CHAPITRE III
Laura Wentell ne connaissait pas Mike Tatchel. Pourtant, un point commun allait rapprocher ces deux habitants de Fairbanks. Ce matin-là, Laura entamait la journée la plus extraordinaire de sa vie, comme Mike, un certain vendredi.
Elle était dactylo dans une agence de transports, la maison Blosh et Compagnie. Vingt-quatre ans. Mince, brune, pas très jolie, mais une employée modèle, sans histoires.
Installée devant sa machine à écrire, elle tapait du courrier. La pendule marquait neuf heures trente-cinq et, depuis trente-cinq minutes, Laura travaillait consciencieusement, sans se douter que les Yors avaient jeté leur dévolu sur elle.
Marjorie, sa collègue, griffonnait à l’opposé de la longue table. Statistiques. On était un lundi, et l’ambiance manquait d’enthousiasme. Regret du week-end, probablement. Derrière Laura, une porte vitrée s’ouvrant sur le bureau de Blosh Junior, l’un des fils du patron.
Marjorie releva la tête, pensive.
— J’ai dansé avec Edward, hier. Sans me vanter, je crois que je l’ai séduit. Il m’a reconduite chez moi et a promis de me consacrer son prochain week-end.
Laura Wentell s’arrêta de taper. Dans le bureau, largement vitré, le silence s’installa désagréablement. Par les baies, on apercevait Hampton Square. Ça valait le coup d’œil, d’un trente-deuxième étage. Les passants ressemblaient à des fourmis et les voitures à de petites bestioles à carapace. De quoi donner le vertige à quelqu’un d’émotif, de sensible.
— Tu es toquée de ce garçon ? Ou bien ça t’amuse de flirter ? dit Laura, qui n’appréciait guère la légèreté de sa collègue.
— Les deux. Je pense que tu devrais sortir avec moi, un jour. Tu resteras vieille fille, si tu t’obstines à fréquenter des gens plus âgés que toi.
— Tu fais allusion à mes parents ?
— Pas exactement. Mais aux amis de tes parents. Ce qui revient au même. C’est bien joli d’aller tous les dimanches à la patinoire, sagement, mais…
— J’en connais qui y ont trouvé un mari ! riposta la dactylo.
Elle se remit à taper, mais Marjorie ne paraissait pas avoir épuisé le sujet. D’ailleurs, elle adorait taquiner sa collègue, de nature plus timide.
— Edward possède un cabriolet du tonnerre. Nous faisions du trois-cents, sur l’autoroute. Je t’assure, c’est grisant. Tu ne trouves pas ?
Neuf heures quarante-trois. Le moment précis où quelque chose clocha, et que Laura Wentell remarqua aussitôt.
— Que dis-tu ?
Elle n’avait pas entendu. Pourtant, elle était sûre que sa camarade lui avait parlé, puisqu’elle avait remué les lèvres. A son tour, Marjorie nota le phénomène.
— Parle plus fort, Laura, je ne t’entends pas.
Alors, un dialogue de sourdes s’échangea entre les deux jeunes filles stupéfaites. Un dialogue qui s’acheva par un cri démentiel de Marjorie, et qui attira l’attention de Blosh Junior.
Ce dernier entra précipitamment dans le bureau. Il aperçut Marjorie, debout, les mains crispées sur le visage, les yeux hagards. Et Laura, qui se regardait dans une glace, et qui articulait des phrases sans son.
— Que se passe-t-il ? s’informa le fils du patron. C’est vous, Marjorie, qui avez crié ?
— Oui. C’est à cause de Laura. Elle est complètement aphone !
Blosh Junior marcha vers sa secrétaire, la prit aux épaules et l’obligea à le regarder bien en face.
— Que vous arrive-t-il, miss Wentell ?
Les lèvres de celle-ci remuèrent, mais aucun son ne sortit de sa gorge. En désespoir de cause, elle griffonna sur un papier :
— Je n’y comprends rien. Je ne vous entends pas.
Son patron hocha la tête. Il essayait de ne pas s’affoler, de garder son sang-froid. C’était extrêmement difficile, dans les circonstances présentes.
Cependant, il écrivit à son tour :
— Nous ne vous entendons pas non plus. Mais, entre Marjorie et moi, tout est normal.
Il maintint son crayon en l’air en regardant Marjorie. Il soupira.
— J’ai peur que cette pauvre Laura ne soit atteinte par la maladie des sons qui, jusqu’à présent, ne frappait que les moteurs.
— Vous… vous croyez ? hoqueta la petite amie d’Edward, livide comme un cadavre.
— Hélas ! Mêmes symptômes.
Inspiré, il inscrivit sur son papier, de façon à être compris par miss Wentell :
— Percevez-vous votre voix ?
Laura approuva d’un signe de tête. Ce qui n’expliquait pas le phénomène, mais l’épaississait, au contraire.
Blosh Junior décida, en homme d’affaires :
— Je vais ramener Laura chez elle. Je pense que, après ce choc, elle aura besoin de repos.
La dactylo, subitement, recouvra l’usage de la parole.
— Oh ! monsieur Blosh… Je… je vous entends ! C’est… à peine croyable ! Que m’est-il arrivé ?
Marjorie se jeta au cou de sa camarade et l’embrassa.
— Laura ! Tu nous as fait peur. Terriblement peur. J’ai cru que tu resterais aphone pour le restant de tes jours. Comme je suis contente que tout soit redevenu normal ! Mais, pendant dix minutes…
— Pourtant, expliqua la première « victime » des Yors, je m’entendais parler. C’est inexplicable !
Blosh Junior saisit la dactylo par le bras et l’entraîna vers la sortie.
— Venez, miss Wentell. Je vais vous ramener chez vous. Vous ne reviendrez que demain.
— Ce soir, je ferai un saut chez toi, promit Marjorie. Tâche de dormir un peu.
Comme une automate, Laura suivit son patron. Elle se sentait très lasse, avec une migraine atroce. Il lui semblait avoir reçu des coups sur tout le corps. Quand elle s’assit dans la voiture de Blosh, elle poussa un profond soupir.
— Je suis désolée. Je vous donne bien du souci, et je perds une journée de travail.
— Bah ! Demain, vous serez en pleine forme. Ne vous tourmentez pas pour la journée perdue. De toute manière, ce n’est pas votre faute.
Rugissante, l’automobile s’engagea sur une piste suspendue, enjambant un quartier de la ville. En quelques minutes, elle atteignit le parking aérien situé à quelques dizaines de mètres du building de soixante étages où Laura habitait un deux-pièces. Très tôt, les jeunes manifestaient leur esprit d’indépendance et quittaient généralement leur famille dès leur majorité. Ce mouvement, déjà amorcé au début de la seconde moitié du siècle, n’avait fait que s’amplifier.
— Merci, monsieur Blosh. A demain.
Seule, la jeune fille gagna l’entrée de l’immeuble et prit l’ascenseur. Elle réfléchissait à ce qui s’était passé, mais ne parvenait pas à trouver d’explication valable. Tous les bruits qui couraient, et dont les journaux se faisaient l’écho, au sujet de cette mystérieuse « épidémie » frappant certains engins mécaniques, soulignaient l’analogie de ces cas avec le sien. Mais rien ne le confirmait, d’autant que ces problèmes restaient sans réponse.
Au quarante-sixième étage, l’ascenseur stoppa. Laura enfila un couloir et, devant l’appartement 8.032, elle trouva deux hommes qui semblaient l’attendre. L’un tenait un micro à la main, l’autre une caméra de T.V.
— Miss Wentell ? s’informa Maubry.
— C’est moi, dit Laura, stupéfaite par l’intrusion de ces reporters dans sa vie.
— Excusez-nous. Votre amie Marjorie nous a prévenus sitôt que vous avez quitté l’agence, en compagnie de M. Blosh. Nous savions donc que vous viendriez directement ici. Heu !… Notre hélicoptère a été plus rapide que la voiture de votre patron.
Laura sortit sa clé émettrice de son sac et ouvrit sa porte. Elle entra, suivie par les reporters. Elle perçut très distinctement le ronronnement de la caméra, et ce bruit la réconforta. Mais une caméra, même portative, ça signifiait son visage, sa silhouette, sur des millions de petits écrans.
Elle eut peur, soudain, de cette publicité faite autour d’elle.
— Je vous en prie, messieurs, laissez-moi tranquille. J’ai terriblement mal à la tête.
Tolby s’avança hardiment dans la cuisine, ultra-moderne. Il prit quelques vues de l’appartement. Une chambre et une salle de bains.
La dactylo avala un cachet d’aspirine. L’œil de la caméra l’effraya et elle recula vers la porte de sa chambre. Maubry tendit son micro.
— Quelle impression ressentez-vous ?
— Je vous l’ai dit : une migraine atroce. Et puis une certaine lassitude dans les membres.
— Au moment où vous éprouviez… le… le phénomène, vous êtes-vous affolée ?
— Non, pas tellement, mais le silence qui m’environnait m’oppressait un peu comme… comme si je manquais d’air. Je n’ai pas beaucoup de détails à vous donner. Vous feriez mieux d’interroger M. Blosh ou Marjorie.
Brusquement, Laura éclata en sanglots. Depuis quelques minutes, elle éprouvait une sensation de boule dans la gorge. Elle se retenait devant la caméra, mais, maintenant, l’épreuve semblait au-dessus de ses forces. Ses nerfs flanchaient.
Elle se précipita sur son lit, le corps secoué de spasmes. Maubry glissa à l’oreille de son collègue :
— Arrêtons la séquence, Tolby. Les téléspectateurs adorent ça, mais je trouve notre insistance cruelle. Pauvre fille ! Elle a reçu un choc.
Le ronronnement de la caméra se tut. Les sanglots de Laura troublèrent seuls le silence.
— Nous partons, assura Joe. Je téléphonerai à un docteur. Vous avez besoin d’un calmant, en attendant, tâchez de vous relaxer.
Les deux reporters se retirèrent sur la pointe des pieds, sans que la dactylo, complètement vidée, ne fît attention à eux. Sur le toit du building, ils retrouvèrent leur hélicoptère aux cocardes de la T.V. américaine.
Un ciel gris couronnait Fairbanks et le fiancé de Joan Wayle grimaça.
— On va expédier la bobine en priorité. Nous sommes les premiers à avoir eu connaissance de cet événement nouveau. Robeson sera content, car l’affaire se corse.
— Vous croyez à la similitude avec l’histoire de Tatchel ou de Hipson ?
— Parbleu ! Les mécanos n’ont plus droit à la parole, mais j’ai peur que les médecins ou les psychiatres ne prennent la relève.
— Drôle d’épidémie ! grogna Tolby en s’installant aux commandes de l’hélicoptère. Même un sale truc, qui risque de dégénérer en panique carabinée. Vous avez vu dans quel état se trouvait cette pauvre fille ?
Joe s’assit à côté du pilote.
— Mon idée de « maladie spatiale » tient toujours. Je cherche un type pour jouer le rôle du professeur. De la métaphysique !… Vous ne connaîtriez personne qui ferait l’affaire ?
— Si, je vous dénicherai bien ça.
L’engin décolla et, au-dessus de la cité, il virevolta comme un papillon. Puis il obliqua vers les quartiers ouest et se posa sur le toit-terrasse de l’hôtel où logeaient les reporters.
Joe ignorait une chose. Il n’aurait besoin de personne pour jouer le rôle du fameux professeur X. Car Laura Wentell ne constituait qu’un maillon d’une immense chaîne, et les événements préparaient à notre ami, et à sa fiancée, un tour à leur façon.
*
* *
Lorsque le visage du professeur Harold Climber s’encadra sur l’écran du visiophone, Joan se composa son plus charmant sourire.
— Je m’excuse de vous déranger, professeur. Je suis Joan Wayle, du Star Tribune.
— Journaliste ?
— C’est ça. Pourriez-vous m’accorder une interview ? Je vous en prie, mon rédacteur en chef me flanquera à la porte si je ne lui envoie pas de la copie. C’est mon premier grand reportage.
Climber grimaça. Soixante ans. Une figure tannée, plissée. Un collier de barbe grise et une calvitie fort avancée. Des yeux vifs derrière des lunettes à monture épaisse. Un peu de sévérité dans l’expression, mais de la sympathie.
— Pourquoi vous intéressez-vous à moi ?
— Parce que vous êtes physicien… C’est d’accord pour mon interview ?
— Passez chez moi, vers sept heures, ce soir. Un conseil : n’amenez ni caméra ni appareil photographique. J’ai horreur de voir mon portrait dans un journal.
— Soyez tranquille, jubila Joan. Je n’appartiens pas à la T.V.
Elle coupa la communication. La joie l’inondait secrètement et elle n’était pas assez stupide pour prévenir Joe. Cet imbécile de Joe qui s’était cru malin d’interroger Laura Wentell quelques minutes seulement après son extraordinaire aventure.
Elle lui rendrait poliment la monnaie de sa pièce. S’il voulait la guerre, il l’aurait. Elle savait se défendre, et même attaquer. Si cette sotte de Marjorie avait préféré la T.V. au Star Tribune, c’était son droit. Elle savait sûrement qu’un envoyé spécial de Washington se trouvait à Fairbanks. Elle l’avait prévenu avec le secret espoir qu’elle se verrait sur les écrans de télévision. Or, sa copine Laura occupait toute la séquence.
Plusieurs autres cas s’étaient déclarés, à Fairbanks, Laura Wentell constituant un curieux point de départ. Des hommes, des femmes. Brusquement, pendant un laps de temps plus ou moins long, ils avaient été privés de la parole. Cette aphonie subite ne s’expliquait pas, d’autant que les victimes percevaient normalement leur propre voix. Des laryngologistes avaient examiné les patients sans déceler la moindre lésion de leurs cordes vocales. Ils n’expliquaient pas le phénomène, pas plus que les mécanos n’expliquaient pourquoi le stratocruiser de Hipson, par exemple, ou l’automobile de John Tenzief, étaient devenus momentanément muets.
A dix-huit heures trente, Joan s’habilla. La nuit était tombée et la cité rutilait de lumière. Les ouvriers des usines, les employés des bureaux sortaient à cinq heures, après une journée continue. Seuls, les magasins ouvraient jusqu’à huit heures du soir, ce qui permettait aux gens de faire leurs emplettes, une fois leur travail accompli.
Dans les rues, les acheteurs flânaient. Des bouches de chaleur déversaient un air tiède au-dessus des trottoirs et tempéraient l’atmosphère agréablement. Mais, au milieu de la chaussée, il gelait.
Joan Wayle prit un héli-taxi et, à sept heures moins cinq, elle sonnait à la grille d’une villa particulière de la banlieue sud. Elle tenait son magnétophone à la main.
Harold Climber, grand, maigre, lui ouvrit en personne et la dirigea aussitôt vers son cabinet de travail. Il était professeur à l’université de Fairbanks, mais il se livrait chez lui à des recherches sur les fluides électromagnétiques et les ondes de diverses natures.
Son bureau abritait de nombreux appareils hétéroclites : des enregistreurs à oscillations, des antennes spiralées, des bobines et des tas de compteurs. Un capharnaüm où le physicien évoluait avec aisance.
— Asseyez-vous, invita-t-il en détaillant la journaliste du regard. Et dites-moi ce qui vous amène. Je suis curieux de savoir ce qui suscite votre intérêt.
Joan s’assit sur un fauteuil au cuir patiné, son magnétophone sur les genoux. D’un simple coup de pouce, elle le mettrait en route au moment voulu. Pour le moment, elle affichait un air plutôt gêné.
— Certains de vos élèves, à l’université, parlent volontiers de vous. Le hasard a voulu que je converse avec l’un d’eux, qui loge au même hôtel que moi. Vous vous occuperiez, paraît-il, de la fameuse « maladie » qui frappe les moteurs et, plus récemment, les hommes.
— Ah ! Le « neutroson » ! J’appelle ça ainsi parce que, selon toute probabilité, les ondes sonores sont neutralisées par un phénomène que je ne détermine pas avec exactitude, mais dont je soupçonne l’origine.
Joan Wayle avait mis en marche son magnétophone. Elle pourrait toujours, le cas échéant, effacer ce qui lui semblerait trop anodin, sans intérêt. De toute manière, elle téléphonerait son article au journal, après l’avoir longuement mûri, rédigé, raturé. Ce n’était pas comme Joe, qui n’avait qu’à tendre son micro…
Climber s’assit de l’autre côté du bureau. A travers ses lunettes, il détailla davantage la jeune fille. Il comprenait que cette petite n’en était pas à sa première interview, comme elle le prétendait, et que, au contraire, elle appartenait à cette race de reporters chevronnés qui avaient plus d’un tour dans leur sac pour parvenir à leur but. Néanmoins, comme Joan attirait la sympathie, le physicien ne se montra pas trop sévère.
— Je comprends. Ce n’est pas spécialement ma personne qui vous attire, ni mes travaux habituels. Vous espérez une explication du « neutroson ».
Sa ruse découverte, la fiancée de Joe Maubry garda tout son sang-froid. Maintenant qu’elle s’était introduite chez le professeur – le plus difficile du travail ! – elle n’en sortirait qu’avec certaines explications.
— Soyez certain, professeur, qu’en aucun cas, si vous le désirez, je ne mentionnerai votre nom. Vous garderez l’incognito. D’autre part, je vous assure que je n’ai prévenu aucun de mes collègues. Sûrement pas la T.V. américaine !
Climber haussa les épaules. L’interview l’amusait et il se prenait au jeu. Il n’avait guère l’habitude d’être sollicité par les journalistes et la publicité ne lui déplaisait pas. Secrètement, même, il souhaitait passer sur les écrans de T.V., bien qu’il s’en défendît énergiquement.
— Vous savez, une certaine panique commence à s’installer à Fairbanks et les autorités ne font pas grand-chose pour y pallier. Hormis quelques paroles d’apaisement, transcrites par les haut-parleurs des voitures de police. Ça ne suffit pas. Les grands cerveaux de la planète devraient se pencher sur ce problème inquiétant. Je ne suis qu’un modeste enseignant et, si je m’occupe de cette « épidémie », c’est une initiative toute personnelle. Jamais, au grand jamais, les pouvoirs publics ne me l’ont demandé !
Harold Climber bourra consciencieusement une pipe et l’alluma. Il fuma quelques secondes en silence et Joan respecta ce mutisme. Le physicien se concentrait et mûrissait sa déclaration. Il savait qu’elle serait reproduite à des millions d’exemplaires, sur tout le territoire des Etats-Unis.
— Finalement, vous avez bien fait de venir. Il faut que le monde entier sache. Le phénomène actuel qui s’abat sur Fairbanks et livre la ville à une certaine anxiété, risque de s’étendre à d’autres régions, à d’autres continents. Je ne crois guère à une monumentale plaisanterie, comme le pense le shérif. Car le phénomène met en jeu des connaissances tellement complexes qu’on se demande si le meilleur physicien de la planète aurait été capable de les assimiler.
Joan tressaillit. Elle songea immédiatement à la fameuse « maladie » spatiale que Joe désirait inventer pour les besoins du reportage.
— Soupçonneriez-vous une origine extra-terrestre ?
Climber hésita et s’environna de fumée. On le devinait légèrement angoissé, dépassé par les événements.
— Je n’ose pas soupçonner cette origine, car cela dépasserait les bornes du vraisemblable. Pourtant, l’explication rationnelle que j’entrevois sort des possibilités de notre science. Les sons seraient captés par des champs magnétiques, et orientés vers un pôle d’attraction, que je suis parvenu à localiser approximativement.
L’intérêt redoubla chez la fiancée de Maubry.
— Vraiment ? haleta-t-elle.
— Oui. Lorsque le stratocruiser d’Hipson décolla sans le moindre bruit, mon fils, qui travaille à l’aérogare, me prévint immédiatement. J’ai branché mes appareils détecteurs, et j’ai compris que le son des réacteurs du stratocruiser était acheminé par ondes hertziennes vers le mont Mac Kinley, au sud-est de Fairbanks.
— Comment expliquez-vous que l’équipage entendait les réacteurs, alors que les témoins extérieurs ne percevaient rien ?
— A mon avis, les champs magnétiques projetés vers un objet constituent un espace rigoureusement clos, hermétique, imperméable aux sons. Mais, si vous vous trouvez à l’intérieur de ce champ, vous percevez normalement les bruits. Les contours de ces champs magnétiques épousent sans doute fort exactement les formes des objets choisis par les expérimentateurs.
Quelque chose clochait, dans les explications du physicien et Joan Wayle, très habilement, s’en aperçut.
— Vos appareils captent donc des sons que les oreilles des témoins extérieurs ne saisissent pas ?
Climber sourit. Il arrêta le tuyau de sa pipe à trois centimètres de sa bouche. Décidément, cette petite journaliste ne laissait rien au hasard.
— Oui, grâce à des différentiels de mon invention, expliqua-t-il. Il serait trop long, et trop compliqué, de vous expliquer le fonctionnement de ces appareils. Nous tomberions dans le domaine des ultra-sons. En fait, seul le hasard m’a permis de déceler le pôle d’attraction qui perturbe certains bruits courants, bruits de moteurs et bruits de voix humaines.
— Selon vous, le « neutroson » ira en s’amplifiant ?
— Je n’en sais rien. Je traduis les faits, je cherche leur origine. Je ne peux pas imaginer ce que fera un cerveau plus intelligent que le mien, et j’ignore le but poursuivi par les inconnus.
— Vous excluez la possibilité d’un phénomène naturel ?
— Je l’exclus, parce que je l’ai enregistré sur des appareils. Il s’agit de faisceaux d’ondes électromagnétiques, d’une fréquence évidemment anormale, mais orientables au gré d’un opérateur situé à quelque cinq cents kilomètres de Fairbanks. Donc, si ces faisceaux agissent sous une volonté, il ne peut s’agir que d’un phénomène créé par un cerveau intelligent.
Harold Climber se dressa, mettant fin à l’entretien. Il avait achevé sa pipe et jamais il n’avait parlé aussi longtemps à un journaliste. Quand Joan Wayle quitta le savant, elle était profondément émue, voire inquiète.
Un cerveau commandait donc toutes ces manifestations diaboliques qui, peu à peu, rendaient infernale la vie de la cité. Les cas se multipliaient très rapidement et créaient toujours, à leur suite, un état dépressif toujours désagréable. Or, personne n’était à l’abri des Yors.