CHAPITRE XI











L’astronef, dissimulé au fond d’une vaste grotte, ressemblait à quelque animal préhistorique dans sa tanière. La pénombre accrochait certains reflets métalliques.

Les habitants de Godthaab, du moins ceux atteints par les ondes biopsychiques, c’est-à-dire une trentaine d’individus, gisaient, écroulés au sol, sur la glace, à trois ou quatre cents mètres du vaisseau de l’espace. Le brouillard artificiel les enveloppait.

Sur un écran, Osteh suivait la scène avec une certaine anxiété. Il avait attendu que l’hélicoptère de Mac Korner eût complètement disparu pour ordonner à Réglus et à Irès de quitter l’astronef.

Les deux Yors s’avançaient maintenant dans le brouillard, et le chargement pourrait commencer. Les ondes porteuses permettaient une opération facile, dépourvue de fatigue, et jamais un habitant de S.03 ne verrait le vaisseau des Yors. Sauf Joe Maubry et Joan Wayle.

Quelque chose, pourtant, inquiétait le chef de la base lunaire et excitait sa curiosité. Joe Maubry se trouvait parmi les « implants » de ce voyage. Pourquoi s’était-il jeté dans la gueule du loup ?

Contrairement à la fois précédente, aucun de ces engins à pales, utilisés par les Terriens, ne survolait la région. On était au milieu de la journée, et rien n’annonçait un guet-apens.

Lorsque les malheureux habitants de Godthaab, des Européens pour la plupart et quelques Esquimaux, eurent embarqué à bord sans le moindre incident, Osteh pria qu’on lui amenât immédiatement Maubry.

Le chef de la base avait reçu un organe vocal, choisi parmi ceux des Sibériens de Verkhoïansk. Son cerveau opéra immédiatement la traduction en américain, puisqu’il conservait assez de facultés télépathiques pour au moins traduire la pensée d’autrui. Mais, ce qu’il ne pouvait plus, c’était imposer sa propre pensée à distance, cela malgré tous ses efforts.

— Je vous ai très rapidement repéré sur l’écran, expliqua-t-il, et j’ai lancé sur vous un faisceau IT.102. Je suppose que vous venez ici dans un but précis.

— Oui, dit Joe. Mais je croyais rencontrer Conor.

— Conor a prouvé, par ses expériences passées, qu’il négligeait certaines précautions indispensables. Je lui ai retiré provisoirement le commandement du vaisseau.

Osteh possédait une voix un peu rauque, mais parfaitement audible. Il insista :

— Vos motifs expliquant votre présence ici.

— Eh bien ! je viens à propos de Héphar.

— Marchandage ? Ne comptez pas que nous cédions. Nous avons décidé de poursuivre notre Plan jusqu’au bout. Vous le savez, il s’agit pour nous d’une question de vie, ou de survie. Nous ne pouvons envisager d’autres alternatives.

— Justement. Croyez-vous qu’il n’existe pas d’autres solutions ?

L’assurance du reporter ébranla l’obstination du Yor.

— Insinuez-vous que vous seriez plus intelligents que nous ?

— Plus intelligents, non. Mais l’emploi d’autres méthodes facilitera peut-être le problème. J’ai quelque chose de très important à vous communiquer, et cela explique que je sois volontairement tombé sous l’influence de l’émetteur IT.102. Je n’ai pas trouvé d’autre solution pour vous joindre.

— Bon. Je vous écoute.

Joe parla longuement et développa le plan qu’il avait conçu, avec l’aide de Climber, de Gord, de toutes les autres bonnes volontés. Osteh semblait très intéressé, mais assez sceptique. Finalement, lorsque le fiancé de Joan eut terminé, le chef de la base se montra intraitable.

— Soit. Je laisse vos chances entières. Mais, en attendant, je vous garderai en otage sur la Lune. Vous vous illusionnez, et si vous avez enlevé Héphar uniquement pour tenter cette expérience, je ne crois pas que vos savants réussiront là où les nôtres ont échoué.

Malgré tout, Maubry restait confiant. Il le prouva en regagnant docilement sa cellule, à bord de l’astronef. Et, lorsque celui-ci s’envola à destination de la Lune, notre ami évoqua seulement le joli visage de Joan, qu’il espérait revoir bientôt…



*

* *



Plusieurs jours passèrent. Sur la Lune, les biochirurgiens de Phodis avaient opéré les malheureux habitants de Godthaab, et une trentaine de nouveaux implants s’ajoutaient aux précédents. Ils étaient conservés dans des chambres froides et des bains spéciaux jusqu’au moment de leur utilisation. Un nouveau vaisseau était attendu, en provenance de Yor, et une nouvelle série de greffes se préparait.

Joe avait obtenu d’Osteh, non sans difficulté, qu’il renonçât momentanément à de nouveaux prélèvements parmi la population terrienne. Conor fut seulement chargé de ramener dans leur région les habitants de Godthaab, désormais privés de leurs organes vocaux.

Puis, un matin, Conor entra en coup de vent dans le laboratoire où travaillait Osteh.

— Venez vite. La tour capte un message de S.03. Je crois que c’est très important.

— Bon. Prévenez Maubry. Je file à la tour.

Joe arriva en même temps que le chef de la base devant le puissant émetteur. Des sons nasillaient d’un haut-parleur. Des lampes clignotaient. Un Yor de service expliqua :

— Nous captons le message depuis une dizaine de minutes, et il est répété inlassablement.

— Oui, par l’intermédiaire d’un satellite de télécommunications, précisa Maubry, haletant. C’était prévu. Sur la Terre, on espère que vous capterez l’appel.

Les Yors se montrèrent attentifs. La voix qui sortait du haut-parleur était celle de John Gord. Elle parvenait sur la lune avec une netteté incroyable, malgré la distance.

— Allô ! J’appelle PZ.27. Je répète. Indicatif PZ.27. J’affirme avoir réussi la mission que m’ont confiée les autorités américaines… Maubry, m’entendez-vous ? Je ne parle pas en direct, mais mon message est retransmis en différé. Maubry, grâce à vous, le monde va peut-être sortir du cauchemar dans lequel le plongerait la situation présente si elle se poursuivait. Si vous n’aviez pas capturé Héphar, nous n’aurions jamais pu parvenir au résultat que nous avons obtenu.

Après un silence, une autre voix succéda à celle de Gord :

— PZ.27 ? Ici, Héphar. J’ai quelque chose de très important à vous apprendre. Quelque chose qui rend le Plan S.03 complètement inutile. Je vous parle en connaissance de cause. Allô ! Osteh ? Conor ? Ecoutez-moi bien. Les Terriens sont prêts à me relâcher.

— Sous quelles conditions ? grommela Conor, méfiant, lançant un coup d’œil inquiet sur le chef de la base. Prétendent-ils que mon Plan ne vaut rien ?

La voix de Héphar coupa les réflexions du biologiste de Phodis.

— PZ.27 ? Que diriez-vous si nous pouvions retourner le plus tôt possible sur Yor ? Pourtant, c’est ce que nous offrent les Terriens, sans contrepartie, malgré le préjudice que nous leur avons déjà causé.

Accouru, Réglus entendit ces dernières paroles.

— Héphar est sous contrôle d’une volonté extérieure, dit-il. Je refuse d’admettre que les savants de S.03, plus arriérés que nous, aient trouvé une solution à notre problème, autre que celle envisagée par le Plan de Conor.

Les Yors restèrent à l’écoute, fébrilement. Puis, après une interruption de plusieurs minutes, la voix de Héphar s’éleva dans l’espace.

— PZ.27. Maintenant, je vous parle en direct, toujours par satellite. J’ai parfaitement capté la pensée de Réglus. Non. Ma volonté m’appartient, et je ne suis sous l’influence de personne. Quant à vous, Conor, je vous affirme que les Terriens ne mettent aucune condition à ma libération. Etes-vous satisfaits ?

Dans la tour dominant la base lunaire, les Yors se regardèrent avec inquiétude. Quelque chose avait soudain changé chez Héphar. Osteh, au comble de l’émotion, balbutia :

— Vous avez entendu ? Il capte nos pensées, à trois cent quatre-vingt mille kilomètres de là ! Prodigieux, non ?

Dès lors, la base connut une animation intense, et la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Le seul qui ne partageait pas cet enthousiasme, peut-être prématuré, était Conor. Effondré sur un siège, il voyait son Plan crouler au moment où le succès confirmait ses espérances.



*

* *



Sur le podium installé au centre de l’immense stadium souterrain de Fairbanks, un stadium brillamment éclairé, chauffé, empli d’une foule évaluée à soixante-quinze mille personnes et des centaines de journalistes venus des quatre coins du monde, Héphar monopolisait naturellement l’attention. Toutes les principales stations de télévision étaient représentées, caméras braquées sur la créature la plus extraordinaire de tous les temps.

Au pied de l’estrade, Joe Maubry, Joan Wayle, Mac Korner, Tolby, affichaient des visages radieux. Micro en main, Joe commentait la manifestation publique, sur des images de Sam.

— Mes chers amis. Hormis les jours de grande compétition, nous n’avions jamais vu autant de monde au stadium de Fairbanks. La foule a répondu « Présent ! » à l’appel lancé par les autorités municipales. Je me trouvais, il y a trois jours, sur la Lune, à la base édifiée par les Yors. Et, il y a trois jours, j’ignorais encore si le cauchemar prendrait fin. Il a pris fin parce que le grand maître du cerveau, le professeur John Gord, a découvert pourquoi les Yors avaient perdu leur pouvoir télépathique, don qu’ils détenaient depuis des temps immémoriaux. Car, en voyant s’émousser graduellement la faculté de s’exprimer par la pensée, les hommes de cette lointaine planète ont vu décliner leur potentiel d’activité. Pour se comprendre, ils furent obligés de créer de toutes pièces un vocabulaire. Ils inventèrent aussi l’écriture, chose qu’ils ignoraient et à laquelle ils s’adaptèrent difficilement. Imaginez que nous, Terriens, perdions l’usage de la parole. De deux choses l’une : ou nous devrions nous exprimer par gestes, ou par écrit. Les Yors préférèrent l’écriture, moyen plus concret pour conserver leurs pensées.

Un homme se hissa sur la tribune, aux côtés de Héphar, imperturbablement immobile, rigide. Une ovation formidable le salua, et Joe glissa hâtivement :

— Mieux que tout autre, le professeur Gord va vous fournir les dernières explications…

Le savant réclama le silence, les bras étendus et, lorsque le bruit de la foule vibrante cessa, il parla :

— Les examens systématiques de l’encéphale et de tout le système nerveux végétatif du Yor présent à mes côtés, des tests extrêmement précis, m’ont appris l’origine de la carence de ses facultés télépathiques. En effet, lorsque je le soumis à des impulsions électriques, son cerveau, je dirai même les milliards de cellules qui composent son cerveau, réagirent en libérant des influx hautement énergétiques. J’avais trouvé par hasard la faille. Un phénomène cosmique priva très probablement les Yors, au niveau des chromosomes, des noyaux cellulaires, de cet influx électrique nécessaire pour qu’ils transmettent leur pensée à de très grandes distances. De ce fait, leur portée télépathique s’amenuisa graduellement. Le reste, vous l’imaginez. Leurs savants ont tout essayé. Vainement. Ignorant l’origine de leur don, ils ne songèrent pas aux stimulations électriques et aux électrochocs. D’ailleurs, les maladies mentales étant inconnues chez eux, ils ne disposent pas d’appareils d’investigation du cortex cérébral. Ils endorment, ils privent de volonté un cerveau, grâce à des appareils complexes, mais ils sont désarmés devant les choses les plus simples. C’est le reflet d’une trop grande civilisation, les machines pensant à leur place. D’ailleurs, cercle vicieux, l’amenuisement de leurs facultés télépathiques amoindrissait en même temps leurs facultés intellectuelles. Alors, dans un ultime sursaut, ils ont pensé à se doter d’un organe de la parole, suppléant ainsi à leur défaillance télépathique. Mais je tiens surtout à insister sur un fait. Sans Joe Maubry, le reporter, nous n’aurions jamais réussi à capturer la créature qui se tient à mes côtés et, par-là même, à découvrir l’origine du fléau terrassant les Yors.

A ce moment, des voix, de plus en plus nombreuses, scandèrent le nom de Joe. Celui-ci dut s’incliner devant la volonté de la foule. Les agents de police eurent fort à faire pour empêcher des admirateurs débordant d’enthousiasme de briser les barrières et d’envahir le podium.

Maubry, sacré vedette mondiale, se trouva gêné, balbutiant, lui qui d’ordinaire pérorait sans cesse au micro. Il prononça quelques mots aimables pour remercier ses supporters et, naturellement, il éluda les honneurs, soulignant que le mérite revenait aux policiers, à Climber, à Gord.

La manifestation achevée, la foule, canalisée, s’écoula vers la sortie. Joe serra la main de Héphar.

— Vous avez été très chic. Vous avez convaincu Osteh, Conor, tous vos compagnons. Vous allez rentrer à Phodis et vous soumettre à des séances de stimulations électriques et d’électrochocs, telles que vous les a enseignées Gord. Lentement, vous vous rééduquerez et vous retrouverez votre bien le plus précieux.

Héphar approuva de la tête. Puis il agita la main en direction de Tolby qui filmait la foule fluctuante. Sam comprit le geste et hurla :

— Merci, Héphar ! Vous m’avez rendu ma voix. Jamais je n’ai reçu d’aussi beau cadeau.

Certes, il subsistait des ombres au tableau. Tous ceux qui avaient perdu leurs organes vocaux ne seraient pas réopérés. Cela exigerait trop de temps, et les Yors montraient beaucoup d’empressement à partir.

Le lendemain, un hélicoptère de la police déposa Héphar auprès de l’igloo construit par Joe et Joan. Le Yor rejoindrait l’astronef venu le chercher. Sur le chemin du retour, Maubry tira une conclusion de cette aventure :

— Vous ne trouvez pas ça épatant, l’entraide interplanétaire ?

Puis, tapant joyeusement sur l’épaule de Tolby :

— Alors, Sam, Héphar ne vous a pas trop abîmé votre voix ?

L’hilarité régna à bord de l’hélico. A Fairbanks, le champagne coula à flots pour fêter les héros du moment. Les coupes s’emplirent.

Joan vint gâcher cette ambiance joyeuse :

— Joe… Robeson t’appelle de Washington.

— Pour m’engueuler, après tout ce que j’ai fait ?

— Non. Pour t’octroyer la journée de repos qu’il t’avait promise.

Maubry pouffa de rire. Au-dehors, indifférents aux problèmes humains et universels, les premiers flocons de neige tombaient lentement, redonnant à la terre un visage nouveau, tout neuf.











FIN