CHAPITRE VI











Cette silhouette… Cette silhouette mince, un peu cassée, hésitante… Oui. Ou le miracle s’accomplissait, ou ils devenaient fous.

Joe et Joan s’élancèrent en hurlant :

— Tolby !

La silhouette pivota dans le brouillard et fit face aux reporters. La brume se dissipa comme par magie, malgré le vent nul. Des poignées de soleil tombèrent sur le plateau rocheux. L’hélicoptère et l’igloo surgirent dans la clarté.

— Oh ! Sam ! hoqueta Maubry, saisissant avec émotion les mains de son camarade. Nous savions que vous étiez vivant. Jamais nous n’avons perdu confiance. Je vous jure. Nous avons tout tenté pour vous retrouver.

Ils examinaient Tolby comme un revenant, un fantôme. Il n’avait pas changé, ni vieilli. Il était même parfaitement rasé. Il avait simplement oublié de ramener sa carabine.

Pourtant, Joan et son fiancé s’aperçurent vite que quelque chose clochait. Un détail, fascinant, déjà à la mode. Sam articulait des mots. Ses lèvres remuaient. Mais il s’exprimait en silence !

— Sam ! hurla Joe. Comme Laura Wentell…

Tolby approuva de la tête. Il entra le premier dans l’igloo et Joan lui servit une tasse de café. Il but avec satisfaction et désigna sa gorge. En même temps, il faisait un violent signe de dénégation. Puis, en mimant, il expliqua qu’il désirait du papier et un crayon.

— J’aurais dû y penser, dit Maubry en cherchant les objets demandés.

Le correspondant saisit le carnet et le stylo à bille que lui tendait son camarade. Il griffonna :

— A l’encontre de Laura Wentell, et des autres, je ne perçois même pas le son de ma voix et je vous entends parfaitement.

Joan et Joe sursautèrent. Ils ne s’attendaient guère à ces révélations. Ainsi, entre le cas de Laura Wentell et celui de Tolby, il existait une différence profonde, qui ne s’expliquait évidemment pas. Mais peut-être Sam connaissait-il la vérité ?

— Bon. Vous nous entendez, résuma Maubry. Ne vous affolez pas. Souvenez-vous des autres cas analogues, à Fairbanks. Ça passera. Dites-nous ce qui vous est arrivé. Savez-vous que vous êtes absent depuis… euh !… depuis une bonne quinzaine de jours ?

— Je n’ai pas conscience du temps, écrivit Tolby.

— Que s’est-il passé, lorsque, l’autre nuit, vous avez quitté le cockpit ? Pourquoi ne nous avez-vous pas prévenus ?

Sam essaya de se souvenir. Il chercha dans sa mémoire. Enfin, il exprima ses pensées à l’aide du stylo :

— Je ne me souviens pas. Ou plutôt, si. Je me rappelle cette nuit. Il faisait froid. La torpeur m’envahissait. J’ai fait quelques pas au-dehors, et je ne comptais pas m’éloigner. Puis, insensiblement, je me suis rapproché du bois. J’ai marché dans la neige, je ne sais vers quel point. Autour de moi, tout était noir, et pourtant, jamais je ne me suis affolé.

Joan et Joe lisaient par-dessus l’épaule de Tolby. Ils éprouvaient une sorte de vertige, en prenant connaissance de ces révélations stupéfiantes, pourtant bien fragmentaires. Un formidable mystère était à l’origine de cette aventure.

— Vous n’avez pas songé à tirer un coup de fusil ? soupira Joan.

— Non. Je marchais, un peu comme un automate.

— Hypnose ! conclut Joe. Du moins, quelque chose dans ce goût-là. Après ?

Sam, pendant quelques secondes, tint son crayon en l’air. Puis :

— Après ? J’ai senti que mes membres pesaient. Tout mon corps, mon esprit s’alourdissaient. Un terrible sommeil m’assaillait. J’ai glissé dans la neige. Je me suis écroulé. J’ai sûrement dormi très longtemps.

— On vous a gardé quinze jours, grommela la journaliste du Star Tribune. Naturellement, vous ignorez ce qui s’est passé ?

Le correspondant local opina de la tête.

— Et… vos ravisseurs vous ont relâché ?

— Oui. Lorsque je me suis réveillé, je me trouvais encore dans la neige. Le jour se levait. J’ai marché jusqu’ici.

Joe se frappa soudain le front. Il saisit son fusil et s’élança au-dehors en criant :

— Bon sang ! Les traces… Suis-je idiot !

Il courut vers l’orée des arbres, traversant tout le plateau enneigé. Joan, le cœur battant, la respiration coupée, le vit disparaître sous les mélèzes.

— Joe ! se lamenta-t-elle.

Elle avait peur. Cette peur qui lui serrait la gorge, l’étouffait. Peur de l’inconnu. Elle sursauta quand Tolby lui posa la main sur l’épaule. Il avait écrit sur le carnet :

— Restez ici. Il reviendra.

— Oh ! Sam… Si les autres, ceux qui vous ont capturé…

Elle sursauta, jusque dans les fibres les plus lointaines de son corps. Un coup de feu ! Or, le reporter de la T.V. possédait une carabine, et il l’utilisait. Contre qui ? Des loups ? Des hommes ? Ou des créatures épouvantables ?

Elle s’élança, follement inquiète, suivie par Tolby. Elle courait à perdre haleine, se meurtrissant les pieds sur les cailloux du plateau. Son sang battait à ses tempes et, malgré le froid, elle transpirait. Jamais elle n’avait connu un tel état d’affolement.

La voix de son fiancé lui parvint, et cela la rassura. Sam, lui, n’avait pas crié, ni tiré un seul coup de feu. Elle s’inquiétait peut-être sans raison.

— Joan ! Joan ! Je me suis égaré et je ne retrouve plus mon chemin ! Appelle-moi. Je me guiderai ainsi.

Elle hurla, de toute la force de ses poumons :

— Joe ! Joe !

Elle guetta, anxieuse, l’oreille tendue. Puis elle perçut des craquements de branches, et enfin, Maubry se montra. Elle se jeta dans ses bras en sanglotant :

— Chéri ! Pourquoi m’as-tu abandonnée, tout à coup ?

Il était crotté de neige, et se donna de grandes tapes sur ses vêtements. Il semblait déçu.

— J’ai pensé aux traces de Tolby laissées dans la neige. Tu comprends ? Avec un peu de chance, je pouvais remonter jusqu’à la source. Tout le trajet qu’il avait parcouru pour nous rejoindre.

— Tu as tiré !

— Oui. J’étais sous les arbres lorsque le brouillard m’a assailli, enveloppé. Je n’y voyais pas à un mètre. Malgré mes efforts, je ne pouvais pas m’extirper de cette purée de pois. J’ai renoncé. J’ai fait demi-tour. Mais je tournais en rond. J’ai eu l’idée de tirer, d’appeler.

— Le brouillard ! répéta Joan, pâle, en regardant Tolby. Ils cherchent à effacer les pistes, à nous égarer. Si nous restons encore ici, ils nous captureront, comme Sam.

Maubry haussa les épaules. Il sonda l’épaisseur de la forêt.

— S’ils l’avaient voulu, ils nous auraient déjà capturés. Non. Ils voulaient m’empêcher de suivre les traces, de remonter jusqu’à eux. Nous rencontrerons toujours cette saleté de brume sur leur route.

Ils regagnèrent l’igloo et chargèrent le matériel dans l’hélicoptère. Joe expliqua :

— Ramenons Sam à Fairbanks. Il a besoin de repos, de soins. Son état nécessite un examen complet… Vous vous sentez capable de piloter l’hélico, Sam ?

Ce dernier approuva de la tête et s’installa aux commandes. Sans difficultés, il éleva l’appareil dans les airs. Une nouvelle observation aérienne ne donna aucun résultat.

Quand ils arrivèrent à Fairbanks, ils regagnèrent directement leur hôtel. Joe prit un rendez-vous chez un spécialiste de la gorge, précisant qu’il s’agissait d’un cas urgent et exceptionnel.

— Le toubib vous examinera demain matin, annonça Maubry à son collègue.

Le correspondant local, effondré sur un fauteuil, se demandait si un jour il retrouverait l’usage de la parole. Contrairement à Laura Wentell et aux autres, son aphonie persistait, et rien ne faisait prévoir une amélioration. Il ne percevait pas sa propre voix, mais entendait celle d’un tiers, Les cas ne présentaient donc pas la même analogie.

Joan alluma une cigarette à bout filtrant. Après plusieurs jours d’angoisse passés dans l’igloo, elle affichait un visage amaigri, pâle. Son regard avait perdu de son éclat.

— Ne crois-tu pas, Joe, que nous ferions bien de prévenir Mac Korner ?

— Pour qu’il questionne Sam à tour de bras ? Non. Notre pauvre ami va d’abord passer une excellente nuit. Je lui donnerai un tranquillisant. Demain, il ira au toubib et, d’après le résultat, nous aviserons.

Joe fit avaler deux cachets de barbiturique à son collègue. Un quart d’heure plus tard, celui-ci éprouva un sommeil irrésistible. Il se glissa dans son lit et s’endormit pour une bonne dizaine d’heures.

— Mac Korner ! dit Maubry. Tu rigoles ? Je lui passerai un coup de fil demain. La disparition de Sam ne l’a jamais tellement inquiété. Après tout, c’est nous qui l’avons découvert. Pas lui. Nous n’avons aucun compte à lui rendre. D’ailleurs, Tolby n’est pas en état de supporter un interrogatoire. Par contre, je vais prévenir Robeson. II avertira lui-même la mère de Sam.

Il demanda Washington au central de l’hôtel et, lorsqu’il obtint Robeson sur l’écran, il narra les derniers événements :

— Je prépare un reportage sensas, patron ! jubila-t-il. Vous pensez bien, je ne vais pas en rester là. Je crois qu’avant d’être relâché, Tolby a subi un lavage de cerveau. En conséquence, nous pourrions l’interroger pendant cent sept ans sans résultat.

— Qu’espérez-vous donc ? Un miracle ? douta le chef des services d’informations générales.

Joe avait son idée, mais il ne la dévoila pas.

— Ne vous tracassez pas. J’aimerais me faire pincer par ceux qui ont capturé Tolby. Quelle aubaine, vous vous rendez compte ? Au cœur même du problème ! La vérité entièrement dépouillée… Bonsoir, patron !

Il coupa brutalement, avant que Robeson ne lui demande ce qu’il deviendrait s’il subissait un lavage de cerveau. Puis il passa une nuit à peu près paisible et, à dix heures du matin, en compagnie de Sam et de Joan, il sonnait chez le laryngologiste.

Le praticien, un homme ventru, au cheveu rare, examina soigneusement Tolby. Il fronça immédiatement le sourcil et poussa une exclamation :

— Aphonie, dites-vous ? Ça se comprend. Ça se comprend même très bien.

Le regard du pauvre Sam se chargea d’inquiétude, car le toubib hochait la tête d’une drôle de façon, prélude à un diagnostic impitoyable.

Il entraîna Joe à l’écart.

— Il y a longtemps que votre ami est dans cet état ?

— Je ne sais pais. Nous l’avions quitté quinze jours auparavant, et il parlait normalement.

— Curieux, dit le spécialiste à voix basse. Votre ami est amputé de ses cordes vocales. Je dirais même de la totalité de son organe vocal… Vous êtes sûr qu’il n’a pas subi d’opération ?

La foudre tomba aux pieds de Maubry et, devant sa pâleur, Joan accourut.

— Que se passe-t-il ?

Elle apprit la vérité et reçut aussi un choc. Comment le pauvre Sam encaisserait-il la chose ? L’absence d’organe vocal signifiait pour lui, irrémédiablement, l’aphonie complète, définitive.

Alors, Joe décida d’expliquer au médecin les circonstances dans lesquelles Tolby avait disparu. Il n’omit aucun détail. Et, à mesure qu’il parlait, le docteur hochait de plus en plus la tête.



*

* *



Stupéfait, Mac Korner ouvrit la bouche comme un poisson hors de l’eau, ou comme un homme qui vient de recevoir un coup de poing au creux de l’estomac. Il était presque K.O.

— Tolby ! Vous plaisantez ?

— Non, dit Joe, ravi de son effet de surprise. Si vous voulez confirmation, vous n’avez qu’à vous rendre à son hôtel. Vous pourrez l’interroger.

Sur l’écran du visiophone, le capitaine apparaissait très pâle, exsangue. Sans aucun doute, le système en couleurs n’était pour rien dans cette pâleur et fonctionnait parfaitement.

— Très bien. J’y file à l’instant.

Il se ravisa.

— Heu !… Maubry ! D’où me téléphonez-vous ?

— Des studios de la Radio-T.V.-Faibanks.

— Rejoignez-moi à l’hôtel de Tolby, voulez-vous ? J’aurais aussi quelques questions à vous poser.

— Désolé, capitaine, mais j’ai du boulot. Joan Wayle aussi. Si ce n’est pas urgent, ça attendra… Ah ! Un détail. Je vous signale que Tolby a perdu complètement l’usage de la parole. Etat incurable. Il pourra répondre à vos questions en griffonnant sur du papier.

Mac Komer voulut demander d’autres précisions à Maubry, mais celui-ci coupa la communication. Joe sortit de la cabine. Joan attendait dans le hall bourré de plantes vertes, où régnait une température d’étuve, alors qu’au-dehors, il gelait.

— Tu viens, chou ? dit-il, saisissant sa fiancée par le bras.

Il l’entraîna sur l’aire d’envol. Plusieurs hélicoptères se trouvaient au parking et Maubry sauta dans l’un d’eux.

— Alors, tu viens ? insista-t-il.

Joan ne montrait aucun empressement. Elle prit place à côté de Joe, mais son front soucieux trahissait sa profonde inquiétude.

— Est-ce prudent, chéri ?

— Quoi ? de repartir pour le Mac Kinley ? J’ai prévenu Korner. Je suis sûr qu’il saura où nous trouver lorsque, en téléphonant aux studios, il apprendra que nous sommes partis.

Il lança la turbine. Un hurlement déchira l’air. Puis l’engin s’éleva lentement dans l’atmosphère glacée de l’après-midi. La visibilité s’annonçait excellente. En cinq minutes, l’hélico atteignit la banlieue sud de Fairbanks, et mit résolument le cap vers les montagnes.

Tristement, Joan vit disparaître, un à un, les indices de la civilisation. Au-dessous d’eux, une steppe enneigée. Puis, rapidement, les contreforts montagneux.

— Après ce qui est arrivé à Sam, soupira la journaliste du Star Tribune, comment peux-tu te montrer aussi désinvolte ? Tu te jettes dans la gueule du loup.

Maubry haussa les épaules. Il décidait vite et ne revenait jamais sur ses décisions. D’ailleurs, il s’en expliquait :

— Tu voulais Mac Korner et les flics, à nos trousses. Comprends-moi. Nous n’effectuerons jamais un bon reportage dans ces conditions. Ceux qui ont capturé Tolby se méfieront d’une troupe nombreuse.

— Un homme, une femme. Seuls. Quelle fragilité, devant un mystère insoluble, et redoutable !

Le pilote augmenta son altitude. Les bosses devenaient de plus en plus hautes. Le domaine des forêts commençait. A l’horizon, légèrement brumeux, le Mac Kinley découpait sa masse chauve enveloppée de mélèzes.

— Je crois, Joan, que tu surestimes les dangers. Certes, des précautions s’imposent, mais rien n’affirme que nous serons des victimes passives. J’emporte la caméra portative et j’espère surtout ramener un excellent film. Je synchroniserai les commentaires par la suite.

Ils parvinrent à l’igloo juste avant la nuit. Une rapide reconnaissance des alentours ne signala rien de suspect. Vers deux heures du matin, le vent s’éleva. Il hurlait comme un loup, et sa plainte lugubre s’infiltrait partout.

L’aube pointa son nez gelé. Chassée par le vent, la neige courait au ras du sol. L’atmosphère était glaciale, mais, malgré ces conditions météorologiques défavorables, Maubry s’obstina dans ses décisions. Le ciel s’éclaircissait et aucune nouvelle chute de neige ne s’annonçait. D’ailleurs, le bulletin météo de Fairbanks était optimiste, malgré le blizzard.

Equipés de bottes fourrées, bonnet sur les oreilles, les deux reporters ne craignaient pas la morsure du froid. Ils emmenaient une thermos de café et quelques biscuits. Joe, précieusement, tenait sa caméra sous son bras et portait une carabine en bandoulière.

Comme ils s’éloignaient de l’igloo, Joe atténua les regrets de sa fiancée :

— Ne te tracasse pas. J’ai prévu le cas où nous nous égarerions. Je suis sûr que Mac Komer viendra faire un petit tour dans le coin. Tu vois. Il sait où nous dénicher.

Ces arguments fragiles ne rassurèrent Joan qu’à moitié. Néanmoins, la jeune fille, bravant le froid et le vent, restait une sportive accomplie, et l’effort physique ne la rebutait pas. Elle craignait davantage les manifestations surnaturelles contre lesquelles la meilleure volonté se brisait. Elle ne voulait surtout pas rester seule, ou abandonner Joe.

Ils s’aventurèrent dans le bois de mélèzes et de sapins où, une certaine nuit, Tolby avait disparu. Sam, pour rejoindre ses compagnons, avait emprunté le même chemin, et le gel avait durci ses empreintes. La neige soulevée par le vent comblait à peine les dépressions, et soulignait même les arêtes de glace.

Maubry se penchait sur la trace d’un pied. Celui de Tolby. Ou le sien, puisqu’il s’était déjà aventuré jusque-là avant-hier. Il filma l’empreinte, donnant en même temps un bref aperçu du décor. Dommage qu’un magnétophone ne pût enregistrer le hurlement du vent, car le fond sonore aurait été spectaculaire. Mais il convenait, pour ce genre d’expédition, de se charger le moins possible.

D’une trace de pas à l’autre, ils s’enfonçaient toujours plus avant dans la forêt. Les arbres assombrissaient l’atmosphère. Le Blizzard hurlait beaucoup moins fort que sur le plateau dénudé et la température ne dépassait pas moins dix degrés.

La neige durcie craquait sous les pieds. Parfois, une fondrière se dérobait sous le poids d’un des reporters qui s’enfonçait alors jusqu’aux genoux.

— Quel sale bled ! nota Joan, les cils givrés.

— Tu veux un peu de café ?

— Non, continuons. J’espère que nous retournerons avant la nuit.

Ils avancèrent encore, mais, brusquement, ils se trouvèrent enveloppés de brouillard. La panique envahit Joan Wayle.

— Nous sommes perdus, Joe !

— Pas d’affolement. Il s’agit encore de cette saloperie de brume artificielle. Ça prouve au moins que ses auteurs sont toujours là.

— Nous n’y voyons pas à un mètre !

Pour ne pas se perdre, ils se donnèrent la main. Ils attendirent plusieurs minutes, mais le brouillard ne se dissipait pas.

— Les salopards ! gronda Joe, la carabine au poing, prêt à tirer sur n’importe quelle silhouette qui se présenterait. Ils nous empêcheront par tous les moyens de parvenir jusqu’à eux !

Soudain, la journaliste porta la main à son front. Elle chancela. Son fiancé la soutint.

— Eh bien ?

— Je… j’ai la tête lourde. Comme si j’avais sommeil. Mes membres pèsent terriblement.

— Moi aussi, constata Maubry avec inquiétude. Je tiens à peine sur mes jambes.

Il lâcha sa carabine, qui tomba sur le sol. Puis il s’assit, terrassé par une immense et inexplicable fatigue. Ses paupières s’alourdissaient.

— Joe ! hoqueta Joan Wayle, livide. Tu te souviens de Sam ? Il disait, lui aussi, avoir été terrassé par un sommeil irrésistible.

— Bon Dieu ! jura le reporter en essayant de se relever.

Il n’y parvint qu’à demi, glissa, et entraîna sa fiancée dans sa chute. Il leur semblait qu’ils traînaient des kilos de plomb à leurs bras, à leurs jambes. Puis ils n’eurent même plus la force d’articuler une parole. Ils sombrèrent dans une inconscience totale.



*

* *



— Grouillez-vous ! intima Mac Komer à son pilote. J’espère que nous arriverons avant que ces deux imprudents n’aient commis une bêtise.

L’hélicoptère transportait une douzaine de policiers, vêtus d’anoraks et de toques de fourrure. Ils étaient armés de mitraillettes. Au milieu d’eux, Tolby semblait désemparé.

L’engin, parti de Fairbanks à l’aube, filait vers le mont Mac Kinley de toute la vitesse de ses réacteurs. Mac Komer, impatient, trouvait le temps long. Sitôt après le coup de téléphone de Maubry, il s’était rendu à l’hôtel de Tolby, mais l’interrogatoire de ce dernier n’avait révélé aucun fait nouveau. Sam ne savait rien, et ne pouvait, en aucun cas, malgré sa bonne volonté, aider la police.

Mac Korner attendit vainement Joe. La direction des studios apprit au capitaine que Maubry et sa fiancée étaient partis en hélicoptère vers le sud-est, dès le début de l’après-midi.

— Les idiots ! avait grommelé l’officier. Ils retournent au Mac Kinley dans le but de découvrir, seuls, les ravisseurs de Tolby.

Il restait une heure de jour, et il était trop tard pour se lancer à la poursuite des deux intrépides – ou imprudents ! – reporters. Il fallut attendre le lendemain matin.

Mac Korner mettait le paquet, décidé à éclaircir cette histoire. Les combines de Maubry et de Joan Wayle ne lui plaisaient pas et, d’ailleurs, il n’avait jamais porté les journalistes dans son cœur. Tous les journalistes, sans exception. Ceux de la T.V. ou de la presse écrite.

Il emmenait Tolby, non par charité, mais parce que le correspondant local pouvait lui rendre service, ne serait-ce que pour retrouver ses propres traces.

Le vent secouait durement l’hélico, et lorsque celui-ci survola l’igloo, Korner poussa un soupir.

— Voyez, Tolby. Vos camarades sont ici. La présence de leur hélicoptère le prouve.

Les policiers se posèrent et, comme une volée de moineaux, ils se répandirent sur le plateau, arme au poing, manœuvrant selon des méthodes apprises au cours des entraînements. Ils encerclèrent l’igloo mais, lorsque le capitaine, le premier, entra dans l’habitation, une lourde déception l’assaillit.

— Diable ! grommela-t-il. Personne ! Où sont-ils passés ?

A ce moment, l’un de ses hommes accourut vers lui.

— Venez, chef. Nous avons découvert un message pour vous dans le cockpit des reporters.

Mac Korner se précipita. Sur le siège avant du véhicule volant de la T.V. reposait un magnétophone avec un carton inséré entre les bobines. Le carton portait ces mots : Au capitaine Mac Korner. En le priant d’écouter le magnéto.

Les douze policiers s’agglutinèrent autour de l’engin à pales. Leur chef, d’un coup de pouce, mit en route le magnétophone. La voix de Joe Maubry s’éleva :

— Lorsque vous entendrez ce message, capitaine, Joan et moi serons sur les traces des ravisseurs de Tolby. Des humains, ou des extra-terrestres. Ne riez pas. C’est sérieux. Nous suivons les empreintes de Sam, dans le bois. Ce message constitue comme un appel. Je vous prie, capitaine, de commencer vos recherches car si, ce soir, nous n’avions pas rejoint l’igloo, cela signifie que nous ne rentrerons pas, et peut-être jamais. Ou dans le même état que Tolby… Ah ! soyez aimable de prévenir Robeson, mon directeur, et Scriber, le rédacteur en chef du Star Tribune. Vous leur expliquerez que nous sommes actuellement dans l’incapacité de leur adresser le moindre papier ou la moindre bobine de film. Nos amitiés à Sam. Terminé.

Figé, Tolby baissa la tête. Mac Korner lui frappa sur l’épaule.

— Allons ! nous les retrouverons. Suivons leurs traces. Nous avons tout l’après-midi, et ils peuvent revenir avant ce soir.

Mais la nuit arrêta les recherches. Les policiers avaient eu l’impression de tourner en rond dans le bois. Les traces ne conduisaient nulle part. Ou plutôt, elle s’arrêtaient devant les empreintes de deux corps allongés sur le sol gelé. Au-delà, la neige restait vierge.