Depuis sa cachette, Timias regardait, sous sa
forme gobeline, la Sorcière remuer le contenu de son gigantesque
chaudron. Elle marmonnait dans sa barbe d’incompréhensibles
imprécations en remuant inlassablement la soupe épaisse. Il ne
comprenait pas le sens de ses paroles, mais les accents en étaient
suffisamment inquiétants pour lui faire dresser nerveusement la
queue, et pour qu’un frisson désagréable lui parcoure l’échine. Il
tenait à peine debout. Il lui fallait trouver rapidement un endroit
à peu près confortable où il pourrait se reposer. Malgré la douleur
de ses entrailles desséchées et le froid qui lui mordait la peau,
son regard était attiré non par la petite créature fripée penchée
sur son chaudron, mais bien par les trois globes sur lesquels
reposait la massive marmite. Trois globes, et non quatre !
L'un était noir, l’autre blanc et le troisième
brillait d’une lueur verte qui lui rappela le vert des arbres de
Faërie au printemps. Son attention fut attirée par des images qui
s’agitaient sous sa surface, des reflets qui ne pouvaient pas être
nés de la lumière des flammes. Même à cette distance, il pouvait
discerner des formes et des silhouettes dans les profondeurs du
globe. Il lui sembla voir des arbres et des
ombres qui agitaient leurs membres en glissant sous la surface,
comme des nuages masquant un instant le soleil. Des ombres plus
denses encore ondulaient à l’intérieur de la perle, tandis que la
sphère d’obsidienne scintillait de reflets rouges et orange. Les
motifs lumineux, leur ordonnancement, le rythme de leurs pulsations
trouvaient un écho au plus profond de la partie de lui qui était
gobeline, l’image des créatures dansant dans la caverne au pied de
Macha s’imposa à lui ; les rythmes étaient similaires. Il resserra
un peu ses griffes autour de la bourse contenant les cristaux, et
fit de son mieux pour mettre son cerveau en branle malgré la
douleur.
Les Chroniques Sylvestres faisaient clairement
mention des quatre globes de la Sorcière, elles précisaient qu’ils
recelaient chacun dans leurs profondeurs l’étincelle du principe
universel et fondamental de leur élément tutélaire, posant les
bases d’une réalité qui s’appliquait simultanément dans les deux
mondes. Les gremlins lui avaient donné la preuve que ce n’était pas
là de la pure théorie, mais fait avéré. S'il parvenait à mettre la
main sur le globe qui représentait les sylphes… Un projet inédit
commença à prendre forme dans son esprit. Un projet si radical
qu’il sentit sa crête se hérisser sur sa nuque et sa queue
frétiller. Il existait un moyen de faire en sorte que plus jamais
les druides ou l’argent ne puissent pénétrer en Faërie, et il
allait utiliser leur propre magie pour y parvenir.
Cela impliquait de la détourner de son usage
initial, bien sûr, et il devait pour cela s’emparer du globe au nez
et à la barbe de la Sorcière et sortir de là vivant. Il devait bien
reconnaître que, malgré l’aversion profonde que lui inspirait son apparence de gobelin, elle possédait
certains avantages et lui avait permis, notamment, de se repérer
dans ce dédale. Espérons que ce sera aussi
efficace pour trouver le chemin du retour, songea-t-il avec
inquiétude.
Timias se rapprocha, essayant d’estimer si
réellement le globe était scellé sous le chaudron, et s’il faisait
effectivement partie des trois points d’appui principaux. Ce
faisant, il délogea malgré lui du bout de sa griffe un fragment de
roche de la paroi, causant un petit éboulis.
La Sorcière cessa de remuer son brouet et
interrompit son soliloque. Elle se redressa, inspecta les environs
en humant l’air avidement, les poils du bout de son nez dressés et
frétillant comme des oreilles de gremlins.
— Mon enfant ? chuchota-t-elle. Est-ce toi, mon
enfant ?
Comment ça, est-ce toi ?
Est-ce qu’elle m’attendait ? s’interrogea-t-il,
interloqué.
Il y avait quelque chose dans la voix de la
Sorcière qui lui donnait envie de se jeter dans ses bras, de la
serrer contre lui et de ne plus jamais la quitter. Mais une autre
voix, intérieure celle-là, lui enjoignit de rester caché. Il serra
les cristaux un peu plus fort, y puisant l’assise morale dont il
avait besoin, se nourrissant de leur pouvoir, à la manière des
druides.
— Tu sais que je t’attends depuis très longtemps,
n’est-ce pas ? poursuivit-elle dans un soupir. Oui, depuis vraiment
très longtemps.
Elle avait quelque chose de Macha, mais en bien
plus redoutable. La voix s’insinuait en lui, glissait sous sa peau,
sous ses griffes, rampait dans ses entrailles, venait se lover
autour de ses os, faisant naître en lui un besoin d’elle si fort
qu’il dut se mordre la langue pour ne pas y céder.
— Ne crains rien, mon
enfant. Tu es chez toi ici, c’est ton foyer. Ta place est ici, avec
moi. Oh, je sais que cela te semble incroyable, après tout ce que
tu as traversé, mais je suis certaine que tu ressens au plus
profond de toi que je ne te mens pas, n’est-ce pas ? Tu sais bien
que ta place n’est pas là-haut, mon petit, dans le monde du
dessus.
Elle avait une façon de prononcer ces mots, de
rendre chaque syllabe aussi coupante que le fil d’une hache !
Chaque son lui semblait résonner douloureusement dans sa cage
thoracique.
— Tu en as conscience, à présent, n’est-ce pas,
mon petit ? chuchota-t-elle, chacun de ses mots faisant naître un
panache de buée dans le froid de la caverne. Ne t’es-tu pas
toujours senti étranger à ce monde ?
Même en puisant de toutes ses forces dans le
cristal, Timias ne parvenait qu’à grand-peine à résister à son
appel impérieux, même s’il savait que ce n’était pas sa voix seule
qui générait cela, mais bien la puissante vague d’émotions brutes
qu’elle véhiculait et dont elle l’abreuvait par chacun des pores de
sa peau, cette vague intime qui semblait combler chacune de ses
blessures secrètes, chacune de ses fêlures d’un flot de pure
lumière. La voix s’insinuait, le caressait, mélopée lancinante et
hypnotique.
— Tu n’appartiens pas à ce monde-là, mon
enfant.
Mais comment peut-elle
connaître autant de choses sur moi ?
— Je sais ce qui est bon pour toi, mon petit,
répondit-elle presque aussitôt, comme si elle pouvait lire dans son
esprit. Je t’ai porté dans mon ventre, ce n’est pas anodin, tu sais
! Qui crois-tu que sont tes vrais parents, mon enfant ? Le soleil
et la lune, la pluie et le vent, la terre et l’océan ? Si c’est là
ce que tu crois, eh bien tu as vu juste.
Sa voix résonnait sous la
voûte minérale comme le cri de centaines de corbeaux, emportant ses
derniers lambeaux de résistance.
— Vous seriez ma mère ?
L'enfant qui ne peut être tué de la main d’un
homme ou d’une femme, le fruit de l’union de la Sorcière et de
Herne, était-ce possible ? Le choc de la révélation le déstabilisa
et il fit un pas, puis deux, dans la lumière.
— M… mais ma mère a été tuée par les gobelins
!
— Ça c’est l’histoire que t’a racontée le roi des
sylphes, grasseya la Sorcière dont les yeux, constata-t-il,
n’étaient que deux billes uniformément pâles enchâssées dans un
visage aussi décharné que celui d’un cadavre.
— Que pouvait-il te raconter d’autre, lui qui
ignorait la vérité ? lui répondit-elle en souriant, laissant
échapper un filet de bave. Elle lui fit signe d’approcher et une
vague de répulsion le saisit. Il fit un pas en arrière.
Non, décida-t-il,
ça n’est tout simplement pas possible. Ce
n’est qu’un tissu de mensonges, ça ne peut pas être réel. C'est
certainement une sorte de rêve éveillé, induit par le contact
prolongé avec les cristaux, à moins que les gremlins n’en soient à
l’origine, ou bien encore les druides…
— Tu n’arrives pas à y croire, hein ?
gloussa-t-elle d’une voix aiguë qui lui fit dresser les cheveux sur
la tête.
Il constata alors qu’il avait quitté sa forme
gobeline pour revêtir une étrange apparence bâtarde, mélange des
trois espèces. Sa peau était épaisse et squameuse comme celle des
gobelins dont il avait conservé la pilosité grisâtre, mais il
portait également une longue barbe comme seuls en possèdent les
mortels et son corps était élancé et gracile comme celui d’un
sylphe. Il avait toujours sa queue de
gobelin, qui battait l’air dans son dos et s’emmêlait par moments
dans ses jambes, entravant ses mouvements.
— Le monde n’était pas prêt à accueillir une
créature telle que toi. Mais te voilà revenu à la maison,
sourit-elle, les yeux fixés avec satisfaction sur le brouet qui
s’agitait et tournait un peu plus vite maintenant dans le
chaudron.
— Mais j… je veux demeurer dans le monde d’en
haut, s’entendit-il répondre.
Rien ne l’avait préparé à la vague de confusion
qui le submergeait. Il se sentait totalement pris au dépourvu, bien
que sa résolution demeurât intacte.
La Sorcière retroussa ses babines en sifflant,
découvrant ses dents jaunies et pointues. Elle serra son bâton à se
blanchir les jointures et il vint à l’esprit de Timias que la chose
qui se tenait devant lui, pour petite et voûtée qu’elle fût, n’en
demeurait pas moins extrêmement puissante et était certainement en
mesure de le forcer à rester avec elle, même s’il doutait que ce
fût son intention. Il se força à soutenir son regard injecté de
sang et il lui sembla y discerner quelque chose comme de l’amour
maternel.
— Ne t’inquiète pas, murmura-t-elle en se penchant
sur son chaudron, je ne peux pas te forcer à demeurer ici, je ne
peux forcer personne à faire quoi que ce soit. Tout ce que je peux
faire, c’est… mélanger, touiller mon brouet, cependant…
Elle s’interrompit pour lui jeter un regard par en
dessous, et un scintillement glauque passa dans son œil.
— Cependant, tu resteras bien un moment en ma
compagnie, n’est-ce pas ? Après tout, maintenant que tu es là, ce
serait dommage de repartir si vite, non ?
Timias hésita.
— J… je…
La seule chose dont il
était certain, c’était d’avoir besoin de la pierre de lune, il lui
restait à trouver le moyen d’éloigner la Sorcière de l’objet.
— Je resterai un moment avec vous si vous acceptez
de me fournir quelques réponses.
— Et que veux-tu savoir ? chuchota-t-elle de cette
voix à la fois caressante et enjôleuse qui lui faisait dresser les
cheveux sur la nuque.
— Pourquoi le roi des sylphes m’a-t-il élevé comme
son enfant ?
— C'est là l’œuvre de ton père. Moi je n’y suis
pour rien. Je voulais te garder ici avec moi, mais ton père a
insisté. Il t’a trouvé très beau et il s’est dit que tu aurais ta
place en Faërie.
J’appartiens au monde de
Faërie. C'est de là que je viens et j’y resterai, songea
Timias sans hésitation.
— Est-ce que cela signifie que Herne est mon… mon
père, ainsi que le suggère la mémoire des arbres ?
— Oh, oui, c’est bien ton père, tout est
vrai.
— Les arbres disent aussi que vous possédez quatre
globes, mais je n’en vois que trois ?
Elle accueillit sa remarque avec un sifflement de
contrariété et elle lui lança un regard en coin. Les poils de son
nez se hérissèrent.
— J’avais un quatrième globe jadis, mais il s’est
brisé.
— Qu’est-il arrivé ?
— Tu t’intéresses donc à la genèse du monde ?
C'est bien, c’est très bien, je ne m’attendais pas à ça.
— Vraiment ? Pourtant vous m’attendiez moi,
n’est-ce pas ? Vous aviez prévu ma venue, poursuivit-il,
malgré la sensation tenace que le simple fait
de lui adresser la parole le glaçait jusqu’aux os.
— Toutes les choses en ce monde finissent
invariablement par revenir à leur origine, et je suis l’origine,
chuchota-t-elle.
Sa voix était comme le murmure du vent dans les
branches de la Maison dans les Arbres, par un bel après-midi de
printemps.
— Mais toi, c’est différent, tu es mon enfant, tu
as retrouvé le chemin de la maison avec beaucoup plus d’aisance que
la plupart.
— Est-ce la raison pour laquelle je peux changer
de forme et devenir un gobelin à volonté ?
Elle accueillit sa question avec une
grimace.
— Tu ne devrais pas te soucier de tout ça, plus
maintenant. Tout ça c’est du passé, tu peux rester ici. Avec
moi.
— Mais je n’en ai aucune envie, protesta-t-il en
laissant son regard courir sur les parois humides de la
grotte.
Il s’imagina l’espace d’un instant devoir renoncer
à Faërie, à Loriana. Non, il refusait que les choses prennent ce
tour-là, surtout maintenant qu’il était si près du but.
— Plonge ton regard dans les globes, l’incita la
Sorcière de sa voix charmeuse, vois comme ils sont beaux. J’ai
passé des siècles entiers à les contempler, tu sais. Peut-être
aimerais-tu en voir un de plus près ? Il y en a un pour les
gobelins, noir comme la nuit, un autre pour les mortels, immaculé
et fluide, le troisième est fait de pierre de lune, c’est le globe
des sylphes qui vivent et chantent dans leurs maisons dans les
arbres.
La cadence musicale de sa voix était si entêtante
qu’il dut se faire violence pour garder
l’esprit vif et clair et ne pas se laisser fasciner par son rythme
hypnotique.
— Qu’en penses-tu, dis-moi ?
— C'est vrai qu’ils sont magnifiques, acquiesça
Timias en faisant un pas de côté.
— Lequel a ta préférence ?
— La pierre de lune, répondit-il sans
réfléchir.
— Ah, c’est elle aussi que je préfère, lui
dit-elle, souriant de toutes ses immondes dents jaunies.
Timias fit un autre pas en arrière. Si elle me touche, je crois que je vais
vomir.
— Vraiment ? parvint-il à articuler en
déglutissant péniblement.
— Viens, approche-toi, l’encouragea-t-elle.
Un peu de bave goutta dans le chaudron.
— Approche, mon enfant, jette un œil à mon brouet,
je vais te montrer ce qui se mijote pour les jours à venir.
Cristal doux et fort à la
fois, cristal, n’obéis qu’à moi. Que ta douceur soit baume pour mes
mains, et que s’accomplisse mon dessein… s’accomplisse enfin son
destin…
Timias répéta les mots en silence en se
rapprochant un peu plus, pas à pas, examinant avec attention de
quelle façon les globes étaient enchâssés dans la roche, sur le
pourtour du foyer. Non, ils sont simplement
posés au sol.
La Sorcière lui sourit, lui fit signe de se
rapprocher un peu plus près et il obéit, malgré sa méfiance.
Des images tournoyaient au cœur des trois sphères,
et chacun de leur mouvement l’incitait à se rapprocher, à en voir
un peu plus. Il vit Loriana, au cœur de la pierre de lune. Elle
avait la bouche ouverte et des larmes roulaient sur ses joues. Elle
s’adressait à quelqu’un en montrant quelque
chose du doigt, et des écharpes de fumée noire lui passaient devant
le visage.
L'émotion le saisit et il se sentit vaciller, se
coupant le pied sur les roches acérées. Les yeux de la Sorcière
brillèrent à la vue des quelques gouttes de son sang sur la
roche.
— Approche, mon enfant, plonge ton regard dans le
brouet.
Un nuage de vapeur s’éleva et il lui sembla
apercevoir un arbre dévoré par les flammes. La souffrance du chêne
parvint jusqu’à lui, le pénétrant jusqu’aux os et, lorsqu’il tourna
la tête, il vit que la Sorcière pleurait.
— Encore un peu plus près, mon enfant,
sanglota-t-elle.
Les images qui dansaient dans la pierre de lune le
fascinaient autant que les spectres nés de la vapeur d’eau. Il n’en
croyait pas ses yeux. Faërie était-elle réellement en train de
brûler ? Encore quelques pas et je serai fixé.
Oui, la Maison dans les Arbres est la proie des flammes. Il
était horrifié, mais la curiosité l’emporta sur la peur et il se
dressa sur le rebord de la marmite pour mieux voir, se penchant
autant qu’il pouvait vers l’intérieur. La vapeur s’éleva de plus
belle autour de lui, l’enveloppant dans une puanteur si
insupportable qu’il tourna la tête de côté pour pouvoir respirer
librement. C'est alors qu’il vit la Sorcière. Il vit aussi le
reflet orangé qui parcourait la lame de sa dague courbe tandis
qu’elle approchait de lui, silencieuse et déterminée.
Il la frappa de sa queue, la repoussant sur le
côté. Il fit de son mieux pour se dégager de sa position
inconfortable, mais glissa et tomba lourdement sur le sol. La
pierre de lune était à portée de main. Cristal
doux et fort à la fois, donne-moi la force et
guide mes pas. Il saisit la pierre de lune. Le chaudron
vacilla. La Sorcière hurla et Timias s’enfuit à toutes
jambes.
La caverne tout entière se mit à trembler. Des
fragments de lichens se détachèrent de la voûte comme des étoiles
filantes qui terminaient leur course dans l’eau verte, où des
silhouettes phosphorescentes ondulaient dans la pénombre des
profondeurs. Des éboulis dévalaient les parois et une odeur de
chair brûlée s’éleva lorsque la Sorcière saisit le chaudron à
pleines mains et se lança à sa poursuite. Il se rua hors de la
grotte et accéléra encore sa course lorsqu’il entendit les
sifflements de rage dans son dos. Il courut à perdre haleine, les
mains crispées sur son butin, accompagné par les imprécations de la
Sorcière qui se répercutaient à n’en plus finir jusqu’aux tréfonds
du monde.
C'est l’odeur de galettes de blé chaudes qui tira
Morla du sommeil. Elle ouvrit les yeux et resta un moment à
contempler les étoiles qui brillaient dans le ciel pourpre. Elle
essayait d’organiser ses pensées, faisant de son mieux pour se
rappeler où elle se trouvait, et ce qu’elle faisait là, allongée
sur ce qui semblait être une couverture de laine posée sur une
simple planche. Elle se souvint des gobelins, revit des visages,
certains familiers, d’autres totalement inconnus, qui se mêlaient
dans un brouillard douloureux. Oui, la
douleur. Elle porta instinctivement la main à sa jambe. La
douleur avait presque disparu, faisant place à une démangeaison
désagréable. Elle chassa les dernières brumes de sommeil, pour
constater qu’elle était dans un chariot. Combien de temps avait pu
durer son inconscience ? Où pouvait-elle se
trouver à présent ? Mystère.
— Bonsoir, la salua Lochlan.
Elle se tourna vers lui et le vit, souriant,
occupé à remuer une mixture dans un chaudron noir suspendu à un
trépied au-dessus du feu. Morla trouva une prise sur le chariot et
se redressa, cligna des yeux et huma la bonne odeur. Elle ne se
souvenait pas que les galettes de blé sentaient si bon.
— Je suis affamée.
Lochlan accueillit sa remarque avec un grand
sourire et soupira de soulagement.
— C'est bon signe, louée soit la Déesse. Comment
va ta jambe ?
— Ça gratte plus qu’un tartan neuf.
— Voilà qui est encore mieux. Tiens, mange donc un
bol de céréales. J’ai trouvé quelques pommes séchées, il n’y en a
pas beaucoup, mais…
Morla engloutit les céréales en plongeant sa
cuillère dans le bol, et en prenant à peine le temps de respirer.
Lorsqu’elle eut terminé, elle lécha la cuillère avec application et
tendit le bol à Lochlan.
— Tu en veux encore ?
Il remplit de nouveau le récipient à ras bord et
le lui tendit avant de se mettre lui aussi à manger.
— Content de voir que tu as recouvré
l’appétit.
— Je n’arrive pas à croire que j’ai aussi faim.
C'est comme si je n’avais rien avalé depuis une semaine.
— Trois jours, en réalité.
— Trois jours ? s’étonna-t-elle, la cuillère à
mi-chemin de sa bouche.
— Oui, tu as beaucoup dormi.
— Nous serons à Ardagh demain dans la soirée,
après-demain au plus tard.
— Mais je pensais que nous rejoignions Deirdre
?
— Tu te souviens de la femme qui nous a
recueillis, Grania ? J’ai pu jeter un œil à ses cartes et puis je
connais certaines de ces routes. J’ai constaté qu’Ardagh n’était
plus très loin. Lorsque j’ai compris que tu étais en passe de te
rétablir, j’ai pris la décision de prendre la direction d’Ardagh.
Qu’aurions-nous fait si, arrivés au Bosquet de Deirdre, nous avions
trouvé l’endroit déserté, et tous les druides partis pour Ardagh ?
Il m’a semblé plus judicieux de nous y rendre directement.
— Et où sommes-nous exactement ?
— Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas
certain de notre position. Il me semble que cet endroit est un
ancien Bosquet abandonné. Il y a des murs de pierre et des trous
qui pourraient avoir été des caves. J’ai vu également des piliers
de pierre qui devaient soutenir une partie de l’édifice. Et il y a
plus de bois de chauffage qu’il ne nous en faut.
Morla avala une nouvelle cuillerée en jetant des
regards inquiets alentour. La nuit tombait rapidement et des
chauves-souris commençaient à envahir le ciel au-dessus de leurs
têtes.
— Tu es certain que l’endroit est sûr ?
demanda-t-elle en frissonnant.
Lochlan leva sa lance et, à la lumière du jour
mourant, Morla vit un reflet briller sur l’acier à l’endroit que
lui indiquait le chevalier.
— J’ai pris la liberté de récupérer un peu
d’argent dans un des Bosquets abandonnés que nous avons croisés et
je l’ai refondu. Jusqu’ici, je n’ai pas vu
l’ombre d’un gobelin et je n’ai rien entendu de suspect.
— Tu n’aurais pas dû prendre cet argent. D’après
ce qu’on dit, les lutins pourraient se mettre à notre
poursuite.
Lochlan haussa les épaules avec
indifférence.
— Eh bien les lutins doivent être en train de
faire la sieste, parce que je n’en ai pas vu la queue d’un,
plaisanta-t-il en se servant une nouvelle portion.
— Ne t’inquiète pas, il reste d’autres céréales,
lança-t-il à Morla avec un clin d’œil. Est-ce que tu te souviens de
ce qui s’est passé quand je t’ai soignée ?
Elle hésita, le contenu de sa cuillère gouttant
dans son écuelle. Il lui restait des sensations de douleur
insoutenable, une souffrance qui n’en finissait pas, qui avait fini
par gagner chaque centimètre de son corps. Elle se souvenait des
mains de Lochlan, celles-là même qui étaient ramenées en coupe sous
son bol, ces mains qui l’avaient guérie et soutenue.
— Pas vraiment, répondit-elle.
— Tant mieux.
Et il engouffra une cuillerée du brouet
tiède.
Il y avait tellement de choses qu’elle voulait
savoir, tant de choses qu’elle brûlait de lui demander, mais
l’odeur des céréales fut la plus forte et elle avala sa portion
aussi vite qu’elle put. Pendant un moment, le silence ne fut
troublé que par le raclement des cuillères au fond de leurs
écuelles, et à mesure qu’elle mangeait les souvenirs refaisaient
surface. Il semblait qu’à chaque bouchée une pièce du puzzle
reprenait sa place. Seuls les détails de sa guérison demeuraient
flous, à l’exception de l’image de Lochlan l’attachant solidement à
la table. Elle l’observa à la dérobée et, se
rendant compte qu’il faisait de même, piqua un fard.
— Tu crois que Bran est à TirNa'lugh à l’heure
qu’il est ? lui demanda-t-elle pour dissiper la gêne avant qu’elle
ne s’installe. Il sera en sécurité, là-bas, n’est-ce pas ?
Il parut surpris par la question, mais lui
répondit tout de même.
— Ma foi, nous serons fixés dès que nous aurons
mis la main sur un druide, Morla, même si j’ai bien l’impression
que tous les druides de Brynhiver se sont donné rendez-vous à
Ardagh. C'est aussi pour cette raison que j’ai décidé de me rendre
là-bas avant Meeve. J’aimerais éviter qu’elle apprenne que nous
avons perdu la trace de son fils.
— Crois-tu qu’elle se rendra seulement compte de
son absence ?
— Pourquoi lui en veux-tu tellement, dis-moi
?
Leurs regards se croisèrent et, de nouveau, Morla
sentit le rouge lui monter aux joues. Une bourrasque vint jouer
dans sa chevelure et apaiser le feu de ses pommettes.
— Bon sang, tu en as fait pour un régiment,
dit-elle pour changer de sujet, tout en posant son écuelle.
Lochlan la regarda comme s’il pensait qu’elle
venait de perdre l’esprit, mais répondit néanmoins à sa
question.
— Oui, il y en a une pleine poignée, enfin je
crois. Quatre ou cinq portions, je n’ai pas vraiment compté.
— Peut-être que tu en as fait tomber par terre, tu
devrais vérifier.
— J’en ai sans doute fait tomber quelques grains,
mais… enfin quelle importance, Morla ? Où est-ce que tu veux en
venir au juste ?
— Tu t’en soucieras sans doute un peu plus
quand nos provisions commenceront à diminuer
! Et puis on ne sait même pas où et quand nous pourrons prendre un
autre repas !
— Morla, je suis certain que tu peux comprendre
qu’il s’agissait avant tout d’amadouer l’ambassadeur…
— Quand j’étais à Dalraida, nous mourions de faim.
Chaque grain de maïs était important. Parfois nous les comptions un
à un et tout le monde était mis à contribution, les jeunes enfants
comme les vieillards. Les jeunes hommes aussi, et ils étaient même
les premiers à devoir se sacrifier pour les autres. La flétrissure
nous a durement frappés. Ça n’a rien à voir
avec toi, aurait-elle voulu lui dire. Tu sais quel est le
souvenir que je garderai de mon retour au pays ?
Lochlan eut la délicatesse de sembler gêné, avant
qu’elle ne poursuive.
— C'est celui de toute cette nourriture dans le
boudoir. J’imagine que tout ça n’était réservé qu’à votre usage à
tous trois, je me trompe ? Je suis passé à côté de cette montagne
de nourriture, sachant qu’elle aurait pu nourrir une famille
entière pendant plus d’une semaine à Dalraida !
Lochlan demeura silencieux.
— Pourquoi n’as-tu pas demandé de l’aide à Eaven
Morna ? finit-il par lui demander.
— Oh, mais je l’ai fait, plusieurs fois même, mais
je n’ai jamais rien reçu en retour.
Elle s’interrompit, le regard perdu sur le paysage
que recouvrait peu à peu le crépuscule. Le soleil descendait sous
l’horizon et les ombres s’allongeaient.
— J’imagine que la situation devait être difficile
un peu partout dans le royaume et je suppose que mère avait déjà suffisamment de bouches à nourrir, aussi,
après la troisième ou quatrième requête demeurée sans réponse, j’ai
cessé de demander quoi que ce soit.
— Mais…, commença Lochlan, je ne comprends pas,
Meeve n’est pas comme ça…
— Et quelle opinion aurais-tu d’elle, selon toi,
si tu étais à ma place ?
— Je ne m’étais pas rendu compte que ça avait été
à ce point difficile pour toi, à Dalraida, s’excusa Lochlan en
détournant le regard. Pendant ton sommeil, tu as fait des rêves et
tu as dit des choses.
— J’ai parlé ? Et qu’est-ce que j’ai dit ?
s’exclama Morla en se figeant, soudain anxieuse.
— C'était assez décousu, mais tu enterrais des
bébés, en grand nombre.
Lochlan semblait gêné.
— Je suis perplexe, Morla, Meeve n’agit pas de
cette manière, d’ordinaire. Si elle avait su ce qui se passait
là-bas…
— Ce qui se passe
là-bas, le corrigea-t-elle. La seule raison pour laquelle j’ai
accepté de partir pour Far Nearing, c’est qu’elle a promis
d’envoyer du grain à Dalraida, et il a fallu que je me déplace
moi-même jusqu’à Eaven Morna pour que ma propre mère me fasse cette
promesse ! Que dis-tu de ça ? Qu’en penserais-tu, à ma place ?
demanda-t-elle de nouveau.
— J’imagine que je réagirais comme toi,
soupira-t-il, mais je te garantis que Meeve ne voit pas du tout les
choses de cette façon. Elle sait ce qu’elle te doit, elle sait que
l’équilibre que tu t’es échinée à maintenir à Dalraida renforce
tout le royaume et participe grandement à la paix fragile qu’elle
est parvenue à instaurer. Elle n’a toujours
parlé de toi qu’en termes élogieux, insista-t-il en plongeant sa
cuillère dans son écuelle.
— Les mots ne coûtent rien, répliqua Morla avec
lassitude en reposant son bol.
Elle n’avait plus faim, et sa colère se
tarissait.
— Mais pourquoi n’est-elle pas venue à notre
secours ?
— Je l’ignore, Morla, murmura Lochlan en terminant
son repas. Tout ce que je sais, c’est qu’elle n’y est pour rien.
Les mots ne coûtent rien, sans doute, mais une réputation met des
années à se construire et peut être ternie en seulement quelques
jours.
— Ils ne m’ont même pas reconnue au poste de
garde, tu te rends compte ?
— Tu étais partie depuis dix ans, Morla, mais je
suis bien certain qu’ils se souvenaient de ton nom, n’est-ce pas ?
Comment veux-tu que tout le monde se souvienne de toi, tu es partie
si longtemps ?
— Tu dois bien comprendre qu’à mes yeux plus rien
ne m’attendait là-bas.
— Et le vieux Tamlin ? Il m’a souvent parlé de toi
avec regret, plaisanta-t-il.
Morla ne put s’empêcher de rire, malgré les
émotions puissantes qui la submergeaient et les larmes qu’elle
sentait gonfler sous ses paupières.
— En plus de vingt ans, le vieux Tamlin n’a jamais
réussi à même se souvenir de ce qu’il avait mangé au petit déjeuner
!
Leurs regards se croisèrent et elle éclata
franchement de rire tout en pleurant à chaudes larmes. Elle aurait
tellement aimé le croire et se dire que ses messages n’étaient jamais parvenus à sa mère, mais elle
savait que c’était faux.
Lochlan reposa son écuelle.
— Laisse-moi jeter un coup d’œil à ta jambe, lui
proposa-t-il en se levant.
Morla hésita, les souvenirs de la souffrance
abominable qu’elle avait endurée étaient encore très présents. La
légère démangeaison qu’elle ressentait à présent sous le bandage
termina de la convaincre.
— Très bien, lui répondit-elle en reposant son bol
et en repoussant la couverture qui la recouvrait. Sa tunique de lin
était presque relevée jusqu’aux hanches. Elle défit les bandages
avec soin et étouffa un cri. Dans la lumière pourpre, sa peau
apparut, pâle et douce, seulement marquée d’une fine ligne
rouge.
— Grande Mère, Lochlan, regarde ça ! Tu avais
raison ! s’exclama-t-elle en levant les yeux vers lui.
Lochlan n’en croyait pas ses yeux. Il fit un pas
en arrière, le visage déformé en une grimace d’étonnement
comique.
— Un druide ! Il me faut un druide pour marquer ce
jour d’une pierre blanche. Tu as entendu ça, Grande Mère ? Et toi,
Herne, tu l’as entendue comme moi ! Elle a dit que j’avais raison
!
— Ça suffit comme ça, l’interrompit Morla avec
coquetterie. Qu’est-ce qui te prend, tout à coup ? Ça ne te
ressemble pas d’être aussi enjoué.
— Je suis peut-être simplement heureux de te voir
guérie, va savoir ? En tout cas on dirait bien que le liquide
argenté est arrivé à point nommé.
Leurs regards se croisèrent de nouveau et elle eut
le sentiment presque palpable du puissant lien qui les unissait. Ah, Lochlan ! si
seulement tu ne t’étais pas évaporé après Beltane ! Il
faudrait qu’elle lui parle de tout ça, quand les choses seraient
revenues à la normale. Elle se souvint du profond sentiment
d’humiliation qu’elle avait ressenti lorsqu’elle s’était rendue sur
le champ de foire pour s’enquérir de Lochlan auprès des autres
jeunes gens. En général, on accueillait ses questions au mieux par
de vagues haussements d’épaules, au pire avec des sourires
entendus, empreints de condescendance.
La blessure recommençait à la démanger et
l’éloigna pour un temps de ses sombres pensées.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Lochlan en
voyant Morla serrer les poings.
— J’ai du mal à m’empêcher de me gratter.
— Il y a une source un peu plus loin, lui dit-il
en désignant un point derrière elle, ça ressemble à un bassin de
guérison. Tu veux qu’on essaie, ça soulagera peut-être la
démangeaison ?
Il détacha le panneau latéral du chariot et lui
tendit la main.
— Viens, un bain te fera le plus grand bien, j’ai
même de quoi te savonner les cheveux. On dirait que tu es coiffée
d’un ballot de paille.
— Moi je dirais qu’un bain nous ferait du bien à
tous les deux, répliqua-t-elle du tac au tac, tu pues comme un
garçon d’écurie.
— Mille grâces, madame, répondit-il en
s’inclinant. Allons-y alors.
Morla balança ses jambes au bord du chariot.
Lorsque ses pieds touchèrent le sol, le monde se mit à vaciller
autour d’elle, en une valse kaléidoscopique de troncs d’arbres et
de brins d’herbe.
— Je ne suis pas sûre de
pouvoir marcher, haleta-t-elle en se rattrapant vivement au montant
de bois.
Sans un mot, Lochlan la saisit dans ses bras et
elle se laissa aller peu à peu. D’autres souvenirs affluaient : la
douceur avec laquelle il avait pris soin d’elle, la vérité sur ce
qui s’était vraiment passé après Beltane. Peu
importent à présent les sentiments que je peux avoir pour
lui, comprit-elle dans un éclair de lucidité. Il n’est plus le jeune écuyer que j’ai connu, cherchant à
se faire une place dans ce monde rude. Aujourd’hui, il est le
Seigneur Lochlan d’Eaven Morna, Premier Chevalier du royaume de
Brynhiver. Je ne suis sans doute pas étrangère à la paix que Meeve
est parvenue à instaurer, mais il y a également joué un rôle de
premier plan, et seul un prince consort ou un roi peuvent désormais
rivaliser avec lui en prestige et en importance. Beltane n’a rien à
voir avec ce qui nous est arrivé, Meeve en est la seule
responsable.
Il la déposa avec douceur près de la source qui
bouillonnait entre les rochers moussus et leurs regards se
croisèrent par accident, la laissant sans voix et haletante. Les
ombres s’étaient épaissies et le ciel jetait au-dessus d’eux sa
voûte rose pâle tandis qu’à l’est scintillaient les premières
étoiles. Ils étaient si proches l’un de l’autre qu’on aurait à
peine pu glisser le plat d’une lame entre leurs visages,
songea-t-elle dans un éclair de sens pratique inopportun qui
disparut sitôt que les lèvres de Lochlan se posèrent sur les
siennes.
Il la prit dans ses bras et il lui sembla sentir
le cœur du chevalier battre contre son sein à travers le tissu de
sa tunique. Le monde recommença à tourner autour d’elle, mais elle
ne chercha pas à résister, cette fois, et ferma les yeux,
s’abandonnant à son doux baiser… jusqu’à ce
que sa raison s’impose de nouveau brutalement à elle et qu’elle le
repousse.
— Morla, je…
— Dis-moi pourquoi tu n’as pas cherché à me revoir
après Beltane ! s’écria-t-elle, surprise elle-même de cet
emportement soudain.
Il resta un long moment à l’observer.
— J’ai dû quitter Eaven Morna. Personne ne te l’a
dit ?
— Je t’ai cherché, j’ai demandé de tes nouvelles,
mais personne ne semblait être au courant de quoi que ce soit. J’ai
vu le dédain et la pitié dans leurs yeux. Pour eux, je n’étais
qu’une pauvresse qui se berçait d’illusions.
Lochlan lui saisit la main et l’embrassa avec une
telle passion qu’un frisson la parcourut et qu’elle sentit ses
tétons se durcir.
— J’aurais pourtant dû m’en douter…, commença-t-il
avant de se détourner.
— Dis-moi, Lochlan, qui t’a forcé à partir ? Et
pourquoi ?
L'eau tiède apaisait considérablement la
démangeaison, laissant la place à une tension infinie, née d’un
désir longtemps réprimé.
— Je suppose que c’est Meeve qui l’a ordonné, même
si à l’époque je n’ai pas saisi la subtilité de la manœuvre. Ce
n’est que bien plus tard, de retour à Eaven Morna, que j’ai appris
que tu t’étais mariée et que tu étais partie pour Dalraida. J’ai
alors compris mon erreur.
— Quelle erreur ?
— Je me suis ouvert à Meeve au sujet des
sentiments que j’avais pour toi, soupira-t-il. J’étais jeune, tout
gonflé de ma propre importance. La Grande Meeve elle-même m’avait choisi, moi, pour être son incarnation de
la divinité pour Beltane ! J’ai bêtement cru que si elle me jugeait
digne d’être sa divinité c’était que, nécessairement, elle
accepterait de me considérer comme son fils, au moins pour un an et
un jour, jusqu’à ce que tu finisses par te lasser de moi.
Jamais je ne me serais lassée
de toi, songea-t-elle. Morla en croyait à peine ses
oreilles.
— Et qu’a-t-elle dit ?
— Rien du tout, évidemment. Elle m’a embrassé et
nous avons… recommencé. Et puis…
Il soupira de nouveau, les épaules basses.
— Le matin suivant, j’ai été appelé auprès de mon
chef de compagnie. La reine m’avait choisi pour une mission de
confiance. Je devais porter un message jusqu’en Hombrie. Le temps
que je revienne, tu étais partie pour Dalraida et j’apprenais que
tu t’étais mariée.
— Mais…
Morla le contemplait à travers la vapeur d’eau. Le
crépuscule d’été tombait rapidement, colorant les ombres de pourpre
au chant des premiers criquets.
— Mais pourquoi ne m’avoir jamais rien dit ?
— Comment ? répondit-il, presque agressif.
Qu’aurais-je dû faire ? Chevaucher jusqu’à Dalraida pour féliciter
le marié ? Ce n’est pas une union de Beltane que tu as conclue,
Morla, votre mariage a été scellé par le sang et par l’argent et
mon chef de compagnie m’a bien fait comprendre que, si j’étais
encore en vie, c’était uniquement parce que tu ignorais tout de ce
qui s’était passé. C'est à ce moment que j’ai su que tu ne faisais
plus partie des projets de ta mère.
Est-ce que ça faisait partie
d’un de ses plans tortueux ? Durant toutes ces années, Meeve
n’avait jamais ignoré les sentiments que Lochlan nourrissait pour
elle. Maintenant qu’elle était mourante cherchait-elle ainsi un
moyen de se racheter ? Elle retira sa main de celle de
Lochlan.
— Oui, elle a toujours un plan en tête, et je
pense que ce que nous traversons aujourd’hui en fait partie.
— Pourquoi refuses-tu de comprendre ce que je
m’efforce de te dire, Morla ? Je t’aime, je t’ai toujours aimée et
je ne cesserai jamais de t’aimer. Je l’ai su quand le gobelin t’a
mordue et que tu es tombée malade. J’ai cru que tu allais mourir,
que nous ne trouverions jamais de druide. J’ai cru que j’allais te
perdre sans pouvoir t’avouer mes sentiments.
Il se tut et secoua tristement la tête, le regard
perdu dans l’ombre des arbres, à peine éclairés par la lumière de
leur feu.
— Nous allons atteindre Ardagh, lui dit-il en
prenant son visage entre ses mains. Là-bas nous trouverons Bran et
à la Mi-Eté je demanderai à Meeve de me libérer de mon serment. De
toute façon, quand elle apprendra comment nous avons perdu la trace
de son fils, je suis certain que c’est elle qui prendra cette
décision. Lorsque ce sera fait… La suite dépend de toi, dit-il en
souriant.
Il baissa les yeux, soudain gêné, comme seul peut
l’être un homme en présence d’une femme qu’il désire.
— Toi seule décideras de ce qui se passera
ensuite, répéta-t-il.
Le silence n’était troublé que par le
bouillonnement de la source et les battements de son cœur. Morla
frissonna.
Elle ferma les yeux, totalement désorientée.
Je ne sais plus ce que je croyais. Je sais
seulement que ma mère t’a emmené loin de moi, et que je ne t’ai
jamais revu.
— Promets-moi d’y réfléchir, lui demanda-t-il en
se relevant. Il mit la main dans une des bourses qui pendaient à sa
ceinture, lui tendit des sels de bain et, voyant son hésitation,
les mit d’autorité dans sa main avant de déposer un baiser furtif
sur sa joue.
— Je vais ranimer le feu, je suis plus en forme
que toi pour m’occuper de ça.
— Non ! l’arrêta-t-elle en lui tendant la main. Ne
pars pas. Tu devrais me rejoindre et prendre un bon bain.
Debout ainsi, devant elle, il semblait si grand…
et sa voix qui tombait sur elle comme une pluie céleste…
— Je ne suis pas certain de pouvoir rester ainsi,
nu près de toi, sans pouvoir te toucher.
— Alors touche-moi, touche-moi partout,
l’encouragea-t-elle en lui caressant la cuisse.
Lochlan émit un grognement de satisfaction et,
avant qu’elle n’ait pu dire un mot, il s’était glissé dans l’eau
auprès d’elle. Il la souleva et elle noua ses bras autour de son
cou couvert de sueur, approchant son visage du sien. Leurs bouches
s’unirent tandis qu’elle passait ses doigts dans sa chevelure
bouclée. Elle le serra de toutes ses forces, affamée de ses baisers
comme un villageois de Dalraida, assis devant un festin dont on
l’aurait trop longtemps privé. Tous ses sens étaient emplis de lui,
de son odeur, de sa force, du goût de ses baisers, de la rugosité
de sa barbe. Elle se cabra lorsqu’il la caressa de bas en haut,
ôtant dans le même geste la tunique humide qui la recouvrait.
Ils sursautèrent en entendant la voix de Meeve qui
s’élevait parmi les ombres pourpres. Morla écarquilla les yeux en
voyant sa mère pénétrer dans la clairière, suivie par un
détachement d’une demi-douzaine de Fiachna et un convoi de
chariots.
— Mère ! s’étrangla-t-elle en se collant à Lochlan
dans un geste instinctif qui fit lever le sourcil à Meeve.
— Morla et Lochlan ? En voilà une surprise ! Sans
doute ma fille et mon Premier Chevalier m’expliqueront-ils pour
quelle raison nous les rencontrons ici, seuls ?
— Racontez-moi encore une fois ce que vous avez
vu, lorsque Bran a disparu, demanda Meeve en remplissant son
verre.
Les bruits à l’extérieur de la tente, aussi
somptueuse que la propre chambre de Meeve, ne parvenaient
qu’assourdis par l’épais tapis de mousse qui recouvrait la
clairière. La tente était un cadeau de l’ambassadeur acquiléen et
Meeve, qui était aussi friande de couleurs vives et de tissus
précieux qu’elle l’était de caisses emplies d’or et de jeunes
hommes athlétiques, s’arrangeait toujours pour l’emmener lors de
ses déplacements et pour l’utiliser dès que possible.
Lochlan dévisageait Meeve avec une telle intensité
que le monde autour d’eux lui sembla disparaître. Ils auraient tout
aussi bien pu se trouver en tête à tête à Eaven Morna, et non dans
leur campement au cœur de la forêt de Gar.
— Je sais que ça semble incroyable, mais je l’ai
réellement vu se faire enlever par un énorme oiseau noir, et je suspecte cet oiseau d’être un sylphe qui
aura pris l’apparence d’un oiseau pour nous tromper. Connla
s’attendait à ce que quelque chose de semblable arrive à Bran,
c’est pourquoi elle l’avait mis sous la protection d’un charme.
Maintenant qu’elle est partie, j’imagine qu’il en est libéré.
— Et qu’est-ce qui vous laisse penser qu’il n’a
pas tout simplement été enlevé par les gobelins alors que Morla et
vous étiez occupés ailleurs ? l’interrogea Meeve en le fixant d’un
regard dénué de toute indulgence.
— J’ai vu le corbeau l’emporter dans ses serres,
répéta-t-il en passant ses mains dans ses cheveux avec lassitude,
sentant la sueur dégouliner de ses aisselles. Dès que nous serons à
Ardagh, ou n’importe où ailleurs où nous pourrons trouver un
druide, je vous fais le serment, Majesté, d’aller le chercher
moi-même, mais…
— D’ici là, j’imagine qu’il n’y a hélas pas
grand-chose d’autre à faire, ajouta-t-elle en lui tendant un flacon
d’alcool. Avez-vous l’intention de m’interroger au sujet de
l’ambassadeur ?
— Il a dû être rappelé dans son pays, je suppose,
hasarda Lochlan, soulagé de changer de sujet.
— C'est une façon intéressante de présenter les
choses. Oui, il a été rappelé là-bas, ou quelque part ailleurs dans
les Terres d’Eté, là où vont d’ordinaire les traîtres de son
espèce. C'est Fengus qui lui est tombé dessus, et manifestement
Briecru était de mèche avec eux. Eh oui, notre bon vieux Briecru !
Je ne suis pas malade, Lochlan, ils m’ont empoisonnée,
soupira-t-elle en vidant sa coupe avant de la remplir de
nouveau.
— Comment Fengus a-t-il découvert le pot aux roses
?
— Briecru s’était mis en
tête que Fengus représentait un danger pour la paix et il a décidé
de dérober son taureau. Oui, celui-là même, celui qu’on appelle le
Taureau Noir d’Allovale. Vous pouvez aisément imaginer comment
Fengus a accueilli la nouvelle. Mais Briecru n’avait pas prévu que
Fengus se chargerait lui-même de retrouver sa bête. Bref, pour
faire court, Fengus est tombé sur Briecru près de la bête et les
preuves contre lui étaient accablantes, comme vous dites si bien.
Il nous a renvoyé la tête de Briecru dans un sac, le visage tartiné
des onguents contaminés dont il m’empoisonnait. J’ai donc jeté un
œil au contenu du sac et j’ai fait venir tous les Acquiléens au
palais. Ils ont bien festoyé, après quoi je les ai tous fait
écorcher, décapiter puis empailler, avant de renvoyer le tout dans
leur belle cité, termina-t-elle en avalant une nouvelle gorgée et
en reposant sa coupe avec un bruit sec.
— Et puis nous sommes partis, dit-elle enfin en
faisant signe à Lochlan de lui verser une nouvelle rasade.
La bouteille était vide et Lochlan se saisit d’une
outre pleine de vin. Meeve était hors d’elle, il le sentait dans
chacun de ses mots, chacun de ses gestes.
— J’ai fait envoyer un messager à Fengus, assorti
de trois vaches laitières, mes meilleurs taureaux et mes sincères
remerciements, sourit-elle en portant la coupe à ses lèvres. Il se
pourrait bien que je finisse par l’épouser, finalement,
lança-t-elle, à la grande surprise de Lochlan qui leva un sourcil
étonné.
Meeve avait d’ordinaire plutôt coutume d’éconduire
Fengus aussi facilement qu’elle levait le coude. Maintenant elle
lui devait la vie pour lui avoir révélé le complot du parfum
empoisonné ourdi par Briecru et ses alliés. Il ne faisait cependant aucun doute pour Lochlan que
le poison courait toujours dans ses veines et qu’elle allait avoir
besoin de l’aide de Connla.
— Si tant est que Connla puisse encore quoi que ce
soit pour moi, dit soudain Meeve, comme si elle pouvait lire dans
son esprit.
— Je suis bien certain que nous trouverons à
Ardagh les compétences nécessaires à…
Meeve se leva soudain en agitant la tête et
Lochlan s’interrompit avec inquiétude.
— J’ai les entrailles qui me brûlent, et je ne
comprends pas pourquoi, balbutia-t-elle en se frottant les bras
nerveusement.
Elle adressa à Lochlan une grimace qui se voulait
être un sourire rassurant, mais dans la chiche lumière des
lanternes il vit clairement qu’elle tremblait des pieds à la
tête.
— Que puis-je faire pour vous ? lui demanda-t-il
en bondissant vers elle. Dois-je appeler une herboriste ? lui
demanda-t-il encore en essayant maladroitement de la prendre dans
ses bras. Allons, laissez-moi vous porter.
— Rasseyez-vous, Seigneur Lochlan, le
repoussa-t-elle avec impatience. Il n’y est rien que vous puissiez
faire de toute façon, et j’ai choisi en toute conscience de venir
jusqu’ici plutôt que de combattre le mal là-bas, ânonna-t-elle
entre ses dents serrées. Ça… ça finira bien par passer tout
seul.
— Ainsi donc vous voilà redevable envers Fengus,
intervint Lochlan, jugeant le sujet moins glissant que celui de sa
santé.
— Je vais sans doute devoir réellement l’épouser,
vous savez, poursuivit-elle en s’affaissant
au sol à ses côtés plus qu’elle ne s’assit.
Oui, si vous vivez assez
longtemps pour ça, songea Lochlan, conscient que le poison
avait certainement causé à son organisme des dommages désormais
irréparables.
— Eh bien, je dirais que Fengus est un gaillard
chanceux, répondit-il simplement d’un ton faussement léger.
— Je lui dois beaucoup, ajouta-t-elle en lançant à
Lochlan un regard en coin.
De nouveau, Lochlan hésita sur la conduite à
tenir. Meeve et Fengus étaient de vieux ennemis qui n’étaient
jamais parvenus à tomber bien longtemps d’accord sur quelque sujet
que ce soit. Leur puissance était comparable et aucun des deux
n’avait jamais vraiment réussi à prendre le pas sur l’autre. Du
point de vue de Meeve, Fengus venait certainement de prendre un
avantage certain, mais Lochlan ne pouvait pas se permettre de le
lui faire remarquer ; en tout cas pas tant qu’elle serait dans
cette humeur équivoque, manifestement bien décidée à le mettre à
l’épreuve.
— Sa fille est druide, non ?
— Je ne suis pas la seule à penser que les druides
ne sont pas nécessairement une bénédiction, Lochlan. Tous les
Bosquets sont à présent vides, et la flétrissure n’est pas seule en
cause. Je sais que ces vieilles traditions vous tiennent à cœur,
mais…
— Je leur dois la vie, Meeve ! Avez-vous déjà
oublié ma blessure au bras, et ce poison qui me rongeait de
l’intérieur ?
Il s’interrompit devant son expression
maussade.
— Vous savez que je dis vrai, Meeve. Vous étiez à
mes côtés.
Meeve passa ses bras autour
de ses jambes. Elle avait la chair de poule. Sous la tente, l’air
était humide, saturé d’une touffeur moite.
— Vous avez froid ?
— Tout va bien, le rembarra-t-elle, sans parvenir
toutefois à réprimer un frisson.
Elle releva la tête pour se donner une contenance,
mais sa chevelure d’ordinaire souple et soyeuse ne rebondit pas sur
ses épaules, elle restait plaquée à son crâne, sèche et terne. Elle
en fit une queue-de-cheval, l’air agacé, et la fit passer
par-dessus son épaule, sans parvenir à cacher totalement à Lochlan
la poignée de cheveux qu’elle venait d’arracher en se recoiffant et
qu’elle dissimulait entre ses jambes.
Il jeta un œil en direction du lit royal, couvert
de fourrures somptueuses et de draps de soie. Meeve s’était sans
doute débarrassée des Acquiléens, mais elle n’avait manifestement
pas jugé utile de se séparer de leurs cadeaux. Ignorant ses
protestations, il se saisit de l’une des fourrures et en enveloppa
Meeve qui le laissa faire.
— J’espère vraiment avoir fait le bon choix,
marmonnait-elle comme pour elle seule. Morla n’a rien hérité de moi
finalement.
— Vous plaisantez, j’espère, l’interrompit Lochlan
en se rasseyant. Elle n’a sans doute pas votre physique, mais
moralement c’est votre portrait tout craché. Vous ne vous en rendez
peut-être pas compte, mais personne ne se soucie davantage qu’elle
de son peuple et de sa terre. Vous n’avez pas remarqué à quel point
elle est maigre, Meeve ? Est-ce que vous avez conscience que les
siens crèvent de faim ? Elle refuse de faire bombance alors que son
peuple est affamé.
— Comment savez-vous tout
cela, lui demanda-t-elle en se tournant vers lui, resserrant les
fourrures autour de ses épaules.
— Elle a déliré, à cause de la douleur. Et je l’ai
interrogée à ce sujet.
Ce n’était pas seulement du délire, songea-t-il,
se souvenant du flot ininterrompu de paroles qu’elle avait laissé
échapper durant son calvaire, des paroles qui, pour la plupart,
accablaient Meeve.
— Je lui ai pourtant fait envoyer du grain, des
bêtes, tout ce qu’elle m’a demandé, à l’exception d’un de ces
maudits druides.
— Je ne crois pas qu’elle les ait jamais reçus,
Meeve. Qui était chargé de l’intendance, dites-moi ? Qui organisait
la gestion des stocks à Eaven Morna ?
— C'est Briecru qui s’en chargeait !
souffla-t-elle, passant soudain de la pâleur maladive au rouge de
la colère. C'est ce chien galeux de Briecru. J’espère que Fengus
aura brûlé ses maudits abats, même les gobelins n’en voudraient pas
! cracha-t-elle à voix basse dans un flot continu, l’œil haineux et
le verbe fielleux. Il a volé mon propre enfant ! s’écria-t-elle en
se levant soudain, des larmes dans la voix en jetant sa coupe à
terre.
Lochlan se leva à son tour pour la soutenir. Sous
les épaisses fourrures, le corps de Meeve lui sembla aussi frêle
que celui d’un oiseau. Elle était agitée de tremblements violents
et presque ininterrompus. Elle tenta faiblement de se dégager, mais
il ignora ses protestations et la prit dans ses bras pour l’amener
jusqu’à son lit. Il la coucha avec précaution et se retira.
— Je vais revenir avec de l’aide, chuchota-t-il à
l’oreille de la reine, qui était agitée de spasmes.
Il traversa le camp à
toutes jambes pour rejoindre la tente où les dames de compagnie
avaient leurs quartiers. Il ne fut pas surpris d’y trouver Morla,
assise près du feu.
— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-elle en levant
vers lui des yeux inquiets.
— C'est ta mère, elle est au plus mal, il lui faut
des soins !
— Seigneur Lochlan ? l’interpella une femme dont
le visage ingrat apparut à la lumière des flammes, alors qu’elle
soulevait le rabat de la tente.
— La reine est souffrante et réclame votre
science, madame, suivez-moi, je vous prie.
L'herboriste disparut sous la tente et il entendit
que l’on s’agitait à l’intérieur. Un peu partout dans le camp, les
regards se mirent à converger dans leur direction. Morla se leva
lentement en prenant appui sur une branche basse.
— Est-elle mourante ? lui demanda-t-elle.
Mais l’heure n’était plus aux discours, les
herboristes et les servantes de Meeve se précipitaient hors de la
tente comme un vol d’oies sauvages. Elles se rassemblèrent autour
de Lochlan et l’emportèrent dans leur élan, l’accablant de
questions qui fusaient de toutes parts. Il sentit plus qu’il ne vit
Morla plonger son regard dans les flammes. Lorsqu’ils arrivèrent à
la tente royale, il entendit Meeve vomir douloureusement. Les
herboristes se précipitèrent à son chevet et il n’eut que le temps
d’apercevoir son corps hâve, tordu de douleur sur le bord de son
lit, avant qu’on ne lui referme le battant de tissu au visage ; on
ne voulait pas de lui.
Il demeura un moment indécis, essayant tant bien
que mal de réunir ses idées. Il lui semblait
que le monde était au bord du gouffre.
— Est-ce qu’elle se meurt, lui demanda Morla en
lui prenant le bras.
Lochlan sentit de nouveau cet étrange lien
s’établir entre eux, malgré le ton morose qu’elle employait, et
malgré cette ombre dans ses yeux. Il faut que
tu lui dises que Meeve n’a jamais voulu la trahir,
songea-t-il.
— Suis-moi, dit-il.
Ils descendirent le long d’un petit sentier.
Morla, encore peu assurée sur ses jambes, s’accrochait à son bras
en le dévorant des yeux, et il ne se retint qu’à grand-peine de
plaquer ses lèvres sur les siennes. Comme en réponse à son désir
refoulé, Morla se raidit et s’éloigna légèrement de lui.
— Eh bien ?
Lochlan jeta un regard circonspect à la ronde. La
forêt était calme et l’air lourd du soir pesait sur leurs épaules
comme un manteau, chargé de parfums de pin et de fragrances
indéfinissables, sucrées et musquées, qui, comprit-il, émanaient de
Morla.
— Nous devons rejoindre Ardagh au plus vite, ta
mère a besoin d’un druide.
— Et nous partons sur-le-champ !
Ce n’était pas une question, mais une affirmation,
et de nouveau Lochlan sentit la puissance de leur lien et c’était
comme si le passé le rattrapait. Il aurait voulu la prendre dans
ses bras, la serrer, vivre avec elle toutes ces choses qu’il avait
manquées au cours de ces trop longues années de séparation, mais le
temps lui manquait.
— Oui, si tu es en état de monter.
— Tu es bien sûr de vouloir la laisser seule
?
Il tourna la tête et Morla
suivit son regard, cherchant à savoir ce qui avait attiré son
attention. Est-ce que quelque chose venait de bouger sous le
couvert des arbres, ou était-ce juste le vent ? L'univers semblait
retenir son souffle, attendant… attendant quoi ? se demanda-t-il.
Il faut bien que le soleil se couche pour donner naissance à une
nouvelle aube !
— Je ne crois pas que nous ayons le choix, Morla.
Il lui faut un druide et je sais que je peux être à Ardagh demain
midi au plus tard si je chevauche toute la nuit sans faire halte.
Je ne tiens pas à te laisser ici, est-ce que tu es en état de
monter ?
— Est-ce que je ne risque pas de te ralentir
?
— Je refuse de te laisser.
Elle le fixa d’un regard qui en disait long,
tandis que derrière eux les herboristes s’affairaient et
réclamaient de l’eau de source.
— Est-ce que tu penses vraiment ce que tu m’as dit
tout à l’heure ?
— Je n’ai jamais été plus sérieux, lui dit-il en
prenant ses mains dans les siennes et en les pressant contre ses
lèvres. Je crains que Meeve ne soit trop malade pour vraiment
comprendre ce qui est en train de se passer, mais j’ai le sentiment
que le pays tout entier, des Marraghmourns jusqu’aux collines de
Gar et d’Allovale, grouille de soldats étrangers en armes qui
n’attendent que le signal pour se ruer à l’assaut. Je crains que
Meeve — la Déesse l’ait en sa sainte garde — ne leur ait fourni
précisément le prétexte qu’ils attendaient. Plus tôt nous
partirons, plus tôt les druides reprendront leur place. Ainsi nous
pourrons retrouver Bran et conclure une alliance avec Fengus.
— Fengus ? Mais de quoi parles-tu, voyons ?
— Meeve n’a jamais vraiment
cru que Cwynn épouserait la fille de Fengus, expliqua-t-il avec un
haussement d’épaules, ce n’était qu’une façon de capter son
attention. Elle a tout organisé depuis le début.
— Je m’en doutais, mais…
— Est-ce que tu te doutais également qu’elle
voulait te donner en mariage à Fengus ?
Epouser Fengus. Epouser
Fengus. Est-ce que tu te doutais qu’elle voulait te donner en
mariage à Fengus ? Les mots résonnaient en boucle dans son
esprit, au rythme des sabots de son cheval martelant le sentier
baigné de lune. La nuit était déjà vieille lorsque Lochlan proposa
de ralentir l’allure et de faire une halte.
— Tu dois être épuisée, Morla, il faut te reposer
un peu.
— Et comment peux-tu être aussi sûr de toi ?
s’exclama-t-elle comme si elle n’avait pas prêté attention à ce
qu’il venait de dire. Comment peux-tu affirmer qu’elle avait
effectivement l’intention de me marier à Fengus ?
Lochlan poussa un profond soupir, s’approcha
d’elle et prit ses mains dans les siennes.
— J’ignore pourquoi j’en suis à ce point persuadé,
si ce n’est que c’est parfaitement cohérent avec sa façon de
penser. Essayons de trouver un endroit où nous reposer, veux-tu ?
Je crois aussi que, le temps aidant, ta mère commençait à envisager
de l’épouser.
Il étendit une couverture sous un arbre et lui fit
signe de le rejoindre.
Morla hésita un instant avant d’accepter. Elle
s’installa du mieux qu’elle put, malgré la douleur de sa jambe.
La souffrance était un peu revenue et elle
espérait que la chevauchée n’avait pas compromis sa guérison.
— Et puis il y a autre chose, poursuivit-il. La
fille de Fengus est druide, le savais-tu ?
— Je sais aussi que les druides sont souvent
destinés à quitter leur ordre. J’ai de nombreux exemples en tête de
druides qui ont fini par se marier.
Lochlan secoua la tête.
— Je connais Meeve, ses stratégies ne sont jamais
aussi limpides. Non, tu constitues un bien meilleur choix, Morla.
Tu as démontré que tu savais régner, même face à l’adversité et
puis, avec toi, c’est non seulement l’argent de Meeve que tu
apportes, mais également l’héritage de ton défunt mari ainsi que le
respect du peuple de Dalraida. Tu commences à comprendre pourquoi
Meeve envisage cette union ?
— Mais Fengus est assez vieux pour être mon père !
gémit-elle en s’allongeant avec difficulté sur le sol rocailleux.
Je n’ai même jamais rencontré cet homme, comment ma mère
espère-t-elle…
— Tu ne connaissais pas non plus Fionn, pour ce
que j’en sais. Je pense qu’elle espère simplement que tu verras les
choses comme elle. Pour moi, tout ça ne fait aucun doute,
Morla.
— Mais comment s’y prendrait-elle ?
Lochlan détacha sa couverture des fontes de son
cheval et la lui tendit.
— Tiens, fais-t’en un oreiller et glisse-le sous
ta jambe. Je crains que nous n’ayons chevauché trop
longtemps.
Il marqua une pause, hésitant à poursuivre la
discussion.
— Tu sais, Morla, ta mère est comme ça. Elle
s’arrange toujours pour que les gens pensent
que les idées qu’elle leur suggère viennent d’eux-mêmes. Elle vous
réunira, toi, Cwynn, Fengus et sa fille dans une pièce, vous
boirez, vous célébrerez cette paix si longtemps espérée, en levant
vos verres, et Meeve sourira de toutes ses dents. Et puis la fille
de Fengus finira par refuser de quitter son ordre pour Cwynn, qui
n’est après tout qu’un bouseux tout juste bon à barrer son bateau.
A ce moment-là, à quoi pourra bien penser Fengus en les observant,
les uns et les autres, selon toi ? Sur qui son regard finira-t-il
immanquablement par tomber ?
La voix de Lochlan était douce et commençait à la
bercer, aussi, lorsqu’il effleura sa joue de sa main, elle
sursauta.
— Mais…
Morla tressaillit.
— Je refuse d’épouser Fengus. Je ne suis plus une
gamine, elle ne peut tout de même pas me forcer à…
— Non, évidemment qu’elle ne te forcera pas. Mais,
Morla, c’est le bien du royaume qu’elle te fera considérer. Que
répondras-tu à ça ?
Il glissa sa main sous la tête de Morla et
commença à lui masser les muscles de la nuque. Instantanément, elle
commença à se détendre malgré elle.
— Tu sais, elle a toujours vu juste, jusqu’ici.
Elle a toujours su ce qui était bon pour le pays.
Une douce chaleur se répandait dans ses membres et
sa tête lui sembla bientôt trop lourde pour ses épaules. Tout
naturellement, elle nicha sa tête dans le creux de son épaule et
frotta son visage contre son torse.
— Mais elle n’a jamais su ce qui était bon pour
moi, rétorqua-elle d’une voix ensommeillée.
Elle leva les yeux vers la
voûte céleste constellée d’étoiles, bercée par les battements de
son cœur sous son plastron de cuir bouilli.
— Je refuse d’épouser Fengus, s’entendit-elle
répéter, comme pour elle-même. Son regard tomba sur Lochlan et le
désir s’empara d’elle, violent, immédiat et irrépressible,
expulsant malgré elle les mots de sa bouche :
— C'est toi que je veux épouser.
En un instant, ils étaient enlacés, serrés dans
les bras l’un de l’autre dans une absolue intimité comme seuls en
connaissent les amants. Elle enroula ses bras autour de son cou, il
la saisit contre lui, et, la tête de la jeune femme posée sur son
épaule, il l’embrassa. Ils demeurèrent ainsi enlacés, bercés par
les battements de leurs cœurs, songeant à peine à reprendre leur
souffle. Ce n’était plus le temps des mots et le flot de sensations
qui se déversait en elle était trop puissant pour qu’elle parvienne
à l’analyser, aussi se contenta-t-elle de l’enlacer plus fort
encore, buvant avidement à la source de sa force, jusqu’à ce
qu’enfin il relève la tête et que leurs lèvres se séparent. Il
avait le souffle court et son cœur galopait follement contre la
poitrine à présent nue de Morla.
— Laisse-moi faire, murmura-t-il en se relevant.
Laisse-moi nous confectionner un nid un peu plus loin. Ici nous
sommes trop près de la route.
Elle se remit sur ses pieds, bon an, mal an,
ramassa ses affaires comme elle put avant de le suivre, le tartan
dans une main, l’autre serrée dans sa main puissante. Il la
conduisit au pied d’un arbre, entre deux branches basses, et la fit
doucement asseoir.
— Attends-moi ici.
Elle l’entendit se déplacer dans le noir, aperçut
sa silhouette indistincte à travers les
branches, qui se détachait vaguement sur le clair de lune. Elle
savait précisément ce qu’il était en train de faire. Il nouait
ensemble branches et feuilles, qu’il recouvrait de mousse et
d’épines de pin pour confectionner un abri végétal. Tous les
garçons apprenaient à faire ça avant l’âge de treize ans : l’abri,
le nid que chaque amant se devait d’offrir à sa maîtresse au soir
de Beltane.
Elle entendit un coup sourd suivi d’un juron
étouffé et d’un grognement de douleur.
— Ça va ? s’enquit-elle en direction des
ombres.
A son grand soulagement, il revint à cet instant
et lui tendit la main.
— Je me suis juste cogné l’orteil. Fais attention
à cette racine, elle est traîtresse. Oh, et méfie-toi de cette
branche aussi.
Elle glissa sa main dans la sienne, émerveillée de
constater à quel point ses doigts se lovaient avec bonheur entre
les siens. Elle eut un instant d’hésitation, tandis qu’une
certitude l’envahissait, jusqu’au tréfonds de son être.
Non, tout ceci ne fait pas partie du plan de
Meeve. Le murmure du peu de sang druidique qui coulait dans
ses veines lui soufflait que ce qu’elle s’apprêtait à faire aurait
des répercussions impossibles à prévoir.
— Morla ?
C'était dix ans d’attente et de frustrations qui
s’exprimaient dans ces deux ridicules syllabes.
Lors des feux de Beltane, il était de coutume que
ce soit la femme qui invite l’homme à la rejoindre, aussi lui
prit-elle la main et y déposa-t-elle un baiser, tout en prononçant
les paroles rituelles.
— Seigneur Lochlan de Glenrae, Premier
Chevalier de Mochmorna, Fiachna du royaume de
Brynhiver, me mènerez-vous au creux des bois verdoyants ?
Peut-être était-ce un sanglot qu’il étouffa en la
soulevant de terre et en la serrant dans ses bras, si fort qu’il
sembla oublier sa blessure. Il l’embrassa avec passion et à son
tour prononça les mots.
— Il y a là un nid que j’ai bâti pour vous de mes
mains.
Morla était en plein rêve. Ce ne pouvait être
qu’un rêve, car elle marchait au bord de la mer, main dans la main
avec Bran, comme ils le faisaient souvent jadis lorsqu’il était
enfant. Son image n’était pas tout à fait nette et, selon l’angle
sous lequel elle le regardait, il semblait tantôt très jeune,
tantôt plus âgé, revêtant l’apparence qu’il aurait sans doute
lorsqu’il aurait à peu près l’âge de Morla. Il lui tenait la main
et tentait de lui expliquer quelque chose, avec tout le sérieux
dont il était capable. Il s’arrêtait de temps à autre pour ramasser
un caillou ou un coquillage, ou pour lui montrer quelque chose à
l’horizon. La lumière était étrangement forte, et ils avaient beau
marcher, jamais ils n’atteignaient le bout de la plage.
— Quel est cet endroit, Bran ? Que faisons-nous
ici et où allons-nous ? lui demanda-t-elle enfin en s’arrêtant de
marcher.
— Nous allons tous deux faire demi-tour à présent,
lui dit-il.
Ses yeux étaient d’un brun profond, empreints
d’une infinie tristesse.
— Je voulais te dire combien j’étais désolé de
l’avoir perdu, dit-il en portant la main à
son cou, d’où pendait un lacet de cuir.
— Qu’est-ce que tu as perdu ?
— Mon coquillage, celui qu’on avait trouvé sur la
plage, le jour où tu es partie. Je voulais que tu saches que
j’étais vraiment désolé. Je l’ai toujours gardé sur moi et, dès que
je respirais son odeur, ça me ramenait ici. Tu sais, j’étais bien
plus heureux ici avec toi, Morla. Je voulais juste que tu le
saches.
Une vague vint mourir à leurs pieds et des
mouettes passèrent au ras de l’eau en criant. Le visage de Bran
était devenu translucide et elle devinait l’horizon au-delà.
— Bran ! cria-t-elle en lui tendant la main, mais
elle n’attrapa qu’un lambeau de brume.
Son frère disparaissait sous ses yeux, comme
l’écume à ses pieds.
C'est le cri d’un oiseau qui la tira de son rêve.
Pas le cri strident des mouettes, mais les trilles joyeux qui
emplissaient la forêt à la Mi-Eté. Elle ouvrit les yeux sur un
brouillard épais qui s’immisçait dans les interstices du nid
confectionné par Lochlan, et il lui sembla que les chants d’oiseaux
étaient particulièrement près. L'aube se levait à peine et Lochlan
était allongé à ses côtés. Elle glissa sa main sur la sienne et
demeura ainsi un long moment, allongée à ses côtés, immobile,
respirant les odeurs mêlées de musc, de sexe et de pin. Pour la
première fois depuis bien des années, depuis la naissance de son
fils, en réalité, elle était heureuse. Elle ferma les yeux et se
laissa de nouveau glisser dans les brumes du rêve.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, une lame étincelante
était pointée sur sa gorge, fermement tenue par un soldat portant
la livrée indigo acquiléenne. Elle essaya de
s’asseoir, mais la pointe de l’épée l’en empêcha. Elle retomba sur
sa couche et entendit Lochlan crier.
— Non ! hurla-t-il, alors qu’une demi-douzaine
d’hommes la saisissaient, et lui attachaient les mains dans le dos
à l’aide d’un lien de cuir.
Elle se défendit de son mieux, donnant des coups
de pied, distribuant des morsures aux imprudents qui s’approchaient
trop près, mais rien n’y fit. Une douleur gigantesque explosa à
l’arrière de son crâne et des lumières se mirent à scintiller
devant ses yeux avant que le voile noir de l’inconscience ne
s’abatte sur elle.