CHAPITRE IV











Une voix de femme, aigrelette, surgissait d’un haut-parleur. Attentif, Conor hocha la tête. Il étudiait les intonations, les sons graves, aigus.

Il griffonna sur son ardoise :

— Fréquence M.22 à S.14. Une gamme assez variée, et une possibilité énorme de vocabulaire.

— Alors ? demanda Irès, avec une certaine anxiété.

— Je crois que ce type de langage conviendra parfaitement. Naturellement, il sera nécessaire d’y apporter certaines modifications, certaines retouches, mais les mots d’un tel dialecte suffisent amplement à exprimer une pensée. D’ailleurs, une langue évolue perpétuellement, selon les besoins, et il est possible de créer de nouveaux mots.

Conor se leva du siège qu’il occupait, face au haut-parleur. Il enfonça une touche et, immédiatement, une voix d’homme succéda à la voix féminine :

— Comment ? Vous ne m’entendez pas ? Moi non plus, je ne vous entends pas, mais je perçois parfaitement mes propres paroles. Vous y comprenez quelque chose ? Si ça continue, je deviendrai fou…

Le promoteur du Plan poussa un nouveau bouton. La voix d’homme se tut et le silence s’installa dans l’astronef. Dans leurs appareils d’enregistrement, les Yors disposaient de multiples échantillons de voix humaines. Toutes, ils les étudiaient avec une extrême attention, ils en disséquaient tous les mots, les termes, les lettres, la ponctuation. Certes, ils ne comprenaient pas encore le sens de ce langage, mais c’était justement pour le comprendre qu’ils étaient venus sur Terre, qu’ils mettaient en pratique le Plan conçu par Conor.

Ce dernier quitta la cabine centrale, enfila un couloir, descendit un escalier métallique, en colimaçon, et pénétra dans un laboratoire. Héphar se trouvait assis au centre du labo, immobile, face à une boule hérissée d’antennes. Ces antennes grésillaient légèrement et lançaient même des étincelles multicolores. Une curieuse odeur d’ozone prenait aux narines.

— Eh bien ? écrivit Conor.

— Je suis environné par un champ magnétique, expliqua Héphar. Je capte parfaitement la voix d’un habitant de S.03. Une créature de sexe masculin… Percevez-vous quelque chose, Conor ?

— Non, dit celui-ci. Ça prouve l’étanchéité parfaite des champs magnétiques, et la qualité exceptionnelle de notre matériel. De toute manière, je crois qu’il nous sera possible, très bientôt, de comprendre les habitants de S.03.

— Coupez le champ, demanda Héphar. L’expérience à laquelle je me livre depuis plusieurs minutes paraît concluante. Nous pouvons capter directement les sons, sans même les enregistrer au préalable.

Conor s’approcha d’un tableau de commandes et releva un disjoncteur. Héphar quitta son siège et écrivit :

— La mise au point d’un traducteur se révèle-t-elle indispensable ?

— Je ne crois pas. Tant mieux, parce que nous gagnerons un temps précieux. Nos facultés télépathiques, du moins ce qui nous en reste, devraient nous permettre de traduire instantanément n’importe quel dialecte. Malheureusement, ces facultés se sont tellement émoussées que l’opération de reconversion exige une certaine habitude que nous avons perdue. J’ai cependant réussi à traduire quelques mots, par la seule force de ma pensée. Mais j’ai un mal au crâne abominable !

Le chef de l’expédition, effectivement, semblait las, fatigué. Il avait les traits tirés, et résuma :

— Il apparaîtrait que les habitants de S.03 s’inquiéteraient des manifestations engendrées par le BM.113. Toutefois, cela ne devrait retarder en rien la réalisation de la phase 3.

Les deux Yors revinrent dans la cabine centrale et retrouvèrent leurs compagnons. Réglus les accueillit avec un certain scepticisme.

— Pensez-vous que la phase 3 ne devrait pas être ajournée ?

— Pourquoi ? s’étonna Conor. La phase 2 a donné pleine satisfaction.

— D’accord, dit Réglus. Mais nous ne sommes pas parvenus à traduire complètement les divers langages captés au hasard.

— Aucune importance. Le problème ne consiste pas à traduire, vous le savez bien. Nous aurons tout le temps nécessaire, par la suite, pour nous occuper de ce problème qui, du reste, sera résolu de lui-même, automatiquement, et ne se posera même bientôt plus avec l’acuité que nous connaissons aujourd’hui.

— C’est vrai, reconnut Héphar. Traduire un langage adapté par tous les Yors ne signifie plus rien. Si vous, Réglus, et moi, par exemple, parlions le même dialecte, où voyez-vous une traduction possible ? Cela deviendrait même une impossibilité scientifique.

Les quatre savants de Phodis se mirent d’accord, les ultimes difficultés de la phase 2 paraissant aplanies. Néanmoins, par surcroît de précaution, Conor demanda conseil à la base lunaire.

— PZ.27. Vous m’entendez ?

— Parfaitement, dit le technicien.

— Pouvons-nous commencer la troisième opération ?

— Si j’en crois votre dernier rapport, la phase 2 a donné toute satisfaction. Nous ne voyons aucun inconvénient à ce que vous poursuiviez le programme prévu.

Satisfait, Conor coupa la communication et se tourna vers ses collaborateurs.

— Le feu vert est donné. Au travail. Nous abordons sûrement la période la plus palpitante du Plan.

Dans le regard des Yors brillait une étrange lueur. De la convoitise, de la volonté, de l’espoir. Mais aucune inquiétude. Car les créatures à peau d’écrevisse étaient sûres de leur force et de leur niveau scientifique. Leurs projets se déroulaient même avec une insolente facilité. Quelles armes les habitants de S.03 pouvaient-ils opposer, eux qui abordaient à peine leur haute atmosphère ?



*

* *



— Vous entendez ça, Tolby ? écuma Joe, brandissant un exemplaire du Star Tribune. Il n’y a pas idée d’écrire des âneries pareilles. J’appelle ça du plagiat, de la piraterie…

Il s’assit dans un fauteuil, croisa rageusement ses jambes et lut d’une voix haute, hargneuse :

Le « neutroson » serait, d’après un célèbre professeur de physique, la manifestation d’une race intelligente, extra-terrestre. Exactement des champs magnétiques au travers desquels les sons ne peuvent s’échapper, et dont les périmètres n’excèdent pas le volume des masses, inertes ou vivantes, choisies pour l’expérience !… Qu’est-ce que ce charabia ?

En face de Joe, pâle d’indignation, Tolby opposait un visage serein, détendu, presque ironique. Il avait lu l’article de Joan, et cela l’amusait beaucoup.

— Calmez-vous, Maubry. Votre fiancée a sûrement glané ces informations quelque part. Hum ! Elle a su…, mettons se débrouiller. Une femme, lorsqu’elle sort tous ses atouts, devient imbattable.

— Non, non. Elle a imaginé tout ça. Je retrouve, à travers ses lignes, l’histoire de mon professeur X, pour qui je vous avais demandé un acteur. C’est fichu, maintenant, à l’eau ! Robeson doit suffoquer !

Un employé de l’hôtel s’avança dans le hall :

— M. Maubry ! On vous demande au visiophone.

Le fiancé de Joan soupira, rejeta le journal sur la tablette déjà surchargée de magazines et, d’une démarche saccadée, se dirigea vers la cabine.

Sur l’écran en couleurs, la face congestionnée de Manuel Robeson. Pas commode du tout. Bouillant, tremblant. Il brandissait aussi un exemplaire du Star.

— Dites donc, Maubry… Vous avez lu l’article de Joan Wayle ?

— Heu !…, hésita Joe, la mine renfrognée.

— Bon. Vous l’avez lu. J’en étais sûr. C’est ça, votre collaboration ? Ou vous vous fichez complètement de moi, ou…

— Ecoutez, patron, coupa le reporter. Lorsque j’ai interviewé Laura Wentell, j’ai dû partir précipitamment et je n’avais pas eu le temps de prévenir Joan.

Robeson alluma un gros cigare et cligna des paupières. Des volutes de fumée obscurcirent l’écran.

— Vraiment, le temps vous manquait, ou ne serait-ce pas plutôt une omission volontaire ? Histoire de prendre une revanche stupide…

— Non, bégaya Joe. Le temps… Vous comprenez, Joan l’a pris au tragique, puisqu’il était convenu qu’où irait l’un, l’autre le suivrait. Pas de cachotteries. Mais ce matin, en ouvrant le Star, j’ai vu la vacherie de Joan.

— Vacherie ou pas, elle a bien fait de vous donner une leçon ! Je parie qu’en ce moment, elle jubile, alors que vous affichez une mine déconfite. Rachetez-vous en me fournissant des détails complémentaires. Sinon, j’engage un autre envoyé spécial ! Je veux une bobine pour demain matin, dernier délai.

Le chef des services d’informations générales raccrocha en bougonnant. Il avait menacé cent fois Maubry de le remplacer par un autre envoyé spécial, ou même de le flanquer carrément à la porte. Joe ne s’effrayait pas, mais il sentait son prestige entamé.

Il revint vers Tolby en allumant une cigarette. Pour demain matin, il semblait bien impossible d’obtenir du nouveau, sans l’appui de Joan. Du reste, celle-ci avait dû télégraphier à Scriber tout ce qu’elle savait.

Joan Wayle, talons hauts, robe en tergal rose, apparut à la cage de l’ascenseur. Un petit sourire tiraillait sa bouche et découvrait ses dents blanches. Ses yeux verts – ces yeux qui avaient séduit Joe – trahissaient une profonde satisfaction.

— Eh bien ! Joe ? dit-elle avec un étonnement feint, mais parfaitement imité. Tu fais une drôle de bobine ! J’ai entendu qu’on t’appelait au visiophone. Washington, hein ? Robeson ! Je suis sûre qu’il n’était pas content de toi. Pas content du tout !

Maubry, poings crispés, observa durement sa fiancée qui se glissait vers lui, le corps oscillant comme un reptile, les narines frémissantes, le regard ensorcelant, fascinant. Joe ne résistait d’ordinaire pas longtemps à ces attitudes aguichantes, et sa meilleure volonté fléchissait.

Joan désigna le Star Tribune.

— Tu as lu ? Je t’affirme, j’ai réellement rencontré ce physicien. Il habite la banlieue sud de Fairbanks, et je peux même te dire son nom. Je ne l’ai pas mentionné sur mon article parce qu’il m’a demandé l’incognito. Et puis, aussi, il m’a appris autre chose, que je n’ai pas révélé non plus au grand public. Je le réserve pour toi, Joe. Pour toi et pour Tolby.

— Vraiment ? grinça Maubry. Serais-tu aussi généreuse, après le coup vache de l’article ?

— Venez dans ma chambre, invita Joan Wayle, prenant soudain une attitude très sérieuse. Nous y tiendrons un conseil de guerre et, si nous désirons en savoir davantage sur le « neutroson », je crois qu’il ne faut pas attendre d’initiative des pouvoirs publics, complètement passifs. Trop, au gré de Harold Climber.

Joe et Tolby échangèrent un regard inquiétant. Joan semblait en savoir plus long qu’elle ne l’expliquait dans son article. Aussi, les deux hommes suivirent la jeune fille jusqu’à la cage de l’ascenseur.

Etage 14. Chambre 117. Une pièce moderne, claire, avec salle de bains. Une table, des chaises. Les trois reporters, soudés comme un bloc, préparaient l’avenir, lors que, dans la montagne glacée, à des centaines de kilomètres de Fairbanks, d’autres créatures mettaient aussi au point des projets dont l’audace dépassait les proportions terrestres.



*

* *



Six mille deux cent cinquante-sept mètres. Une carapace de glace donnant au sommet un aspect de crâne chauve. Sur les pentes, des mélèzes poudrés de neige. A la limite extrême de la forêt, vers deux mille ou deux mille cinq cents mètres, une coupure désertique, comme une brèche, ou une ligne de démarcation.

Tel se présentait le mont Mac Kinley, dans cette partie sud-est de l’Alaska, montagneuse, inhospitalière, cicatrisée par d’étroites vallées. Une région que la civilisation n’atteignait pas, domaine du caribou et du loup.

L’hélicoptère de la T.V. américaine survolait le spectacle sauvage, grandiose, de la nature à l’état primitif, que la présence de l’homme ne souillait pas.

Aux commandes, Sam Tolby. A ses côtés, Maubry, col de l’anorak relevé, bonnet de fourrure sur la tête. Derrière, Joan, un peu pâle, anxieuse, fouillant le sol à la jumelle, à l’exemple de son fiancé, tâchant de découvrir sur ce gigantesque tapis blanc, un indice.

— Rien ! se lamenta Joe. Nous survolons le Mac Kinley depuis deux heures, sans succès.

— Climber n’a quand même fixé aucun lieu précis, remarqua Joan Wayle. En conséquence, rien ne prouve que le pôle émetteur de ces ondes magnétiques se situe à la verticale du point que nous survolons.

— C’est gai ! grogna Maubry. Ici, tout se ressemble, à cause de cette sale neige. Si nous devons fouiller toutes les montagnes de l’Alaska, nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge !

A un moment, ils eurent une petite émotion. Ils aperçurent quelque chose sur le blanc immaculé de la terre. Des points sombres qui se déplaçaient à vive allure. Ils pointèrent leurs lunettes et reconnurent une bande de loups.

Joan frissonna.

— Il ne ferait pas bon tomber en panne dans ce coin !

Son fiancé se pencha vers le coffre à bagages et en retira une carabine à répétition.

— Pour les carnassiers ! expliqua-t-il avec une tranquille assurance.

Casqué, lunettes noires sur les yeux, Sam Tolby évitait les trous d’air créés par les vallées. Parfois, l’appareil était rudement secoué, mais la virtuosité du pilote le ramenait toujours dans des zones moins turbulentes.

— A mon avis, suggéra le correspondant local de la T.V., nous devrions élargir constamment nos cercles, en prenant le Mac Kinley comme pivot central.

— Faites comme vous voulez, Tolby, approuva Joe. Nous transportons notre matériel d’enregistrement et l’essentiel est de tourner une bonne séquence. Seulement… Au fait, que cherchons-nous, exactement ?

Sam haussa les épaules et Joan grimaça. Ils ne savaient pas au juste. Personne ne savait rien. Ils avaient quitté Fairbanks quelques heures plus tôt, au lever du jour, pour une exploration en règle du massif du Mac Kinley. Ils n’avaient prévenu personne et ils espéraient être les premiers à découvrir quelque chose. Tout ça, parce que Harold Climber supposait l’existence d’un pôle émetteur d’ondes électromagnétiques, d’origine inconnue et probablement extra-terrestre, dans les montagnes de l’Alaska.

Une bien fragile hypothèse ! Quelle forme affectait ce pôle émetteur ? Comment le repérer au milieu des vallées, des forêts, des plateaux ?

Joe cherchait plutôt un genre d’antenne, un dôme ou un miroir parabolique. Il guettait le reflet d’un rayon de soleil sur un objet métallique ou sur du verre. Mais le soleil pâle n’irisait que la neige, la glace.

— On rentre ? demanda Joan Wayle, consultant sa montre. Il nous faudra deux heures, pour rallier Fairbanks.

— Pour revenir demain ? grommela Joe. Merci ! Je préfère me débarrasser immédiatement de cette corvée qui consiste à chercher quelque chose d’illusoire. Ton Climber, Joan, ne sait, pas ce qu’il raconte et s’il était vraiment sûr de l’existence d’extraterrestres sur cette partie de l’Alaska, il se serait dérangé lui-même, ou il aurait prévenu les autorités.

La journaliste du Star Tribune haussa les épaules.

— Il ne tient pas à passer pour un fou. Les pouvoirs publics ne l’ont jamais contacté. C’est un homme assez effacé et qui n’aurait pas l’initiative d’organiser urne expédition. A son âge, ça se comprend. Il laisse la place à de plus jeunes.

Tolby glissa un chewing-gum vitaminé dans sa bouche. Il mastiqua quelques secondes en silence, éprouvant un plaisir évident. Puis il hocha la tête.

— Je ne m’explique pas bien le but poursuivi par les inconnus, ces cerveaux supra-intelligents qui manient les ondes avec une dextérité inquiétante. Non, je ne pige rien. Capter des sons de moteurs, de voix humaines, pendant un laps de temps assez court… A quoi ça sert ? A moins d’être complètement dingues…

— Erreur, coupa Joan. Vous raisonnez selon votre conception, Tolby. Qui prouve qu’elle soit analogue à celle des inconnus ? Ces sons, captés, littéralement happés dans l’espace, orientés et dirigés vers des enregistreurs, très probablement, ou vers des tables d’écoute… Ce sont les manifestations sonores de notre activité, de notre civilisation. Vous commencez à comprendre ?

— Bah ! soupira Joe. Nous imaginons toutes sortes d’hypothèses, peut-être fausses… Hé ! Qu’arrive-t-il ?

L’hélicoptère se trouva brusquement au milieu d’une nappe de brouillard. Un brouillard tellement épais qu’il ressemblait aux ténèbres. Pourtant, il y avait encore deux ou trois heures de jour.

— Vous aviez localisé cette nappe, Tolby ? s’informa Joe, qui essayait vainement de percer le rideau de brume, d’un gris plombé.

— Non, je ne l’avais pas remarquée. Elle nous a environnés spontanément et, en aucun cas, il ne peut s’agir d’un phénomène naturel.

— Alors, brouillard artificiel ? suggéra Joan, hésitante.

— Sûrement.

— Diable ! conclut Maubry en renonçant à voir au travers du voile opaque. Pouvez-vous diriger l’appareil, Tolby ?

— Hum ! Aux instruments, bien entendu. Mais je ne suis pas un pilote extraordinaire et je préférerais me poser. Nous risquons de heurter une montagne.

— Quelle sale purée de pois ! grommela Joe. On se croirait à Londres en plein mois de novembre ! Si seulement une éclaircie se manifestait… Mais, rien !

— Si ! hurla la journaliste du Star Tribune, la main tendue. Là, sous nos pieds.

Le brouillard s’effilochait, à la verticale de l’hélicoptère. Une trouée, une légère trouée, juste suffisante pour apercevoir le sol. Un petit plateau rocailleux encerclé de bois sombres.

— Grouillez-vous, Tolby ! glapit Joe. Profitons-en.

Le pilote ne se fit pas répéter deux fois l’invitation. D’ailleurs, il avait déjà considérablement réduit son altitude mais, chose bizarre, il ne parvenait pas, malgré ses manœuvres, à s’extirper de la zone brumeuse. Le nuage paraissait le suivre dans sa descente.

Enfin, il se posa sur le plateau et arrêta la turbine. Le silence, au milieu du brouillard artificiel, créa un malaise chez les trois reporters, passablement inquiets.

En vitesse, ils sortirent du cockpit. Plus agile, Maubry devança ses camarades et disparut dans la brume. Joan et Tolby perçurent son cri, quelques secondes plus tard.

— Hé ! Venez par ici. C’est formidable !

La fiancée de Joe et le correspondant local hésitaient à s’aventurer plus avant, à l’aveuglette. Ils n’y voyaient pratiquement pas à un mètre. C’est dire l’épaisseur de la nappe opaque !

Néanmoins, s’orientant d’après les cris de Maubry, ils s’enhardirent et, sans transition, ils sortirent du brouillard. Ils retrouvèrent le pâle soleil – mais ô combien réjouissant ! – du pôle, qui rasait l’horizon violet des montagnes. Ils se retournèrent et virent le nuage, engloutissant leur hélicoptère. Une masse floconneuse de faible volume, stagnante, inexplicablement rivée au véhicule aérien et le dissimulant aux regards.

Maubry, mains aux hanches, contemplait le phénomène avec une mimique expressive, la bouche arrondie d’étonnement.

— Par exemple ! J’en perds la raison. Ce nuage se déplaçait en même temps que notre appareil, comme s’il voulait… Eh ! pardi ! Comme s’il voulait nous obliger à atterrir !

La nuit violaçait les cimes, les ombres s’allongeaient. Quelque part, dans ce décor lunaire, un loup hurla lugubrement.

Joan frissonna, de froid et d’anxiété.

— Quelqu’un nous épie, nous guette, suit tous nos mouvements. Mais il reste invisible. Pourquoi nous aurait-il contraints à atterrir ?

— Allons, dit Tolby, s’efforçant à l’optimisme. Ne dramatisons pas. Ce que nous supposons une manifestation de créatures intelligentes n’est peut-être qu’un phénomène naturel, fréquent dans les régions polaires.

— Tout à l’heure, dans l’hélicoptère, au moment de l’apparition de ce brouillard, vous souteniez le contraire.

— Heu !…, bredouilla le correspondant local. Je sais. Je tiens surtout à vous rassurer. Qu’est-ce que vous en pensez, Maubry ?

La nuit était maintenant complètement tombée. En même temps, l’étrange brume s’était dissipée. Il n’en subsistait même plus une trace. Elle avait disparu aussi brusquement qu’elle s’était formée. Inexplicablement.

— Moi, je regarde les choses en face, et je ne crains pas la vérité, fanfaronna Joe. Ce brouillard avait une origine chimique, donc artificielle. Je crois que nous sommes tous du même avis. Chimiquement, il est possible de créer de la brume, sans pour cela appartenir à une race extra-terrestre. Aussi, si l’hypothèse de Climber se justifie, sur l’origine scientifique du « neutroson », rien ne prouve encore que ses auteurs arrivent en droite ligne du cosmos.

— Oui, mais ces champs magnétiques qui, selon Climber, dépassent nos possibilités scientifiques ? Comment les expliques-tu ? insista Joan.

Les trois reporters revinrent vers l’hélicoptère, dégagé de la nappe fumigène. Le froid mordait, et les anoraks suffisaient à peine. Fort heureusement, le chauffage fonctionnait parfaitement, à l’intérieur du cockpit.

— Eh bien ! dit Maubry, éludant la question embarrassante de sa fiancée, nous allons passer la nuit ici et nous reprendrons nos recherches demain matin. Car je pense, Tolby, que vous n’êtes pas très chaud pour rentrer à Fairbanks à tâtons ?

— Je préfère attendre le jour, assura le pilote. Question de sécurité.

— O.K. Nous avons un réchaud, des provisions, du café, des duvets. Bref, de quoi camper. Nous avions prévu l’éventualité d’une panne. Ça sert parfois, les prévisions.

Joan jeta une poignée de neige dans une casserole et prépara un potage instantané. Rapidement, une appétissante odeur de légumes frappa les narines.

— Hum ! renifla Joe. Je me sens en appétit !

Le potage bouillant leur insuffla une vigueur nouvelle. Ils en oublièrent le froid glacial, les loups et leur inquiétude au moment de l’atterrissage. Ils réchauffèrent des conserves et achevèrent leur repas par du café.

Joan Wayle se glissa dans un sac de couchage, sur le siège arrière de l’hélicoptère. Elle n’avait même pas besoin de se recroqueviller.

Maubry tira la carabine du coffre.

— Je crois qu’il serait préférable de monter la garde, à tour de rôle, sans pour cela sortir du cockpit. Pas la peine de se geler.

— Bonne idée, approuva le correspondant local. Couchez-vous, Maubry. Je prends le premier quart et je vous réveillerai à minuit.

Joe accepta et se glissa à son tour dans un duvet. Il s’endormit rapidement, engourdi par la chaleur.

Sam Tolby, assis devant ses commandes, carabine à portée de la main, résista au sommeil en grillant des cigarettes. Comme, malgré sa volonté, il avait tendance à somnoler, il préféra marcher et se glissant au-dehors, il referma doucement la porte du cockpit afin de ne pas éveiller ses compagnons.

La nuit l’engloutit. La clarté de la neige donnait l’illusion que le jour naissait et Tolby fit quelques pas. Il s’éloigna plus qu’il ne l’aurait souhaité, au-delà même de toute prudence. Mais il avait l’impression qu’il tournait en rond et que l’hélicoptère était tout près. En fait, il avait déjà atteint les premiers arbres, tout perlés de glace, frissonnant sous le vent dans un bruit d’aiguilles d’acier.

Il perdait le sens de l’orientation, l’appréciation des distances. La carabine à la main, il disparut dans la forêt. A minuit, Maubry dormait toujours, inconsciemment, oubliant son tour de garde.