— Je dois rentrer, les arbres
ont besoin de moi. J’ai le pouvoir de les guérir et j’ai le devoir
de le faire, songea Bran en faisant de son mieux pour suivre
Loriana. Il faut que je rentre chez moi. Que
m’a dit Lochlan déjà ? Ah oui. Il est facile d’entrer à TirNa’lugh,
mais presque impossible d’en ressortir. Il lui semblait que
cela faisait une éternité que le corbeau était venu l’enlever. Mais
était-ce vraiment arrivé ? Et où pouvait bien être ce corbeau
maintenant ? Il se massa les tempes et constata que Loriana s’était
arrêtée au milieu du sentier et que son regard était fixé sur la
dernière chose que Bran se serait attendu à voir en Faërie : un
donjon.
Le bâtiment était fait du marbre blanc le plus pur
qui soit et il resplendissait dans la lumière du soleil. Il était
percé de fenêtres en arche qui s’ouvraient bien au-dessus de la
ligne des arbres et qui brillaient comme des diamants, lançant dans
la lumière éclatante des éclairs rouges, bleus et verts. C'était la
tour la plus magnifique qu’il ait jamais vue, et il se rendit
compte à ce moment précis que le jour s’était levé sans même qu’il
s’en aperçoive. Quand l’aube est-elle donc
apparue ?
— Quel est cet endroit ? demanda Loriana dans un
souffle.
L'étrange sylphe s’appuya
lourdement sur son bâton et une ride apparut sur son front. Il
avait l’air d’un homme en proie à une vive douleur et Bran se
demanda quelle pouvait en être la source.
— Pendant mon séjour dans l’Ombre, j’ai appris de
nombreuses choses, Loriana, murmura-t-il.
— C'est... c’est vous qui avez bâti cet endroit ?
M… mais comment ? l’interrogea-t-elle, ébahie, incapable de
détacher son regard de la tour étincelante.
Bran cilla à plusieurs reprises. Est-ce que la
tour ne grandissait pas à vue d’œil sous leurs yeux ? Est-ce que
les créneaux d’un mur d’enceinte n’étaient pas en train de pousser
à quelques pas, juste derrière la ligne des arbres ?
— C'est de la magie, répondit-il simplement en la
regardant droit dans les yeux.
— Mais quelle sorte de magie est-ce là ?
La tour poussait à vue d’œil, Bran en était à
présent certain, et une seconde tour était en train de naître
derrière la première.
Timias pesa de tout son poids sur le bâton et des
gouttes de sueur apparurent sur son front tandis que sa respiration
se faisait sifflante. Un peu de sang continuait de couler le long
de sa jambe. Il est donc toujours
blessé, songea Bran.
— Cette magie-là est plus puissante que tout ce
qui a jamais été mis en œuvre à ce jour, dans ce monde comme dans
l’autre, Loriana, et je la mets à votre service.
Il leva la main comme pour lui toucher l’épaule,
mais Loriana restait fascinée par les tours, à présent au nombre de
trois, qui s’élevaient lentement au-dessus des arbres.
— La Maison dans les Arbres était vulnérable. La
Reine de Faërie devrait vivre dans une
demeure, ou plutôt dans un palais, qui puisse résister à n’importe
quelle menace. Un endroit qui soit comme un phare dans la nuit pour
chacun de ses sujets. Cet endroit, je l’ai façonné à votre
intention, ma reine, lorsque j’ai constaté que la Maison dans les
Arbres se mourait. Je voulais construire pour vous un endroit où
vous seriez en sécurité, Loriana, un havre de pierre et de
lumière.
Timias fixait Loriana avec un tel besoin de
reconnaissance dans le regard, il était si avide d’elle, que Bran
en eut la gorge serrée et dut retenir ses larmes.
— M… mais comment avez-vous accompli un tel
prodige, Timias ?
— Ce sont les gremlins, Loriana, ces mêmes
créatures que votre père et son conseil tenaient à maintenir à
l’écart. Contemplez leur pouvoir. Cette demeure peut devenir plus
majestueuse encore que ne l’était celle de votre père. Il vous
suffit de leur faire connaître votre désir et ils l’exauceront.
Suivez-moi, n’ayez pas peur. Je veux que vous puissiez vous rendre
compte par vous-même.
Je dois rentrer chez
moi, se répéta intérieurement Bran, mais les paroles de
Timias s’étaient comme enroulées autour de ses membres, l’ancrant
toujours un peu plus profondément dans l’essence même de
TirNa'lugh, jusque dans sa chair.
— Tu nous accompagnes, Bran, nous avons besoin de
cette pièce.
— A quoi va nous servir l’argent, Timias ? lui
demanda Loriana, intriguée.
— L'argent contenu dans cette simple pièce va nous
suffire à dresser une barrière qui protégera Faërie pour
l’éternité, ma reine.
— Alors ça va être une
barrière vraiment fine, intervint Bran, parce que c’est une toute
petite pièce !
— Finement analysé, mon garçon, remarqua Timias en
lui flattant la joue avec un sourire.
Loriana prêta son bras à Timias et ils pénétrèrent
dans le palais aux murs ivoirins.
— Je n’arrive pas à croire que tu lui aies donné
cette pomme ! s’exclama Catrione sur le ton du reproche, en posant
sa main sur le bras de Cwynn. L'éclaboussure du brouet qu’elle
avait reçue dans l’œil la brûlait, mais elle fit en sorte d’ignorer
la douleur et les larmes aigres qui coulaient le long de sa joue
sans discontinuer. Ils traversèrent le camp en direction de la
prairie humide qui s’étendait au pied du Tor.
— Tu vois toujours le chien ? s’enquit-elle en
observant quelque chose qui semblait bouger parmi les herbes
hautes.
— Il est juste devant, regarde, on dirait qu’il
contourne le Tor !
— Dans quel sens ? Selon la course du soleil ou en
sens inverse ?
— Il contourne par la droite, on dirait. Oui,
c’est ça, contre le soleil.
— Alors il nous emmène vers TirNa'lugh, murmura
Catrione d’un air satisfait. Au moins il nous guide vers notre
destination, mais cette histoire de pomme me reste en travers de la
gorge.
— Pourquoi donc ? C'était la chose à faire, non ?
Et puis elle s’est montrée très reconnaissante, elle m’a rendu mon
disque. Dis, Catrione, tu te sens bien ?
Elle sut qu’il se tournait
vers elle en sentant son souffle sur sa joue, mais elle ne pouvait
faire autrement que de garder son œil fermé.
— J’ignore ce qu’il y avait dans son chaudron,
mais ça m’a brûlé l’œil.
— Alors on fait demi-tour, proposa-t-il
immédiatement, viens !
— Non, on ne peut pas se le permettre. Tu te rends
compte de ce que Termuid nous a volé ? Ces cristaux ne constituent
pas uniquement la clé de voûte de notre pratique magique, ils en
sont également la fondation, le socle même dans notre monde. Sans
eux…
Elle dut s’interrompre pour essuyer l’amas
gélatineux qui coulait de son œil. Elle ferma ses paupières
fermement, et un peu de liquide épais coula sur sa joue.
— Attends une minute, tu es vraiment certaine que
ça va aller ?
Elle arracha l’ourlet de sa tunique et se
confectionna un bandeau de fortune dont elle recouvrit ses
yeux.
— Voilà. Je ne sais pas ce qui mijotait dans sa
marmite, mais ça m’a rendue à moitié aveugle. Allez, on
repart.
— Catrione…
— Il faut qu’on continue, Cwynn, la Déesse seule
sait ce que Termuid peut bien préparer. Il a entre ses mains la
source de tous nos pouvoirs, et il est en mesure de…
— Et vous n’en avez pas d’autres, de ces cristaux
?
— Ils s’attirent entre eux. Termuid est assez
malin, je suppose qu’il enverra les lutins les collecter tous pour
son seul profit. Tu ne vois donc pas que non seulement il est en
mesure de retourner notre pouvoir contre nous, mais qu’encore il a
toutes les raisons de le faire ? Est-ce que tu vois toujours le
chien ?
— J’avais l’intention de l’utiliser pour attirer
les khouri-keen, répondit-elle ave acrimonie. Allez, oublions ça,
tu veux, et ne perds pas Bog de vue.
C'est curieux comme je
parviens à ressentir la proximité de la frontière entre les mondes,
tout à coup. Elle est presque aussi tangible que le fil d’une épée
sur ma peau, c’est comme si elle était tout à coup plus réelle, à
moins que ce ne soit parce que j’avance les yeux
bandés…
Cwynn s’arrêta soudain.
— Où sommes-nous ? lui demanda-t-elle.
La douleur de son œil disparut soudainement comme
par magie. Elle ôta le bandeau et observa les environs.
Devant ses yeux, des angles étranges saillaient
des ombres, et des formes lumineuses s’agitaient. Elle cilla à
plusieurs reprises, mais les visions demeurèrent. Cwynn qui se
tenait près d’elle lui apparaissait comme une silhouette blanche se
détachant sur un arrière-plan grisâtre.
— Catrione ?
— J’y vois trouble, mais…
— Tu y vois de nouveau ? lui demanda-t-il, l’air
étonné.
— C'est encore un peu flou, mais je distingue des
formes, des lignes et…
Elle voyait autre chose, quelque chose qu’elle
n’aurait pas su décrire avec des mots… elle n’avait pas le temps de
s’y intéresser pour le moment, cela devrait attendre.
— Mes yeux ne me font plus mal, c’est déjà une
bonne chose. Tu vois toujours Bog ?
Avant que Cwynn n’ait eu le temps de lui
répondre, elle vit l’animal de ses propres
yeux. Une silhouette canine indistincte, nimbée d’un halo
doré.
— Je le vois ! s’écria-t-elle, regarde, il est là.
Bog ! Je suis là !
Elle fit de grands signes en direction du chien et
le vit distinctement agiter la queue.
— Méfie-toi, tempéra Cwynn en la prenant par le
coude, nous sommes dans une sorte de grotte et il nous guide le
long d’un tunnel qui a l’air très glissant.
— Suivons Bog, se contenta-t-elle de lui
répondre.
Des profondeurs du tunnel, elle entendit monter
les cris des khouri-keen. Au moins, nous
sommes sur le bon chemin. Les voix étaient stridentes et, en
réalité, elle les voyait plus qu’elle ne les entendait. Les voix
passaient devant ses yeux comme des papillons sonores, virevoltant
à la limite de son champ de vision.
— Suis-moi, je crois que j’entends les
khouri-keen.
— Avons-nous le temps de tout terminer avant
l’aube ? demanda Loriana à Timias, tandis qu’elle pénétrait dans la
forteresse en compagnie de Bran.
Il FAUT que ce soit fait avant le lever du soleil, songea
Bran, qui commençait à ne presque plus sentir ses membres, tant ils
lui semblaient devenir évanescents. Ses muscles mêmes lui
semblaient inconsistants sous une peau fine comme de la soie. Des
gouttes de sueur coulaient sur son front et le long de son dos, et
l’air même qu’il respirait lui sembla aussi sec que celui du
désert. Il lui brûlait les poumons.
Loriana se tenait parfaitement immobile sur le
seuil. Au centre de la pièce se dressait une courte colonne
du même marbre que les murs, sur laquelle
était posée une sphère parfaite qui brillait légèrement dans la
pénombre. Des pinceaux de lumière tombaient sur la scène, chargés
de particules de poussière. Bran leva les yeux vers le sommet vitré
de la tour au travers duquel brillait le soleil.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Cela fait partie de la magie qui est à l’œuvre
ici, répondit Timias. Suivez-moi, nous allons descendre.
Il les précéda vers le fond de la pièce où une
volée de marches circulaire s’enfonçait dans les profondeurs.
Bran vacilla sur ses pieds et dut s’appuyer contre
le mur pour conserver son équilibre.
— Je crois que j…, essaya-t-il d’articuler, j… je
crois que je devrais rentrer…
— C'est impossible, lui répondit Loriana en le
secouant si fort qu’il crut qu’elle allait lui arracher le
bras.
Il se rendit compte alors qu’elle avait beaucoup
plus de force que sa carrure ne le laissait penser.
— Je t’en prie, reste encore un peu,
supplia-t-elle, tandis que Bran trébuchait et que sa vision
s’obscurcissait.
Elle caressa son visage du bout des doigts,
dessinant le contour de son menton.
— S'il te plaît, chuchota-t-elle, en se collant à
lui, dressée sur la pointe des pieds, laissant son souffle courir
sur le lobe de son oreille.
— Je t’en prie, Bran à la douce barbe brune. Nous
chanterons tes louanges pour l’éternité.
— C'est vrai ? bredouilla-t-il.
— Bien sûr, Bran. Ceux qui mettent en œuvre une
magie d’une telle puissance méritent que leur nom soit porté au
pinacle, tu ne crois pas ?
La pièce tout entière sembla pulser de cette
douce lumière verte qui les entourait. Bran
sentit ses genoux céder. La pièce se mit à tourner et les escaliers
vacillèrent sous ses pieds avant que les ténèbres ne se referment
sur lui et qu’il ne se sente tomber.
— Est-ce qu’il peut nous être utile, même dans cet
état ? entendit-il Loriana demander à Timias, comme si sa voix lui
parvenait depuis l’autre extrémité de l’univers.
— Aucun problème, lui répondit-il, seule son
essence nous intéresse.
Les rochers irréguliers et glissants les forçaient
à ralentir l’allure.
— Je ne comprends pas, murmura Cwynn, tu es sûre
qu’il n’y a pas de chemin moins dangereux ?
— Non, lui répondit-elle simplement d’un air
sombre, c’est le passage le moins périlleux, le plus sûr et le plus
rapide. Bog t’a déjà mené vers cette créature, je suis certaine
qu’il nous guidera vers Termuid.
— Et ensuite ?
— Ensuite, nous le tuerons.
— Comment ?
— Je ferai en sorte de le distraire et, pendant ce
temps, dissimulé par la cape d’ombre, tu te glisseras derrière lui
et tu le frapperas avec ton crochet d’argent. Je pense qu’il te
suffira même de le toucher.
A moins qu’il ne soit
insensible à l’argent, mais ce serait étrange, puisque rien en
Faërie n’y est insensible, se rassura-t-elle. N’était-ce pas
de cette façon que Seanta avait vaincu le monstre, grâce à sa main
d’argent ? Il faut que cela
fonctionne.
Elle attrapa Cwynn par le bras avec un regain
de détermination, tandis qu’autour d’elle la
couleur des cris des khouri se modifiait.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Ce ne sont pas simplement des cris, ils essaient
de dire quelque chose. Leurs voix sont différentes à cet endroit,
elles sont stridentes, plus difficiles à comprendre. J’ai
l’impression qu’elles essaient sans cesse de prononcer un nom, ou
un mot, toujours le même. Est-ce que ça pourrait être…
Elle s’interrompit en tendant l’oreille.
— La fille de Faërie, la fille de Faërie ?
— Moi, je n’entends rien.
— C'est normal, la plupart des gens ne peuvent pas
les entendre. On les aperçoit parfois furtivement, mais ça va
rarement plus loin.
— Qu’est-ce qui rend ces créatures si importantes
? lui demanda-t-il alors qu’ils se remettaient en route.
— Les khouri-keen sont des élémentaires de terre.
Tu te souviens que je t’ai expliqué que la magie druidique était
une magie élémentaire, n’est-ce pas ? Eh bien, il se trouve que
c’est une forme de magie issue de l’élément eau. L'eau est un
élément très puissant, plus puissant que les autres par bien des
aspects. Cette magie existe sous trois formes différentes. C'est
cependant un élément fluide, difficile à maîtriser et qui, comme
l’eau, doit être canalisé pour pouvoir être exploité. Les
khouri-keen, eux, sont comme un rocher sur lequel nous poserions
les fondations de la plupart de nos manipulations magiques.
— Pourquoi la plupart ?
— Les rites de fertilité et de guérison échappent
à cette règle, ils sont célébrés sous le signe du soleil, de la
lune, des étoiles et des arbres. La magie sylvestre est notablement plus longue à mettre en place, tandis
que la magie des khouri-keen est…
— Plus simple ?
— D’une certaine manière, oui. Les khouri sont
difficiles à contrôler, mais comparés aux arbres sur lesquels nous
n’avons absolument pas la moindre prise…
Catrione s’interrompit et leva la tête. Il lui
avait semblé entendre un chien aboyer au loin.
— Bog ?
Les cris des khouri-keen reprirent de plus belle
et cette fois Catrione reconnut sans aucun doute possible le nom
qu’ils scandaient.
CONNLA… CONNLA… CONNLA !
Mais Connla est morte. Il ne
peut y avoir qu’une seule explication. Soit les khouri ne le savent
pas encore, soit ils viennent seulement de s’en rendre
compte. Leur cri se modula. Catrione ne savait plus quoi
penser.
LE GARÇON ? LE GARÇON… IL EST À NOUS… DONNE-LE À
KHOURI !
Les hurlements étaient devenus assourdissants.
Cwynn et Catrione reprirent leur descente le long du tunnel, en
proie aux pires difficultés. Catrione avait pris la tête, et se
précipitait en bas, tantôt glissant, tantôt courant au-devant de
Cwynn.
— Hé, attends-moi !
— Je crois qu’ils détiennent un humain, gronda
Catrione entre ses dents, le cœur battant la chamade. Je crois
qu’il y a un mortel entre leurs mains, un mortel autour duquel
Connla a tissé un charme de protection.
— Quoi ? Mais de quoi parles-tu ?
— Les sylphes sont une menace pour les mortels,
Cwynn, commença-t-elle, cherchant ses mots pour tenter de se faire comprendre de quelqu’un qui
avait manifestement été élevé dans la plus totale ignorance de ces
choses. Nous autres druides, nous évitons autant que possible
d’avoir affaire à eux, et lorsque nous le faisons nous ne les
rencontrons jamais seuls. Pourquoi crois-tu que je t’ai demandé de
m’accompagner ? Je ne peux rien faire toute seule, je pourrais ne
jamais retrouver mon chemin.
— Et qu’arrive-t-il si on reste bloqué ici ?
— Tu finis par te dissoudre lentement dans la
substance de Faërie, si les gobelins ne te dévorent pas avant, et
si les sylphes ne te dérobent pas ton essence, bien entendu.
— Comment ça, mon essence ? Tu veux dire ma
semence ?
— Non, il s’agit de quelque chose d’encore plus
intime. La semence d’un homme est destinée à sortir de son corps,
pour participer à la naissance d’une vie, alors que l’essence est
quelque chose de bien plus profond, de bien plus riche, elle coule
dans tes veines, elle pulse jusque dans tes os, elle inonde ton
esprit. Si tu les laisses faire, les sylphes sont prompts à s’en
emparer, ils s’en repaissent comme les gobelins le font de la chair
humaine. Le rôle des druides est de leur donner une infime partie
de leur essence, de les laisser s’y abreuver afin de les apaiser,
pour que cette faim ne devienne pas dévorante.
— Dans ce cas, pourquoi continuer à les fréquenter
?
— Les sylphes, eux aussi, disposent d’une
puissante magie. Ils exsudent quasiment la magie par chacun des
pores de leur peau, mais ils sont plus dangereux encore que les
gobelins, et un seul d’entre eux est plus fourbe que toute une
horde de lutins.
— Oui, un gamin dont l’Archidruidesse Connla
voulait à tout prix empêcher qu’il ne tombe entre leurs
mains.
Catrione perdit l’équilibre, mais le bras de Cwynn
la rattrapa in extremis, l’empêchant de
dévaler la pente. Elle se retrouva collée à lui, et son esprit
commença à voyager. Connla s’est mise en route
depuis Eaven Morna… un garçon d’Eaven Morna… un garçon que Connla
veut à tout prix protéger des sylphes. Un gamin d’Eaven Morna, qui
soit suffisamment important pour que l’Archidruidesse de Brynhiver
prenne la peine de sceller un pacte avec les lutins.
Elle attrapa le bras de Cwynn, frappée par
l’évidence. Le petit frère de Deirdre, ça ne
peut être que le petit frère de Deirdre.
— Bran ! murmura-t-elle en se figeant sur place,
manquant de déséquilibrer Cwynn, Grande Mère, avec tout ce qui
s’est passé, j’ai complètement oublié Bran.
— Qui est Bran ?
— C'est ton frère, répondit-elle, en apercevant un
peu plus loin le chien qui avait fait halte pour se gratter
l’oreille.
Alors qu’elle contemplait la silhouette familière
de son chien, elle se souvint de ce chevalier qui était arrivé
d’Eaven Morna le jour où tout avait commencé.
— Nous avions pourtant reçu un message de Meeve,
mais je n’avais pas fait le rapprochement jusqu’ici.
— Catrione, mais de quoi parles-tu, bon sang ?
l’interrogea-t-il avec une impatience et une exaspération
croissantes.
— Je vais essayer de tout t’expliquer aussi
simplement que possible. La quintessence de la magie druidique ne
réside pas exclusivement dans les khouri-keen, ils n’en sont que le socle, la fondation. La source
première c’est l’essence de chaque druide, cette même essence que
les sylphes apprécient tant chez les mortels, avec ceci d’unique,
chez un druide, qu’elle recèle l’étincelle nécessaire à la pratique
de la magie. C'est cette essence qui a permis à Deirdre de façonner
la cape d’ombre, et c’est également grâce à elle que nous
fabriquons l’eau d’argent qui guérit les plaies.
— Donc, si j’ai bien compris, pour pratiquer la
magie druidique… il faut un druide. Ça semble cohérent.
— Le fonctionnement de la magie n’est que le
reflet de la marche de l’univers lui-même où tout n’est qu’écho, et
reflets, images déformées d’endroits, de gens et d’événements.
TirNa'lugh est notre Ombre, de la même façon que l’est notre monde
pour eux, tu comprends ?
— Hum, je vais devoir y réfléchir.
— Ça signifie entre autres choses que les opposés
se complètent, ainsi que les doubles. Prends les jumeaux par
exemple, eh bien il n’est pas rare que l’un soit druide et l’autre
non. Comme tu le sais maintenant, tu as une sœur, qui est aussi la
sœur de Deirdre, eh bien elle n’a rien d’un druide. Meeve a eu
quatre enfants, deux garçons et deux filles. Les filles sont
jumelles, l’une est druide, l’autre non. Les garçons ne sont pas
jumeaux, mais seul l’un d’eux est druide.
— Tu parles de Bran, c’est ça ?
— Oui. Il n’a pas reçu l’éducation druidique
classique, évidemment, mais Connla a certainement vu en lui un
potentiel pour l’avoir ainsi protégé par un charme ; tous les
khouri des environs sont en train de hurler son nom. Termuid, non
content d’être en possession des cristaux, détient également un
mortel, et pas n’importe lequel. C'est
certainement un projet gigantesque qu’il est en train de mettre en
œuvre.
— Comment peux-tu être si sûre de toi ?
— Quand on sait lire entre les lignes, tout ça
prend un sens. Il possède les quatre éléments, une intention, un
objectif et je parierais gros qu’il a également le médium pour le
mettre en œuvre, c’est la partie la moins complexe à trouver. De
nombreux objets courants peuvent aisément faire office de médium.
Un morceau de bois, certains métaux, tout ce qui permet de conduire
ou d’absorber l’énergie.
Elle s’interrompit, sentant comme une pulsation
parcourir le sol sous ses pieds.
— Tu as senti ça ?
Le phénomène se reproduisit.
— Je l’ai senti et je l’ai entendu aussi. Tu as la
moindre idée de ce que ça peut être ?
— Des tambours gobelins. Nous sommes pourtant
partis à l’aube, comment est-ce que…
— Quel rapport ?
— Les gobelins ne peuvent pas sortir en plein
jour.
— Mais c’est TirNa'lugh ici, non ? Les choses sont
certainement différentes. Est-ce qu’ils sont au-dessus de nous ?
lui demanda-t-il, en levant inconsciemment les yeux au
plafond.
— Difficile à dire. Allez, en route.
Ils reprirent leur pénible progression avant que,
de nouveau, Cwynn ne fasse halte.
— Pourquoi t’arrêtes-tu ? l’interrogea
Catrione.
Un courant d’air frais passa dans ses cheveux et
sur son visage couvert de sueur.
— Le chien s’est arrêté. Je crois que nous y
sommes.
La lumière filtrait d’une
brèche au-dessus d’eux. Par cette ouverture, ils purent voir Timias
qui se tenait au centre d’une grotte devant un rocher sur lequel
trônait un chaudron qui semblait fait de plumes noires. Timias
était penché sur le récipient. Le long du sombre mur, à l’opposé de
leur position, une sylphe d’une grande beauté, portant le corps
d’un mortel, entamait l’ascension d’un escalier en colimaçon.
Les bras du jeune homme étaient passés autour du
cou de la femme, et dans sa main quelque chose de brillant
scintillait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Voilà le médium,
comprit Catrione. C'est ça qui structure tout
l’enchantement, et manifestement il n’est pas complètement
achevé.
— Si je pouvais éloigner cet objet du garçon,
chuchota-t-elle en évaluant ses chances de traverser l’espace
découvert sans que Termuid ou Timias ou Tetzu ne la repère.
Mais il était déjà trop tard, non seulement il
l’avait vue, mais il semblait l’avoir reconnue, et il lui
souriait.
Sous ses pieds, le sol se mit à trembler.
Cours, cours, les gobelins
sont en chemin, s’encouragea-t-elle mentalement,
tu n’as plus beaucoup de temps.
— Cwynn ! murmura-t-elle, tu vois le gamin ? Tu
vois ce qu’il tient ? Je dois absolument grimper en haut de ces
marches et mettre un terme à leurs agissements. C'est Bran qui est
entre leurs mains. Je veux que tu te glisses derrière Timias
pendant qu’il sera concentré sur moi. Je vais essayer de
m’approcher aussi près que possible de l’escalier, et dès que tu me
verras courir…
— Je lui saute dessus.
— Exactement.
La sylphe était à mi-chemin du sommet de
l’escalier et le garçon ne semblait pas peser
plus qu’un oiseau mort. Non, il ne peut pas
être mort, ils ont besoin de lui pour manipuler
l’argent.
— Il a vraiment l’air mal en point, Catrione.
Attention, je ne suis pas en train de dire que nous devrions
l’abandonner, mais il est si pâle…
— S'il meurt ici, il ne rejoindra jamais les
Terres d’Eté, s’énerva-t-elle à voix basse, il sera condamné à
danser dans la Hutte de Herne pour l’éternité. C'est vraiment ce
que tu veux pour ton frère ?
— Non, bien sûr, je ne souhaiterais ça à personne,
répondit-il immédiatement, avec une expression contrite qui lui
attira la sympathie de Catrione.
— Il faut faire vite, lui dit-elle en déposant un
rapide baiser sur sa joue, il lui reste peu de temps.
— Catrione, qu’est-il arrivé à tes yeux ?
De l’autre bout de la pièce, Timias vit Catrione
réagir à sa question. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il la
reconnaisse, et il ne put réprimer un sourire de
satisfaction.
— Je sais tout de toi, commença-t-elle en riant,
la tête haute.
Elle s’adressait à lui avec ce ton qu’il avait
appris à détester. Ce ton hautain qui clamait son rang de fille de
chef de clan et d’héritière du trône, ce ton que n’employaient que
les druides de naissance, et qui lui crachait à la face combien
elle avait été, depuis le plus jeune âge, choyée, honorée par tous.
La seule personne qu’il avait haïe davantage était Deirdre. Elle
s’approcha à pas comptés du rocher sur lequel était posé le
chaudron et quelque chose dans sa démarche lui rappela sa
mésaventure dans l’antre de Macha. Il la vit
jeter un rapide regard en direction de l’escalier.
Elle veut monter, elle veut
essayer de s’interposer entre Bran et Loriana. Il fit un pas
de côté tandis qu’elle poursuivait sa progression.
— Tu ne trouves pas qu’il y a quelque chose de
changé dans mon regard ? Je crois bien que la Sorcière a altéré mes
yeux pour me permettre de distinguer ta vraie nature, de voir ce
que tu es vraiment, c’est-à-dire rien. N’est-ce pas que tu n’es
qu’une erreur, Timias, Termuid, Tetzu ou quel que soit ton nom ?
Lequel est le vrai, hein, dis-moi ? Tous à la fois, aucun des trois
? Tu n’es qu’un changelin qui se cache sous un masque. Tu ne peux
révéler ta vraie nature à personne car tu l’ignores toi-même.
Il bondit vers elle, pris d’un accès de rage
terrible, mais avant même de toucher le sol il sentit une main se
poser sur son épaule. Il avait vu juste, il y avait là quelqu’un
d’autre, dissimulé par la cape d’ombre. Les provocations de
Catrione n’avaient d’autre but que de le mettre hors de lui, et il
faisait maintenant face à cette parodie de mortel qui le menaçait
avec ce qui ressemblait à une binette couverte d’argent et qu’il
portait en guise de crochet improvisé au bout du moignon qui lui
tenait lieu de bras droit.
— Je te connais, toi, hurla Timias tandis que les
deux hommes se jaugeaient comme deux escrimeurs, au pied de
l’escalier.
Il entendit Loriana crier, et Catrione appeler
Bran.
— Pose l’argent sur le globe, Loriana ! lui
cria-t-il, tandis que le mortel essayait de le frapper de son arme
improvisée.
Je compte sur toi, ma reine,
ne me fais pas défaut, pas maintenant
. Encore quelques instants et le pouvoir cumulé de l’argent et des
gremlins serait à jamais lié à Faërie, lié par le feu, l’air et
l’eau, scellé par le pouvoir de la terre.
Un hurlement strident descendit jusqu’à lui, suivi
du cri inarticulé du garçon. Lorsqu’il leva les yeux les rochers
tremblaient, menaçant de s’effondrer. Il vit les gremlins jaillir
de chaque interstice et s’employer, comme il le leur avait ordonné,
à maintenir l’édifice en place.
Des rafales d’énergie le traversèrent et le mortel
perdit l’équilibre. Il roula sur lui-même, vacilla sur le sol
incertain, avant de reprendre pied et de se jeter sur Timias. Le
sylphe saisit facilement la main lancée vers lui et commença à
tordre sans effort le bras du mortel, gorgé qu’il était de la
puissance magique qui coulait à présent dans ses veines.
Il vit les yeux du mortel s’agrandir de surprise
avec une expression presque comique en sentant ses os
craquer.
Timias le libéra.
Le mortel baissa les yeux sur son crochet avec une
expression de stupeur absolue. L'objet avait disparu et avait fait
place à une main humaine, aussi naturelle que celle avec laquelle
il était venu au monde.
— L'argent n’a plus sa place en Faërie, désormais,
lui glissa Timias avec un air satisfait en levant le bras pour lui
porter le coup fatal.
— Ne le tuez pas ! lui cria Loriana du haut des
marches.
— Quoi ?
Timias jeta un œil rapide dans sa direction.
— La magie a opéré, le mortel a posé l’argent sur
le globe, mais la réaction n’a pas été celle que vous aviez prévue,
Timias. La pièce ne s’est pas logée au sommet, elle a comme… fondu. J’ai laissé la druidesse
partir avec le garçon, vous ne devrez plus vous en prendre à
lui.
— Pourquoi ça ?
Le mortel battit en retraite, et Timias vit la
cape d’ombre onduler sur ses épaules. Prévoyante Catrione, rien ne t’échappe, décidément.
Rien d’étonnant à ce que la Sorcière l’ait rétribuée si
largement.
— Parce que, poursuivit Loriana d’une voix
caressante, c’est désormais lui le nouveau Haut Roi. Vous devez le
laisser vivre Timias, car il est à présent mon consort.
Timias fut comme frappé par la foudre. Il déglutit
avec difficulté, peinant à tenir debout.
— Une sylphe ne peut prendre un mortel comme
consort, Loriana !
— Mais ma descendance est déjà conçue,
Timias.
Elle lui jeta un regard en coin en lui tendant la
main, caressant de l’autre son ventre encore plat.
— C'est une puissante magie que nous avons mise en
œuvre, et je ne serais pas étonnée d’attendre des jumeaux. Je suis
libre de choisir mon consort, Timias. Vous avez dit vous-même que
je serais la plus grande souveraine que Faërie ait jamais connue,
et ce mortel sera le premier de mes consorts. Vous comprenez ?
Quand il mourra, je choisirai peut-être l’autre, pouffa-t-elle,
portant la main à sa bouche avec coquetterie.
— Ça, ça m’étonnerait, s’exclama Cwynn en
s’élançant à l’assaut de l’escalier, à la poursuite de Catrione, je
rentre chez moi !
— Vous le laissez parti ? lui demanda Timias,
interloqué, tandis que le bruit des pas de Cwynn allait
décroissant.
— Il reviendra, lorsqu’ils l’uniront à la terre.
Et peut-être qu’alors je le garderai auprès
de moi un petit moment, parce que…
Loriana s’interrompit en gravissant les marches
d’un pas théâtral, en faisant signe à Timias de la suivre.
— Parce que tel sera mon bon plaisir, voilà
tout.
Ils atteignirent le sommet des marches, où la
pierre de lune luisait sous la fine résille d’argent.
— Les choses sont différentes, à présent, vous
aviez vu juste, Timias, s’exclama Loriana en écartant les bras, je
n’en peux plus d’attendre !
Timias la vit se pencher vers la résille, la gorge
serrée à ne presque plus pouvoir respirer.
Comment ai-je pu me tromper à
ce point ? C'est moi qu’elle devait choisir. Je suis son sauveur,
je suis celui qui a façonné la résille, ferment de la sauvegarde de
Faërie, face à la menace des gobelins, des mortels et de l’argent !
C'est moi qui ai conçu cette nouvelle forme de magie.
— Qu’y a-t-il ? demanda Loriana en lui tendant la
main, vous avez l’air si sombre. C'est vous qui aviez raison, et je
me demande bien ce que le conseil trouvera à redire à présent. Vous
nous avez offert un endroit sûr où nous réfugier, ainsi que les
moyens de créer un monde nouveau. Vous devriez exulter, au
contraire, moi j’ai l’impression que je pourrais voler !
— Si vous êtes satisfaite, alors je partage votre
liesse, Gracieuse Majesté, la salua-t-il en portant la main à son
cœur.
Il se sentait comme vidé de toute substance, et la
blessure sous sa queue recommençait à le faire souffrir.
— Mais sans doute devrais-je moi aussi rejoindre
la Forêt Profonde, à présent, et attendre que le changement s’opère
en moi.
— Non ! s’écria Loriana en
lui prenant la main, je veux que vous demeuriez à mes côtés,
Timias. Vous êtes celui qui a donné naissance à tout ceci… et à
cela, ajouta-t-elle en posant sa main sur son ventre.
Timias ressentit sous ses doigts, sans aucun doute
possible, l’étincelle de la vie. Une… non,
deux, corrigea-t-il avant de constater qu’il y en avait même
une troisième. Le souvenir de l’enfant de Deirdre choisit cet
instant pour s’imposer à lui, mais il refusa de le laisser remonter
à la surface. Il s’inclina légèrement et effleura la main de
Loriana de ses lèvres.
— A présent, Votre Glorieuse Majesté, il nous
reste à décider de la meilleure façon de nous débarrasser des
gobelins avant la tombée du jour.
— Je m’en remets à vous pour ces questions,
Timias, vous saurez éloigner cette menace, je vous fais entièrement
confiance.
Elle se dressa sur la pointe des pieds, déposa un
baiser sur sa joue, et arpenta la pièce en chantonnant pour elle
seule. On dirait un chaton qui vient de
trouver un bol de lait, songea Timias.
Il demeura un long moment à contempler la résille
qui scintillait au sommet de la pierre de lune. Le ciel virait au
pourpre et les tambours des gobelins avaient entamé leur mélopée.
Timias savait qu’ils étaient de retour, gavés de chair mortelle et
de sang druidique, pleins d’une nouvelle énergie, comme l’étaient
les sylphes. Cependant les gobelins étaient loin de se douter à
quel point les sylphes avaient désormais l’avantage. Pendant un
instant, il eut la tentation de s’emparer de la résille, de laisser
les gobelins ravager Faërie, de laisser les arbres brûler et la
flétrissure dévaster l’Ombre, mais cela ne rimait à rien. Il voulait voir s’accomplir son rêve, voir Faërie
devenir plus puissante que jamais.
Il passa la tête par la porte et jeta un œil dans
la cour baignée d’une chaude lumière où résonnait le chant de
Loriana. Elle porte l’avenir en elle,
songea-t-il, et en un instant sa décision fut prise. Si elle
voulait d’une éminence grise à ses côtés, alors il ferait selon ses
désirs. Il jeta un dernier regard à la résille et sortit de la
pièce d’un pas décidé. Arrivé sur le seuil, il eut un moment
d’hésitation et regarda en arrière.
— Portes ! murmura-t-il, et avant même que ses
lèvres n’aient terminé de prononcer le mot de lourds battants aux
charnières d’airain apparurent.
— Verrouillées !
Il y eut un cliquetis et les serrures étaient en
place. Voilà qui devrait suffire pour le
moment. Il jeta un dernier regard à son ouvrage et
s’éloigna, réfléchissant déjà au plan qui causerait la perte de
Macha.
Cours, cours, les gob’lins
sont là, leurs tambours sont sur tes pas. Va-t’en vite, va-t’en
loin. Va-t’en, va-t’en, va-t’en loin. La comptine refusait
de quitter son esprit tandis qu’elle trébuchait sur la frontière,
traînant Bran plus qu’elle ne le portait, dans ce vaste néant qui
puait les excréments et le sang séché.
Elle perdit l’équilibre et tomba au sol, les mains
en avant, dans un geste instinctif de protection. Ils basculèrent
ensemble sur un amas doux de matière molle qui empestait le
charnier. Avait-elle amené par erreur le garçon vers un repaire de
gobelins ?
La terreur la submergea lorsqu’elle envisagea
cette éventualité. Un oiseau cria quelque
part au-dessus d’elle et elle sentit une aile l’effleurer, portant
avec elle des remugles de charogne. Les corbeaux s’agitaient,
croassant dans un vacarme assourdissant, brassant l’air de leurs
ailes. Elle entendit les arbres ployer dans sa direction et des
gouttes de pluie vinrent s’écraser contre sa joue. Lorsqu’elle
porta ses mains à son visage pour effleurer ses paupières, ses
doigts ne touchèrent que des orbites vides. Elle était donc
vraiment aveugle.
— Cailleach ? La voix de Bran était rauque et
traînante, comme s’il n’avait rien bu depuis des jours, ce qui,
comprit-elle, était sans doute le cas.
— Je m’appelle Catrione, ta sœur Deirdre était mon
amie.
— Elle m’a prévenu que vous viendriez,
articula-t-il avec difficulté.
— Comment ça ?
Elle sentait toujours la pluie tomber sur son
visage. Oui, elle était aveugle et manifestement il pleuvait.
— Elle m’a visité quand j’étais là-bas, là-haut…
où que soit cet endroit. Elle m’encourageait à tenir bon, elle me
disait qu’elle avait envoyé la meilleure amie qu’elle ait au monde
pour me secourir et me ramener chez moi. Elle me disait de tenir le
coup, que vous seriez bientôt là.
Catrione prenait à peine conscience que c’était
effectivement ce qu’elle venait d’accomplir. Elle avança à tâtons
sur le sol rocailleux et inégal où la terre, par endroits, semblait
avoir été retournée récemment. Ses doigts rencontrèrent quelque
chose de collant et de gélatineux et elle eut un mouvement de recul
instinctif. Elle sentit sous ses doigts ce qu’elle prit tout
d’abord pour une dague avant de comprendre qu’il s’agissait d’une
pointe de lance brisée. Elle se tourna vers
la droite et sa main tomba sur le pommeau d’une épée encore serrée
dans la main, raidie par la mort, de son propriétaire.
— Bran, est-ce que tu as la moindre idée de
l’endroit où nous sommes ?
— Non, répondit-il en déglutissant avec
difficulté, mais cette pluie qui tombe est une bénédiction. On
dirait qu’une bataille a eu lieu ici, il y a du matériel éparpillé
un peu partout et des corps étendus.
Catrione prit une profonde inspiration et le
regretta aussitôt, lorsque l’odeur infecte emplit ses
poumons.
— Est-ce qu’il fait jour ?
— Il fait surtout gris, je ne saurais pas dire
avec précision si le soleil s’est levé.
— Qui sont ces soldats ? Est-ce que tu peux
distinguer leurs uniformes aux couleurs qu’ils portent ?
— Il y a pas mal de bleu et de pourpre. J’ai bien
l’impression que nos hommes ont battu les Acquiléens. On dirait que
les corps des guerriers étrangers ont été abandonnés sur le champ
de bataille.
Le vent forcit et Catrione fit de son mieux pour
rassembler ses idées. Elle devait agir avant que le contrecoup de
leur long séjour à TirNa'lugh ne se fasse sentir. Ils étaient
certes parvenus à échapper à Termuid et aux gobelins, mais ils
étaient à présent complètement perdus au beau milieu d’un champ de
bataille, cernés par des monceaux de cadavres mutilés.
La pluie glissa le long de sa nuque et elle
entendit Bran gémir.
— On ne peut pas rester ici, décida-t-elle enfin.
Est-ce que tu es en état de marcher ?
Tu n’es pas léger, mon pauvre
garçon, tu es quasiment translucide, se dit-elle, se gardant
bien de lui faire partager ses pensées.
— On ne trouvera rien à se mettre sous la dent
ici, à moins de devenir charognards. Tu vas être mes yeux, et nous
allons essayer de trouver une route.
Ils se mirent en route à la recherche d’un abri.
Catrione tenait à ce qu’ils bénéficient d’une sécurité même
relative quand le contrecoup arriverait, mais elle refusait de s’en
ouvrir à Bran, afin d’éviter de le paniquer davantage. L'état du
jeune homme était alarmant. Il avait la peau brûlante et desséchée
et ses os semblaient presque friables ; en réalité, il ne restait
plus grand-chose de lui. Il n’est pas tiré
d’affaire, sa vie est toujours menacée, mais au moins, en passant
de vie à trépas ici, il aura la garantie de rejoindre les Terres
d’Eté. Il aura toujours le loisir d’en revenir quand l’heure sera
venue, pour affronter Termuid sous une nouvelle apparence. Ce
garçon est courageux, c’est un esprit noble, il ne méritait certes
pas de passer le reste de l’éternité dans la Hutte de
Herne.
— Catrione, je crois que j’ai vu un chien blanc,
un peu plus loin.
Elle perçut derrière sa voix rauque un regain
d’énergie et d’optimisme et elle sourit intérieurement. Peut-être
avaient-ils une chance, finalement, une chance de réussir à
s’ancrer de nouveau dans ce monde-ci, même s’il leur fallait avant
tout trouver un abri pour affronter le contrecoup.
— J’aimerais tellement que vous puissiez le voir.
Il est là, debout sur un chariot, et il agite
la queue. Attendez… mais où est-il passé, il était là il y a une
minute !
Catrione chassa les cheveux qui lui collaient au
visage et sentit une truffe humide contre sa cuisse.
— Bog ? murmura-t-elle, Bog, c’est vraiment toi
?
De nouveau, une gueule amicale la poussa doucement
et une langue vint lui lécher la main. L'animal glissa sa tête dans
le creux de sa paume et Catrione sentit les larmes couler de ses
yeux mutilés et ruisseler sur ses joues.
— Je crois qu’on va s’en tirer, Bran,
chuchota-t-elle.
Elle sourit au jeune garçon. Elle lui sourit
malgré la pluie et le froid, malgré l’odeur de mort omniprésente et
la certitude que, sans doute, Cwynn était perdu pour
toujours.
— Bog est venu pour nous ramener chez nous.