de le suivre hors de la tente.
— J’aurais dû me douter que cette tentative était vouée à l’échec, murmure-t-il. Elle n’a servi qu’à nous humilier davantage, et à travers nous, la Sainte Église.
— Notre sainte Église en a vu d’autres, elle saura s’en remettre, réplique Stranieri à voix basse.
En se retrouvant à l’extérieur, les deux hommes se figent devant le spectacle auquel ils sont confrontés. La plus grande confusion règne dans l’assistance massée autour de l’estrade. Des gardes de l’escorte de Castelnau poursuivent des jeunes cathares. Certains d’entre eux leur lancent des pierres. Stranieri aperçoit parmi eux Amaury et quelques énergumènes de Savignac. Partout, on se dispute, on s’empoigne entre catholiques et « bons hommes », sans que ni frère Dominique, ni Philippe de Paunac qui vont d’un groupe à l’autre ne parviennent à calmer les esprits.
Raymond VI sort à son tour de sa tente de commandement :
— Je ne resterai pas un instant de plus, légat ! Je n’ai rien à faire, ni à dire à un homme qui me menace et prétend me dicter la conduite de mon domaine !
Entouré de sa garde personnelle, il se dirige vers son cheval et monte en selle. Stranieri court derrière lui pour essayer de le retenir. Le comte l’arrête d’un geste.
— Toi, l’« envoyé spécial », rejoins-moi à Toulouse, si tu le veux ! Tu me parais moins borné que cet arrogant légat. Peut-être parviendras-tu à m’écouter et à faire comprendre les particularités de ce pays à Innocent III ? Auparavant, vois déjà si tu ne peux pas ramener à la raison ce butor de Castelnau. Et songe à ce que je t’ai proposé.
Tournant bride, aussi fier qu’il est venu, il repart avec son escorte, sous les acclamations des « bons hommes » et des « bonnes femmes », aussitôt suivi des vicomtes, des barons et des nobliaux qui l’accompagnaient. Ce mouvement de départ calme d’un seul coup l’exaltation de la foule et les affrontements. Malgré les bannières qui flottent au vent, les jongleurs de mots se taisent et les musiciens rangent leurs instruments. Stranieri, désappointé, revient vers Castelnau. Le légat, glacial, l’apostrophe :
— Il n’y a vraiment que toi et frère Dominique pour croire encore que ce fourbe pourra un jour se ranger à nos côtés, combattre l’hérésie et faire abjurer leur foi à ces hérétiques !
Il se dirige vers sa tente personnelle et y disparaît. Désemparé, Stranieri regagne l’enclos où frère Yong a garé leur charrette. De dépit, il ramasse une pierre et la jette au loin, puis il ôte ses riches habits, ouvre un coffre et renfile sa robe de moine.
Grâce aux exhortations de Paunac et de frère Dominique, le soir, autour du camp, les tensions se sont calmées, l’ordre est revenu. La majorité des « bons hommes » et des « bonnes femmes », conduits par leurs Parfaits, et la plupart des catholiques avec leurs moines sont repartis sur la route, à bonne distance les uns des autres pour éviter toute confrontation. Yasmina et Constance ont sermonné Amaury et sa bande. Touvenel s’est joint à elles pour essayer de convaincre le jeune homme que le temps était maintenant à la réflexion et au pardon. Qui pourrait prévoir en effet le parti auquel profiterait une explosion ? ont tenté de le persuader les deux femmes.
La lueur des flammes du foyer autour duquel ils sont tous rassemblés fait danser une expression d’anxiété sur le visage de Touvenel. Tandis que Yasmina s’affaire à touiller le ragoût de fèves, de panais et de poissons qui mijote dans une grande marmite, il considère avec inquiétude Amaury, absorbé dans ses réflexions, accroupi entre eux deux, les mains nerveusement croisées comme s’il ne faisait déjà plus partie de leur monde. Soudain, le jeune homme se lève et jette un regard vers les garçons de Savignac réunis autour d’un autre feu, un peu plus loin. Constance s’étonne :
— Où vas-tu ?
— Il faut que je leur parle. Je reviens.
— Tu ne manges pas ?
— Commencez sans moi.
Il s’éloigne. Yasmina échange un regard étonné avec Constance, qui l’encourage d’une mimique à ne pas réagir. La jeune femme darde des yeux mécontents vers son fiancé, assis près des autres jeunes. Elle revient vers sa marmite, goûte une cuillerée du ragoût et déclare qu’il est prêt.
— Benedicite parcite nobis !
Constance récite à mi-voix la seule prière en usage dans la religion cathare, puis coupe la miche et en distribue des tranches à Yasmina et Touvenel. Deux ombres s’insinuent entre eux.
— Nous aimerions bien partager le pain des hérétiques. Accepteriez-vous notre présence ?
Tous trois se retournent. Stranieri se tient devant eux, avec frère Yong. Sur un signe complice de Constance, les deux hommes s’assoient. Constance leur tend une tranche de pain, et leur montre la louche pour qu’ils se servent. Stranieri la prend et puise dans la marmite une portion de ragoût qu’il étend sur le pain de Yong avant d’en faire autant sur le sien.
— À en juger par ta mine, tu n’as pas réussi à faire revenir Castelnau sur son excommunication, constate le chevalier.
— Castelnau est un homme d’un autre temps. Mais je n’ai pas épuisé tous mes moyens. Demain, j’irai rejoindre le comte, à Toulouse. Il me l’a demandé et semble prêt à poursuivre des discussions.
Touvenel le dévisage, intrigué.
— Des discussions, toi ! Mais nous diras-tu enfin qui tu es ? Troubadour ? Moine ? Prélat ? Noble ? Conseiller ? Soldat ? Tu sembles pouvoir librement parler avec tous, petits ou grands, seigneurs ou manants, nobles ou prélats. Tu raisonnes comme un savant, tu te bats comme un guerrier. D’où tiens-tu ces talents ? Qui te protège ?
Stranieri affiche un air modeste, l’oeil malicieux.
— Tu me surestimes grandement, chevalier. Mais je te remercie quand même pour tous ces compliments.
— Cesse de faire des mystères et réponds. Je t’ai vu aussi à l’aise avec Gasquet qu’avec Castelnau ou Raymond VI. Explique-moi comment ils peuvent te tolérer l’un et l’autre et au même moment.
— C’est que je suis sans préjugé, répond Stranieri avec un air moqueur. Vous pouvez le constater, puisque je partage votre nourriture. Cela ne veut pas dire pour autant que je sois adepte de votre religion.
— Tu l’es donc de la catholique, alors ?
— Parfois oui, parfois non. Parfois d’aucune des deux. Parfois seulement plus ou moins. Parfois des deux à la fois.
Touvenel, Constance et Yasmina échangent des regards mi-amusés, mi-agacés.
— Est-ce que tu ne te perds pas un peu, au milieu de tous tes paradoxes ? lui demande Constance.
Le regard ironique de Stranieri s’égare dans les flammes du foyer.
— Cela m’arrive, en effet. Comment l’as-tu deviné ?
— Je ne pourrais pas vivre comme cela, soupire Touvenel.
— J’ai parfois bien du mal moi-même, réplique Stranieri. Mais peut-on se perdre tout à fait, quand on est conduit par la recherche de la vérité ?
Le chevalier s’apprête à le pousser plus loin dans ses retranchements, quand une rumeur leur fait lever la tête et se retourner. Le légat Castelnau vient de sortir de sa tente et considère la foule rassemblée autour des feux. Il semble chercher quelqu’un des yeux. Comme il ne le trouve pas, il appelle au hasard :
— Stranieri ! Stranieri est-il là ?
Stranieri se lève.
— Je suis là, monseigneur.
— Peux-tu me rejoindre ? J’ai à te parler.
Du cercle de jeunes qui entoure Amaury, une pierre vole soudain dans la direction du prélat. Elle rate heureusement sa cible. Castelnau, sans en paraître effrayé le moins du monde, fait face à l’obscurité :
— Voilà bien tout ce que vous savez faire ! Jeter des pierres dans le noir à vos adversaires !
D’autres cris lui répondent :
— Prélat corrompu !
— Fourbe ! Faux prêtre !
Malgré les pierres lancées dans sa direction, Castelnau reste immobile comme une statue, indifférent au danger. Ses gardes s’en mêlent et se précipitent vers les agresseurs. Des coups sont échangés. La bagarre s’étend. Castelnau est soudain atteint à l’épaule. Il titube sous le choc, mais veut se montrer bien droit pour rentrer dans sa tente. Un jeune homme armé d’un pieu se rue alors sur lui. Stranieri l’aperçoit. Il se précipite pour arrêter son geste en criant :
— Non !
Le cri fait se retourner le légat. Le pieu du jeune homme se fiche dans sa poitrine. Castelnau vacille, l’air incrédule et s’écroule dans les bras de Stranieri qui est accouru.