CHAPITRE X
Réglus rejoignit hâtivement l’astronef. Il gravit les échelons métalliques et, lorsqu’il pénétra dans la cabine centrale, il haletait. Jamais il n’avait connu un tel moment d’anxiété, de panique.
— Vite, Conor, décollons !
Il se précipita sur la fermeture automatique du sas. Les écrans extérieurs montrèrent, à travers le brouillard, une multitude de lumières qui approchaient.
Conor enfonça la touche du départ. L’engin tournoya sur lui-même, à vive allure, puis il s’éleva lentement de terre. Il traversa les épais feuillages des arbres, brisant des branches, et se catapulta dans l’espace.
Réglus s’effondra sur un siège.
— Héphar est aux mains des habitants de S.03. ! gémit-il.
— Tu as reconnu Joe Maubry et Joan Wayle, parmi les hommes en combinaisons étanches ? demanda Irès.
— Non. Tout s’est passé rapidement. Nous ne soupçonnions pas la présence proche des Terriens. Brusquement, ils se sont jetés sur nous, et comme ils possèdent une force physique supérieure à la nôtre, nous avons été très vite maîtrisés. Je ne sais pas comment j’ai réussi à m’échapper. J’ai vu Héphar, au sol, maintenu par plusieurs adversaires.
Le promoteur du Plan resta froid, apparemment. En réalité, cet échec le vexait et l’inquiétait. Il n’aurait pas cru que les habitants de S.03 riposteraient aussi énergiquement. Sans aucun doute, Joe Maubry et Joan Wayle dirigeaient les opérations et l’on en revenait toujours à la même obsession. Si Osteh n’avait pas suggéré d’utiliser les deux Terriens, les événements se seraient probablement passés différemment.
— La faute ne vous incombe pas, Réglus. Mais à moi, à moi seul. J’aurais dû prévoir ce qui est arrivé.
— Comment deviner le plan des Terriens ?
— En multipliant les précautions. Notre trop grande facilité d’action nous a conduits jusqu’à l’imprudence. En définitive, nous ne pensons pas aux choses les plus simples, parce que notre esprit, chargé de technique, a oublié la simplicité.
Conor dirigea l’astronef vers la Lune. Lorsqu’il débarqua à la base, avec un demi-chargement d’implants, Osteh comprit immédiatement qu’il se passait quelque chose. D’ailleurs, l’absence de Héphar était flagrante.
— Venez dans mon bureau, Conor.
Celui-ci sentit qu’il perdait de son prestige auprès du chef de la base, et même de ses collaborateurs. Il tenta de redresser la situation, lorsqu’il fut seul avec Osteh.
— Ne m’accablez pas. Tout se déroulait normalement. Comme d’habitude, Réglus et Héphar s’affairaient à placer les sujets endormis sur les ondes porteuses. De l’astronef, nous surveillions la scène, malgré le brouillard émis par nos soins. Mais nous n’avions pas décelé les Terriens.
— Comment sont-ils venus ?
— Sans doute avec leurs engins à pales. A vrai dire, nous avions capté le bruit de leurs moteurs, au-dessus de la forêt.
— Eh bien ? écrivit Osteh d’un air sévère.
— Nous étions en plein chargement. Je n’ai pas renoncé et comment aurais-je pu prévoir que les Terriens attaqueraient au milieu de la nuit ?
Le chef de la base réfléchit, puis :
— Votre astronef est indécelable, c’est un fait. Mais je me demande si les habitants de S.03 ne sont pas parvenus à détecter nos ondes émises par IT.102 ou par BM. 113. Ce qui expliquerait la présence des Terriens aux endroits précis où nous atterrissons. D’autre part, grâce à Joe Maubry et à Joan Wayle, ils savent exactement comment nous procédons. Ce qui leur donne un moyen sûr, efficace, de contrecarrer nos projets. Enfin, nos ondes hypnotiques ne percent pas l’étanchéité de leurs vêtements protecteurs.
— Ils se défendent, c’est normal, dit Conor. Où voyez-vous ma responsabilité ?
— Je ne discute pas vos qualités de savant. Mais vos méthodes et vos tactiques paraissent faibles, et je m’occuperai peut-être moi-même, à l’avenir, des expéditions terrestres. Vous avez déjà laissé échapper les deux Terriens, confiés à votre garde.
Conor baissa la tête, convaincu de sa culpabilité.
— Je suis désolé.
— L’affaire ne serait pas grave en elle-même, souligna Osteh, si Héphar n’était pas tombé entre les mains des habitants de S.03. Nous ignorons le sort réservé à notre collaborateur. De toute manière, les Terriens exécutent un plan établi à l’avance. Que manigancent-ils ?
— Nous le saurons très certainement bientôt. Pour Héphar, ne pourrions-nous tenter quelque chose ?
— J’en doute. N’oublions jamais que les habitants de S.03 disposent d’armes susceptibles de détruire une planète entière. Ils n’oseront pas détruire la Lune, car cela entraînerait des bouleversements géologiques irréversibles sur leur propre monde. Nous sommes supérieurs à eux par notre technique, notre science.
— Pourtant, le Plan doit absolument se poursuivre. C’est l’intérêt primordial de notre race.
— Il se poursuivra, assura le chef de la base. Nous resterons sur la Lune aussi longtemps qu’il le faudra, tant que tous les Yors n’auront pas été dotés d’un organe de la parole. Sous peine de régression, de déchéance.
Il y avait tellement de volonté dans l’attitude de Conor et d’Osteh qu’on se demandait comment Joe Maubry espérait triompher d’aussi redoutables adversaires.
*
* *
Le premier, Joe s’élança vers la silhouette de Réglus qui disparaissait dans le brouillard. Mais il s’égara et, lorsqu’il parvint à l’endroit où les Yors avaient posé leur astronef, il ne découvrit qu’une large trouée verticale à travers les frondaisons, des branches arrachées.
Mac Korner le rejoignit, haletant. La brume se disloquait.
— Ils sont partis ?
— Oui, dit Maubry. Hors de portée.
— Bah ! Nous en avons capturé un. N’est-ce pas l’essentiel ?
Ils revinrent auprès du Yor, sévèrement entouré par les policiers soviétiques. D’ailleurs, Héphar ne cherchait pas à fuir. Il savait que c’était impossible.
Joe s’adressa à lui.
— Conor vous a abandonné, apprit-il avec satisfaction.
— J’en aurais fait autant, si Conor se trouvait dans mon cas. Mais qu’espérez-vous de moi ?
— Vous le saurez, Héphar. Pour le moment, je ne trahis pas le secret. Je vous demande seulement de vous montrer compréhensif, et vous ne risquerez rien. Si vous manifestiez quelque hostilité, vous vous exposeriez à des sévices, car les policiers russes sont de rudes gaillards.
— Je vous promets la plus extrême passivité. D’ailleurs, vous savez très bien que je ne peux pas m’échapper. Vous allez sans doute m’exposer devant vos semblables, comme une bête curieuse.
Joe haussa les épaules pendant qu’Ordamski ordonnait le rapatriement, sur Verkhoïansk, de quelques Sibériens encore sous les effets hypnotiques du rayonnement IT.102 modifié.
— Quel intérêt aurions-nous à vous promener de ville en ville, uniquement parce que votre peau est plus épaisse et plus rouge que la nôtre ? Bien au contraire, je vais vous soustraire à la curiosité générale et vous ramener dans mon pays, ou plus exactement, en Alaska.
Héphar fut hissé avec précaution dans un hélicoptère. Puis, si certains appareils gagnèrent directement Verkhoïansk pour y déposer les rescapés de cette aventure, les autres s’orientèrent vers le sud, vers Irkoutsk, où ils arrivèrent à l’aube.
A l’aéroport international, les Américains prirent congé des Soviétiques, notamment de l’excellent capitaine Ordamski, enchanté de sa collaboration avec ses collègues étrangers. Puis le stratocruiser reprit la route du retour vers l’Alaska.
A Fairbanks, un discret service d’ordre maintenait à distance le personnel et le public habituel de l’aérodrome. D’ailleurs, personne, parmi les badauds, n’était au courant, et lorsque l’engin se posa, la curiosité ne fut pas tellement excitée.
Un fourgon de la police attendait au pied même de la passerelle du stratocruiser, et Héphar passa inaperçu. Mac Komer, Joan Wayle, Maubry et Climber montèrent également dans le fourgon qui, aussitôt, prit la direction de la ville, escorté par des motards.
Au quartier général de la police fédérale, on attendait le précieux visiteur extra-terrestre. Une cellule avait été hâtivement aménagée, et toutes les précautions étaient prises pour que ce pensionnaire inhabituel ne s’échappât pas.
Ces quelques heures mouvementées avaient sérieusement entamé la résistance de nos amis. La fatigue altérait leurs traits. Ils n’avaient pratiquement pas dormi de quarante-huit heures.
— J’ai sommeil, affreusement sommeil, confia Joe. Je vais me reposer. Je ne pense pas que vous ayez des ennuis avec Héphar. Les Yors s’alimentent avec un genre de sirop nutritif vitaminé. Tâchez de lui trouver quelque chose dans ce genre.
Il serra la main de Climber et de Mac Korner.
— Ah ! capitaine… Prévenez John Gord. Qu’il vienne immédiatement. Moins nous perdrons de temps, mieux cela vaudra.
— Le professeur Gord ? répéta Mac Korner en étouffant un bâillement.
— Bien sûr ! C’était prévu au programme, non ? Bonne nuit. Je sens que je ne me ferai pas bercer. Tu viens, Joan ?
Les deux reporters regagnèrent leur hôtel. Mac Korner attira Climber auprès d’un écran de télévision. Il pressa un bouton. L’image montra Héphar, dans sa cellule, allongé sur une couchette. Le Yor paraissait dormir.
— Vous croyez que Gord tirera quelque chose de ce gars-là ? Franchement, je trouve l’optimisme de Maubry exagéré. Gord n’accomplit pas de miracles.
— Sans doute, dit Climber. Ce sera toujours une monnaie d’échange, si nous ne pouvons faire autrement. Mais, comme Joe, j’ai abominablement sommeil. Bonsoir, capitaine.
Resté seul, Mac Korner examina le Yor tout à loisir. Puis il hocha la tête. Ses paupières s’alourdissaient, ses jambes lui pesaient et il décida de rentrer chez lui. Demain, on verrait.
*
* *
John Gord dépassait largement la cinquantaine. C’était un homme assez gros, grand, aux tempes argentées. Il avait acquis une très large notoriété par ses travaux sur le fonctionnement physiologique du cerveau.
Il dirigeait un centre de recherches aux Etats-Unis, et tous les mécanismes extrêmement complexes du cortex cérébral n’étaient pas encore connus. Le problème, très vaste, exigeait des efforts permanents pour un résultat minime. Pas à pas, l’exploration de l’encéphale se poursuivait.
Gord arriva à Fairbanks le lendemain matin. Son ami Climber l’attendait à l’aéroport et, immédiatement, les deux hommes se rendirent au quartier général de la police. Joe Maubry et Joan Wayle se trouvaient déjà sur place, ainsi que Tolby.
Les présentations achevées, Gord grimaça en apercevant la caméra de Tolby. Il se recula, mains tendues en avant.
— La T.V. ? Pas de publicité, je vous en prie.
— Ne vous tracassez pas, professeur, dit Joe, rassurant. Je réserve les images exclusivement pour le Yor. Il en vaut la peine, et la T.V. américaine sera la première au monde à filmer une créature extra-terrestre. Mon patron, Robeson, sautillera d’allégresse sur son fauteuil, et je pourrai lui demander une augmentation.
Mac Korner sourit.
— Exceptionnellement, Maubry, une caméra est autorisée à pénétrer au quartier général. Parce que le Yor a été capturé grâce à vous.
Le capitaine éclaira un écran du circuit intérieur. Héphar parut, debout au milieu de sa cellule, et Gord l’observa avec stupeur.
— Etrange ! Il nous ressemble, et doit posséder des organes analogues. J’ai pris connaissance du rapport de mon ami Climber. Très intéressant.
— Vous venez ? invita Mac Komer.
Le premier, il enfila un long couloir. Climber et Gord le suivirent. Puis, derrière, les reporters. Joan avait son magnétophone à la main, et Joe son micro.
— Chers téléspectateurs, nous pénétrons dans le quartier général de la police, à Fairbanks, exceptionnellement ouvert à notre caméra. Ici, à la cellule 24, est incarcéré Héphar, créature d’un autre monde orbitant à quatre ou cinq années de lumière de la Terre. Cela peut paraître de la science-fiction…
Tolby, caméra braquée à l’épaule, comme un fusil, marchait le dernier, filmant de dos ses camarades, les savants, Mac Komer. Il trimbalait sur les épaules tout un arsenal électronique, nécessité par son appareil portatif. Une courte antenne dépassait de sa nuque et oscillait, très souple, au moindre mouvement.
La petite troupe prit un ascenseur et descendit plusieurs étages. Elle rencontrait souvent des policiers, mitraillette au côté. D’extraordinaires précautions étaient prises pour que le Yor ne puisse s’échapper.
Enfin, Mac Komer arriva devant la cellule 24. Une porte métallique, sans barreaux, surmontée d’une ampoule qui clignotait sans cesse. Si l’ampoule s’éteignait, cela signifiait que la cellule était vide.
Des gardiens se rangèrent de chaque côté du couloir. Un véritable déploiement de force, que Tolby filma à loisir. Puis, électriquement, la porte s’ouvrit. Joe, penché sur son micro, souffla à voix basse :
— Attention ! Ouvrez vos yeux. Ne vous étonnez de rien, car Héphar parle l’américain, avec la voix de notre malheureux caméraman.
Tolby se sentit ému jusqu’aux larmes lorsque le collaborateur de Conor s’adressa aux arrivants. Sa voix, sa propre voix… C’était extrêmement cruel, inhumain. Il dut déployer un effort immense pour ne pas fuir ce lieu maudit.
— Alors, Gord, qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Climber.
— Son cerveau doit probablement s’apparenter au nôtre, ce qui facilitera mon examen et les tests Il me faudra un électro-encéphalogramme.
— On vous amènera l’appareil, assura Mac Korner. Vous comprenez que, pour des raisons de sécurité, nous ne puissions déplacer le prisonnier.
— Eh bien ! dit le physiologiste, nous commencerons sitôt que les préparatifs seront achevés.
— Je suis l’enjeu de vos conciliabules, souligna Héphar. Qu’en résultera-t-il pour moi ?
— Rassurez-vous, expliqua Climber. Le professeur Gord est un spécialiste du cerveau. Il désire étudier le vôtre. J’espère que vous collaborerez avec lui.
Maubry fit signe à Tolby de stopper la caméra. Puis il s’avança vers le Yor.
— Dans votre intérêt, Héphar, dans celui de votre race, de la nôtre, laissez-vous examiner.
— Diable ! Est-ce aussi grave que cela ?
— Oui. Gord se livrera à des tests, sur vous. Des tests peut-être désagréables. Supportez-les, je vous le demande.
— Si je refuse ?
Mac Komer haussa les épaules. Il jeta sur le Yor un regard méprisant, triomphateur.
— Nous aussi, nous savons dompter les volontés.
Joe poussa Tolby au premier rang.
— Vous reconnaissez cet homme, Héphar ?
— Ma foi…
— Vous possédez sa voix.
— Ah ! dit Héphar. Je suis navré.
Sam n’en supporta pas davantage. Il se détourna, quitta la cellule et se mit à courir dans le couloir. Joe le rattrapa.
— Je comprends, Tolby. C’est dur, très dur, cette épreuve. Mais vous n’avez pas voulu que je prenne la caméra. Ne vous découragez pas. Si Gord réussit, je vous promets de faire quelque chose pour vous.
Sam, les yeux voilés de larmes, regarda tristement Maubry. Ses lèvres remuèrent.
— Si, je vous le jure, insista Joe. C’est possible. Car si nous n’avions aucun espoir, alors l’humanité connaîtrait le plus grand désastre de son histoire. Or, personne ne le désire, et nous luttons. Un jour ou l’autre, nous trouverons la solution, quitte à mobiliser tous les savants de la planète.
Il fit claquer ses doigts.
— Caméra, Sam. Et, bon Dieu ! du courage !
Tolby braqua l’objectif sur son collègue qui achevait son reportage.
— Mes chers amis, nous avons dû vous priver de certaines scènes, pénibles. Nous nous en excusons. Ce n’était qu’une intrusion discrète dans le monde des Yors, ces créatures venues du cosmos et contre lesquelles nous entamons un combat pacifique…
Lorsqu’il eut terminé son laïus, Maubry confia son micro à Sam.
— Grouillez-vous d’envoyer la bobine à Robeson.
Le correspondant local tourna les talons. Puis Joe revint vers la cellule 24. Gord palpait les membres de Héphar, assis, passif. Il examinait attentivement chaque pouce de ce corps à la peau épaisse, rouge. Nul doute qu’il arriverait à d’étonnantes conclusions, en attendant le verdict des appareils électriques. Mais quel espoir animait donc Maubry et ses amis ?
*
* *
Le satellite équipé des appareils détecteurs de Climber orbitait toujours autour de la Terre. Or, un jour, il signala au centre d’écoute de Thulé, au Groenland, une onde de fréquence inhabituelle. Climber confirma qu’il s’agissait bien du rayonnement IT.102, émis par les Yors.
A Fairbanks, l’animation régna. Le stratocruiser spécial restait toujours prêt à partir vers n’importe quel point de la planète, étant réquisitionné par la police.
Mac Komer, Joan et Maubry s’embarquèrent pour le Groenland. Le centre de Thulé donna confirmation de la nouvelle et précisa que le pôle émetteur se localisait vers Godthaab, face au détroit de Davis.
Un hélicoptère emmena nos amis vers ce lieu. Il survola la mer, gelée, puis l’épaisse banquise du Groenland. De gigantesques falaises de glace s’élevaient tout au long de la côte, extrêmement découpée, et à la fonte des neiges, au printemps, ces murailles s’effondreraient dans la mer dans un bruit hallucinant, formant ensuite des icebergs, entraînés plus au sud par les eaux.
A l’extérieur régnait une température de moins vingt-cinq. Par bonheur, le vent ne soufflait pas et la visibilité était bonne. Aux abords de Godthaab, Mac Korner et Joan Wayle revêtirent une combinaison antiradiations.
Joe, parfaitement à l’aise dans ses vêtements de fourrure, sourit devant les visages anxieux de ses compagnons.
— Eh bien ! quelles têtes ! On dirait que je cours à un suicide !
— Avez-vous bien réfléchi, Maubry ? soupira Mac Korner. Vous pouvez encore refuser. Il y a une combinaison étanche pour vous.
— Je sais. Mais j’ai pesé le pour, le contre. J’avais établi mon plan et, au départ, vous étiez d’accord. Craqueriez-vous, maintenant ?
Très pâle sous son casque, Joan posa sa main gantée dans celle de son fiancé.
— C’est que, Joe, ta mission comporte des risques. S’il t’arrivait quelque chose…
— Il pourrait m’arriver n’importe quoi, en restant à Fairbanks ou ailleurs ! coupa le reporter, sèchement. Nous ne sommes nulle part à l’abri du rayonnement IT.102. C’est pourquoi je n’appréhende pas l’avenir. D’ailleurs, Héphar se porte garant qu’il ne m’arrivera rien.
— Oh ! Héphar ! douta Joan Wayle. Il ne joue qu’un rôle subalterne, à côté de Conor et surtout d’Osteh.
Joe haussa les épaules. L’hélicoptère survolait un massif montagneux, couvert de glace.
— Est-ce que Gord possède déjà des résultats ? Je n’ai pas eu le temps de m’informer, avant le départ de Fairbanks.
— Héphar doit passer aujourd’hui sous l’électro-encéphalographe, apprit Mac Korner. Il a subi déjà plusieurs tests, notamment des stimulations électriques. Gord reste très réservé.
— S’il échoue ? évoqua la journaliste du Star Tribune, les traits crispés par l’inquiétude.
— Eh bien ! il recommencera jusqu’au succès…
Maubry s’interrompit. Il désigna quelques silhouettes, au sol, se détachant sur la blancheur de la glace. Des hommes, à pied. Il les observa à la jumelle.
— Ce sont eux. Ils subissent l’effet des ondes IT.102. Ils marchent, inconscients, vers l’astronef, dissimulé quelque part dans les montagnes. Je vais me mêler à eux.
Mac Korner, qui pilotait, descendit au ras du sol. Joe pressa sa fiancée dans ses bras, et une certaine émotion l’étreignit. Il précipita la séparation en s’éloignant hâtivement. A cent mètres, il se retourna et agita la main. Puis il avança vers les silhouettes d’hommes, une dizaine, en criant :
— Oooooh !
Personne ne l’entendit et ne redressa la tête. Ils étaient tous hypnotisés, et brusquement, Joe sentit qu’il perdait aussi sa volonté. Les Yors avaient dû le découvrir sur leurs écrans. Mais, avant de sombrer dans la complète inconscience, il eut le temps de voir l’hélicoptère qui s’éloignait vers la mer.
Joan avait les yeux humides.
— Vous croyez qu’il réussira ?
Mac Korner se montra très maladroit :
— Bah ! Au pire, il risque de revenir privé de son organe vocal.
Il s’aperçut que la journaliste éprouvait beaucoup de peine, d’inquiétude. Il se mordit les lèvres et rectifia :
— Allons ! Nous détenons Héphar en échange. Vous devriez avoir confiance. Maubry va devenir célèbre. Pas une seconde il n’a fléchi. Chapeau pour son courage !
Joan se retourna. Là-bas, très loin maintenant sur la neige, les malheureux, psycho-guidés par les Yors, ressemblaient à des fourmis. Des fourmis déjà prises dans une toile d’araignée, et dont elles ne pourraient jamais s’arracher.