— Catrione ? Catrione ?
La première chose qu’elle vit fut Niona, penchée
sur elle, soucieuse. Serpent était encore trop présent en elle pour
qu’elle parvienne à articuler le moindre mot. Elle passa le bout de
sa langue sur sa lèvre inférieure, les yeux roulant dans ses
orbites, dans une tentative désespérée de maintenir le contact avec
l’esprit reptilien.
— Catrione ? appela de nouveau Niona en lui
tapotant la joue et en claquant des doigts pour attirer son
attention. Revenez parmi nous, Catrione, il faut vous réveiller !
Qu’on me donne cette branche de sauge.
Elle promena sous le nez de Catrione la fumée
odorante des feuilles qui se consumaient, et cette fois la jeune
femme émergea quelque peu de son demi-sommeil. Il lui sembla
entendre des voix devant la porte de sa chambre. Oui, c’était sa
chambre, elle était bien dans le dortoir. Elle était allongée sur
son lit et le soleil qui pénétrait par la fenêtre indiquait que
l’après-midi était bien entamé.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle soudain à
Niona en se redressant. Combien de temps suis-je restée…
Elle constata qu’elle avait les plus grandes
difficultés à s’exprimer. Sa langue lui semblait beaucoup trop
courte, pas assez sinueuse, tellement
inefficace comparée aux sensations qu’elle lui procurait quelques
minutes auparavant. Elle essaya de s’asseoir, mais la pièce tout
entière se mit à vaciller et elle retomba lourdement au creux de
son oreiller.
Baeve se précipita à son chevet, et lui apporta
une tasse chaude et fumante.
— Tenez, ma petite, commencez donc par en boire
une gorgée, dit-elle, réconfortante, en chassant les mèches collées
sur son front, n’essayez pas de vous asseoir pour le moment. Elle
se tourna vers Niona qui se tenait derrière elle et lança sur un
ton de reproche :
— Je vous avais bien dit qu’il ne fallait pas la
réveiller !
— Elle est tout de même la Cailleach, non ?
répliqua Niona sans se démonter.
— Que s’est-il passé ? demanda encore Catrione.
Deirdre ? Est-ce qu’on l’a trouvée ? Et le jeune homme ?
Les mots sortaient péniblement tandis que Baeve
l’aidait à refermer ses doigts autour de la tasse brûlante et
guidait le récipient odorant vers sa bouche. Le lait chaud et épicé
mélangé au miel et à la crème coula dans sa gorge comme une vague
brûlante de pur réconfort. Le breuvage l’aida à reprendre pied dans
le réel.
Elle avait recouvré l’usage de sa voix, mais le
langage lui faisait toujours défaut. Elle avait été comme
brutalement tirée d’un rêve et s’accoutumait très mal à ce retour
violent au réel.
— Nous avons en effet trouvé Deirdre, mon enfant,
lui répondit enfin Baeve, en l’enveloppant dans un châle et en
l’aidant à se redresser.
— J’espère au moins que vous aurez retiré
quelque sagesse de cette expérience,
Catrione, maugréa Niona en quittant la pièce, suivi, par la plupart
des personnes présentes.
Catrione but une nouvelle grande gorgée. Le miel
et le lait mélangés au remède druidique à base d’argent
instillaient dans ses membres une vigueur nouvelle. Sa vue
s’éclaircit, mais la sensation de se trouver à deux endroits
simultanément demeurait tenace. Elle repoussa légèrement le
gobelet, dont le contenu coula sur son menton, puis tendit le
récipient à Baeve d’un air gauche en s’essuyant maladroitement avec
le châle.
— Que s’est-il passé d’autre ? demanda Catrione
tandis que Baeve l’aidait à essuyer les dernières gouttes.
— Eh bien, les corbeaux sont revenus d’Eaven
Morna, mais ils ne portaient aucun message. Il semblerait que
Connla ait quitté le palais il y a quatre ou cinq nuits, et d’après
les rapports qui nous sont parvenus d’Ardagh elle n’est pas encore
arrivée à bon port.
— Sans doute aura-t-elle décidé de faire halte ici
en chemin.
— Sans doute, répondit simplement Baeve,
sceptique. Je crois qu’il faut que vous sachiez que deux camps
s’affrontent désormais, ici même. Certains veulent attendre
l’arrivée de Connla, quand d’autres préconisent d’agir au plus
vite, en fonction des informations que vous avez pu réunir.
— Et Niona doit faire partie des attentistes, à
n’en pas douter ?
— A n’en pas douter, confirma Baeve avec
malice.
Elle aida Catrione à se vêtir, car cette dernière
avait les plus grandes difficultés à contrôler parfaitement ses
gestes, comme si elle en avait désappris l’usage.
Il lui semblait avoir
également oublié la manière d’ordonner correctement ses pensées, et
son esprit demeurait particulièrement brumeux, comme si les idées
refusaient de s’organiser en un langage cohérent.
Quand elle fut vêtue, elle dut se reposer sur le
bras de Baeve pour l’aider à se tenir debout. Il lui sembla que la
cour était plus peuplée que jamais, et elle constata avec plaisir
que les gens s’arrêtaient sur son passage et lui adressaient de
grands sourires, lui prenant la main et lui souhaitant un prompt
rétablissement.
— Où sont passés les frères et les sœurs ?
demanda-t-elle à Baeve, je ne les vois nulle part.
— Ils sont là-haut, lui répondit Baeve en lui
désignant le sommet du Tor où il sembla à Catrione que les
occupants du Bosquet au grand complet étaient amassés autour de ce
qui ressemblait à une ouverture sur le flanc de la colline.
— Que font-ils tous là-haut ?
— Voilà un autre sujet de querelle. Venez, vous
feriez bien de vous rendre compte par vous-même.
Catrione s’agrippa fermement au bras de Baeve et
entama l’ascension de la colline, réveillant des souvenirs aigus de
ses visions, de Deirdre sous le Tor. Deirdre et la chose qu’elle
avait mise au monde. D’autres mains se tendirent pour l’aider. On
la guidait, on l’encourageait, à mesure qu’elle se rapprochait du
sommet. Elle manqua trébucher, lorsque le sol se déroba, à
l’endroit où s’ouvrait le trou béant et sinistre qui donnait sur la
macabre Chambre de Naissance. Elle comprit alors pourquoi Baeve
avait fait en sorte d’éluder ses questions. Elle avait pourtant
assisté à la scène, mais rien n’aurait pu la préparer à la vision
cauchemardesque qui s’étendait à ses pieds, dissimulée à la hâte sous des linceuls. Le breuvage au lait et
au miel lui remonta brutalement dans la gorge et elle dut plaquer
ses mains contre sa bouche pour ne pas vomir.
— Tenez, la réconforta Baeve en lui tendant
charitablement un morceau d’étoffe parfumé à la menthe.
Athair Emnoch, sans dire un mot, l’aida à
descendre dans la chambre, au milieu de la boue et des éboulis. La
chose qui gisait au centre tenait davantage du cocon que de
l’humain.
Le visage de Deirdre avait déjà commencé à
s’affaisser sur les os de son crâne, encadré par une jungle de
cheveux secs. Son corps était ouvert de l’aine à la gorge et gisait
dans une mare obscène aux reflets carmin que Catrione eut du mal à
identifier comme étant du sang séché.
— Cailleach ? murmura le frère en lui prenant
doucement le bras. Il faut que vous voyiez ceci.
Il s’accroupit et dégagea un petit espace
dissimulé dans un angle à quelques pas de l’endroit où se trouvait
Deirdre. Il y avait là un long appendice, comme une mue de serpent,
qui gisait entre les pierres, comme une queue. Les druides
dégagèrent les éboulis et Catrione sut immédiatement ce qu’était
cette chose. Le cordon ombilical de l’enfant.
Elle plaqua le mouchoir parfumé contre ses lèvres,
contenant à grand-peine la nausée qui la submergea lorsqu’elle vit
enfin la chose que Deirdre avait mise au monde. Le corps de la
créature n’était qu’un faisceau de pseudopodes blanchâtres au
sommet duquel se trouvait une tête aux traits monstrueusement
humains. Ses deux mains étaient directement reliées à ses épaules,
de chaque côté de son cou.
La partie inférieure de son corps se divisait en
une queue bifide dont chaque extrémité était
terminée par un pied d’apparence parfaitement normale.
Elle se retourna vivement, cherchant avidement à
respirer un peu d’air frais, tandis que les paroles inscrites dans
les Chroniques lui revenaient à la mémoire. L'enfant qui ne peut être occis de la main de l’homme ou
de la femme. Cela ne s’était pas produit, en effet. La
Grande Mère avait manifestement œuvré pour que son bourreau possède
un crochet en guise de main.
— Bien, il semble que la situation soit sans
équivoque, qu’en dites-vous, Catrione ? lui lança Niona par-dessus
l’épaule de Baeve qui écrasait une larme.
Les souvenirs de Serpent lui revinrent à l’esprit,
des fulgurances qui se déployaient en corolles, se recouvrant l’une
l’autre. Elle était présente, aux côtés d’Athair Emnoch, mais sans
l’être tout à fait. Même franchir la frontière qui séparait l’Ombre
de TirNa'lugh ne lui avait jamais procuré cette sensation
d’omniprésence en deux lieux à la fois, à deux époques différentes,
et son cerveau avait du mal à faire coexister ces deux réalités qui
se chevauchaient.
— Qu’est-ce qui est sans équivoque ? finit par
demander Catrione.
Le fil des événements qui avait trouvé sa
conclusion dans ce carnage commençait à s’éclaircir dans son
esprit. Ainsi assise tout près de Deirdre, elle était presque en
mesure de revivre ses derniers instants.
C'était comme des fragments d’impressions, des
images désincarnées, nichées au tréfonds de la conscience de
Serpent et qui remontaient à la surface de ses propres souvenirs
par intermittence. Il y avait ce jeune homme
qui portait un crochet et seule cette image semblait avoir un sens.
C'est l’homme que tu dois
épouser.
— Eh bien il ne fait aucun doute que c’était là
l’enfant de la prophétie, celui-là même qui ne peut être occis de
la main de l’homme ou de la femme ! affirma Niona en croisant les
mains sur sa poitrine avec assurance.
Catrione dut s’asseoir sur un rocher, prise d’un
vertige. Est-ce vraiment aussi simple,
se demanda-t-elle en fronçant les sourcils, le regard perdu dans le
vide.
— Les khouri-keen ont disparu, et leurs cristaux
avec eux, intervint Athair Emnoch, tandis que le monde continuait
de vaciller autour de Catrione.
Termuid les a donc
volés.
— Et le jeune homme ? Est-ce que… est-ce que
quelqu’un a essayé de l’atteindre ? demanda Catrione.
— Excusez mon audace, Cailleach, mais ne
devrions-nous pas attendre l’arrivée de l’Archidruidesse ? hasarda
Athair Emnoch. Vous n’avez pas l’air en très grande forme.
— Je vais bien, répondit-elle sans réfléchir, même
si elle savait parfaitement que c’était loin d’être vrai. Et je
n’ai pas b…
— Et si cet homme était druide ? intervint Niona
de sa voix aiguë et haut perchée. Vous tenez vraiment à risquer de
provoquer un nouveau drame ?
Elle émit un grognement qui ressemblait à un
anathème avant de redescendre de la colline à vive allure. Catrione
demeura interdite, comme giflée par la violence des mots, plus
encore que par le vent d’hiver qui soufflait de l'ouest.
***
C'est le soleil, jouant
derrière ses paupières closes, qui réveilla Morla. Le soleil et une
douce brise soufflant sur son visage. Elle ouvrit les yeux sur une
large fenêtre où venaient s’encadrer les branches hautes d’un arbre
au feuillage foisonnant. Les murs de la pièce étaient blancs et une
vive douleur lui vrillait la jambe droite. Elle entendit un léger
ronflement, et lorsqu’elle se pencha pour regarder au-delà du bord
du lit elle vit que Lochlan était allongé sur le sol, juste sous la
large fenêtre, la tête posée sur son bras replié. Une barbe de
trois jours assombrissait ses joues et ses bottes étaient maculées
de boue. Elle chassa les derniers lambeaux de sommeil et inspecta
rapidement l’endroit, tressaillant à chaque mouvement.
Les draps de son lit sentaient la verdure et le
thym, et l’édredon qui lui couvrait les pieds était finement tissé
et parfaitement propre. Des paniers d’osier remplis de linge
soigneusement plié étaient alignés contre le mur de pierre qui
soutenait un plafond bas peint à la chaux.
Une cloche tinta à l’extérieur. Elle entendit un
chien aboyer et un berger héler ses bêtes sur le chemin de la
pâture.
Elle essaya de s’asseoir, mais une violente
douleur lui remonta le long de la jambe. Alors seulement se
souvint-elle de l’attaque des gobelins surgissant de l’eau. Elle se
souvint aussi que quelque chose de noir et de massif avait crevé le
ciel et s’était emparé de Bran.
Elle retomba lourdement sur son oreiller au moment
où la porte s’ouvrait sur une femme aux cheveux de jais qui devait
avoir à peu près son âge et qui était manifestement enceinte de
plusieurs mois. Elle portait une tunique d’un bleu profond et le
tartan jeté sur son épaule, tout autant que
la fibule qui le maintenait en place, symbolisait son statut de
chef.
— Vous voilà réveillée, constata-t-elle en lui
lançant un bref sourire. Je m’appelle Grania MaNessa et je vous
souhaite la bienvenue dans ma demeure. Comment vous sentez-vous
?
— Ma jambe me fait souffrir, grimaça Morla tandis
que Grania soulevait les pansements, découvrant ses cuisses.
— Voyons cela.
Grania fit une petite grimace en soulevant le haut
du bandage. Elle jeta un œil soucieux à Morla.
— J’ai une herboriste, ici. Je vais vous
l’envoyer, à présent que vous êtes réveillée.
— Ai-je dormi longtemps ?
— Presque deux jours entiers. Votre époux,
poursuivit Grania en désignant Lochlan endormi au pied du lit,
votre époux a dévalé la colline comme si la Vieille elle-même
talonnait son cheval, pour vous amener jusqu’à nous.
Il leur a raconté que nous
étions mariés ! songea Morla, ébahie, en poussant un petit
cri de surprise autant que de douleur alors que Grania remettait le
bandage en place.
— J’aurais aimé vous proposer les services d’un
druide, mais ils sont tous partis pour Ardagh. Votre chevalier
servant, que Herne l’ait en sa sainte garde, ajouta-t-elle en
souriant en direction de Lochlan, a battu la campagne pendant les
deux jours qu’a duré votre sommeil. Malheureusement, je pense que
le meilleur endroit pour trouver un druide en ce moment reste l’un
des Bosquets principaux. Le plus proche est celui de La Boulaie
des Druides Blancs, mais il se trouve à
trois, peut-être quatre jours de voyage.
Elle alla fermer la porte derrière elle, rabattant
le loquet avec un bruit sec qui réveilla Lochlan.
Il ouvrit les yeux et immédiatement chercha Morla
du regard. Un grand sourire fleurit sur son visage.
— Louée soit la Déesse ! Il se leva prestement,
faisant craquer les articulations de ses genoux, épousseta ses
pantalons et son sourire se mua en une moue soucieuse. Comment va
ta jambe ?
— Ça fait mal, répondit-elle simplement.
Il la regardait avec une telle intensité qu’elle
en fut vaguement gênée. Et puis cette façon qu’il avait de laisser
ses mains courir malgré lui sur le bord du lit trahissait tellement
son inquiétude. La douleur s’intensifiait à mesure qu’elle sortait
du sommeil. C'était à présent comme des milliers de petites
aiguilles qui lui perçaient les chairs.
— Ça fait vraiment mal, dit-elle en grimaçant et
en essayant de rassembler ses idées. Et Bran ? L'avons-nous...
Est-ce qu’il… ?
— Je ne suis pas tout à fait certain de savoir ce
qui lui est arrivé.
Morla fit un effort violent pour se remettre en
position assise, malgré la douleur insupportable qui lui mangeait
la jambe. La souffrance semblait envahir jusqu’à la moelle de ses
os et rayonnait jusque dans son dos.
— Je ne me souviens pas vraiment de ce qui s’est
passé, moi non plus, dit-elle, hésitante. J’étais assise sur un
rocher et puis on a couru vers le campement…
Elle se tut, essayant de donner un sens aux images
disparates qui se télescopaient dans sa tête. Bran était avec elle
et l’instant d’après, il avait disparu. Pourtant, lorsque les gobelins s’étaient lancés à leurs
trousses, Bran courait devant elle.
— Dis-moi ce que tu as vu, Lochlan.
— Je ne voudrais pas te donner de faux
espoirs…
Il soupira et reprit :
— Je l’ai vu courir avec toi, vous remontiez de la
berge du lac et Bran était devant toi, il te tirait par le bras. Il
a couru derrière un chêne qui l’a dissimulé à ma vue quelques
instants et je ne l’ai plus revu.
Il écarta les bras dans un geste
d’impuissance.
— Je n’avais pas le temps de vérifier où il se
trouvait, on s’est enfuis comme ça, sans avoir le temps de rien
prendre avec nous au campement. Mais je te jure sur la tombe de ma
mère que j’ai vu Bran disparaître avant que les gobelins ne soient
sur vous !
— Et qu’est-il arrivé aux autres ? Où sont les
Fiach…
Lochlan secoua tristement la tête, baissant les
yeux au sol, et une ombre passa sur son visage.
— C'était trop tard…
La porte s’ouvrit de nouveau, mais, cette fois,
Grania était accompagnée d’une femme de haute stature, au visage
taillé à la serpe. Elle portait une couronne de tresses grises qui
lui couvrait la tête comme une calotte. D’une main, elle tenait un
plateau orné de différents onguents tandis que dans l’autre se
trouvait un panier.
— Je vous souhaite le bonjour, Sire Aidan,
commença Grania en souriant à Lochlan avec un brin de coquetterie.
Permettez-moi de vous présenter notre herboriste, Nuala.
Morla lança un regard interrogateur à Lochlan, qui
lui répondit par un hochement de tête imperceptible tout en s’inclinant pour saluer leur hôtesse. Morla
comprit que leur identité devait pour le moment être tenue secrète.
Il y avait décidément des complots à chaque coin de couloirs, et
elle se demanda un instant si elle n’aurait pas mieux fait de
simplement remercier sa mère et de renter à Dalraida. Mais Meeve
avait promis du grain, et son peuple mourait de faim…
Lochlan tourna pudiquement le dos tandis que
l’herboriste repoussait les draps sous lesquels Morla était
allongée, nue. A cet instant, Morla oublia tout sentiment de
pudeur, tant la douleur qui jaillit lorsque l’herboriste retira les
bandages était fulgurante. Elle n’était que souffrance, du bout des
pieds jusqu’à la racine des cheveux.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux et le
goût métallique du sang lui envahir la bouche lorsqu’elle se mordit
la lèvre malgré elle.
— Je vous l’ai dit, soupira l’herboriste, c’est
au-delà de mes compétences, et ça a empiré depuis qu’elle est
allongée ici.
Morla jeta timidement un œil à la blessure. Des
bubons, trahissant la progression de l’infection depuis les
profondeurs de l’entaille, avaient fleuri sur sa peau.
— C'est d’un druide dont elle a besoin, et il lui
faut l’uisce-argoid, l’eau d’argent, murmura Grania sous le regard
soudain terrifié de Morla.
Cette blessure va me
tuer, songea-t-elle en regardant Lochlan, à qui les deux
femmes s’adressaient maintenant.
— Il faut que vous lui trouviez un druide au plus
vite, Sire Aidan. Il n’y a pas une minute à perdre. Le temps que
vous vous rendiez à la Boulaie et que vous en rameniez un druide,
elle aura perdu sa jambe, mais si vous
décidez de l’y emmener vous-même je pense qu’elle a encore une
chance.
— De sauver ma jambe ? lui demanda Morla,
paniquée.
— De sauver votre vie, corrigea froidement
Nuala.
— Mais…, commença Grania.
— Je ne peux rien faire pour arrêter le poison, la
coupa Nuala.
Elle se tourna vers Morla.
— Ça va peut-être piquer un petit peu, la
prévint-elle.
Des milliers d’étoiles aveuglantes scintillèrent
devant ses yeux lorsque le liquide épais et odorant entra en
contact avec la plaie suppurante. Morla se cabra brutalement et ses
mains s’agitèrent, se fermant et s’ouvrant en un geste réflexe
inconscient, seulement dicté par la douleur extrême. Elle agrippa
les draps et sentit une main douce et puissante se glisser dans la
sienne, l’encourageant d’une pression légère mais ferme. Elle s’y
accrocha comme un naufragé à un rocher, tandis que la douleur la
submergeait en une gigantesque vague noire et que l’on nettoyait sa
plaie, que l’on changeait ses bandages.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle constata
qu’elle n’avait pas lâché la main de Lochlan. L'herboriste épongea
la sueur qui avait coulé sur son front et sur sa lèvre supérieure
alors même que l’onguent commençait à faire effet, faisant
légèrement refluer la douleur.
— Voilà, jeune fille. Reposez-vous, à présent, je
vais vous apporter un peu de potage, lui proposa Nuala. Vous avez
faim, n’est-ce pas ?
Morla avait les yeux fixés sur le plafond. Elle se
concentrait sur la douleur qui la traversait
par intermittence, lui ôtant tout appétit.
— Non, répondit-elle enfin, après avoir pris la
peine de réfléchir un moment. Mais j… j’ai soif.
Nuala et Grania échangèrent un regard lourd de
sens.
— Je vais tâcher de vous trouver un chariot, Sire
Aidan, lui proposa cette dernière en ramassant un panier rempli de
bandages souillés avant de sortir.
Nuala prenait son temps pour ramasser ses onguents
et Lochlan en profita pour l’interroger.
— Pourquoi n’a-t-elle pas faim ?
— Ça se passe toujours de cette façon, soupira
Nuala. La morsure des gobelins contient un poison. Il vous consume
de l’intérieur et il vous ôte l’envie de manger. Il est important
que vous buviez, madame. Je vais chercher le potage, conclut-elle
en emportant le plateau.
Lochlan attendit que le bruit de ses pas diminue
dans le couloir.
— J’imagine que tu te demandes ce qui se trame,
n’est-ce pas ?
— Je ne pense pas que j’aurais oublié une chose
pareille, donc oui, je me le demande, répondit-elle avec une légère
grimace. Pourquoi as-tu raconté à cette femme que nous étions
mariés ? Et pourquoi lui avoir donné de faux noms ?
— Je leur ai servi cette histoire de mariage pour
pouvoir rester ici avec toi sans qu’on ne me pose davantage de
questions. Tant que j’y pense, tu t’appelles Moira.
— Moira ?
— J’ai pensé que c’était suffisamment proche
de Morla pour que tu puisses répondre à ce
nom instinctivement.
— Mais pourquoi as-tu fait ça ? Tu n’as donc pas
confiance en Grania ?
Lochlan passa ses mains sur son visage
fatigué.
— Il ne s’agit pas de Grania, même si je flaire
chez elle une certaine duplicité. Elle fait partie des partisans de
Meeve, mais au fil des années Meeve a soutenu à tour de rôle la
plupart des prétendants au trône de Gar, au gré de ses propres
intérêts, et je n’ai pas l’impression que Grania la porte dans son
cœur. Par chance, il semble qu’elle ne m’ait pas reconnu, grâce à
ma barbe.
Il se dirigea vers la fenêtre et jeta un œil
au-dehors, les pouces enfoncés dans la ceinture de son baudrier,
avant de revenir vers elle.
— A dire vrai, je serais soulagé de quitter cet
endroit. Je m’y sens trop vulnérable, trop exposé. Plus tôt nous te
trouverons un druide, mieux ce sera. Il s’interrompit, comme s’il
craignait d’en dire trop, de révéler un élément qu’il préférait
garder pour lui, et se contenta de contempler le paysage au-delà de
la fenêtre. Puis il tourna soudain les talons et se dirigea à
grands pas vers la porte.
— Repose-toi, je vais aller voir comment avance
cette histoire de chariot. Cette Grania m’a l’air près de ses sous,
mais je refuse qu’on prenne le risque de te faire monter à
cheval.
Il s’arrêta sur le seuil, la main sur le loquet de
la porte, et se tourna vers Morla.
Leurs yeux se croisèrent et elle vit dans son
regard passer une ombre profonde, spectre d’une douleur
enfouie.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Lochlan ?
— Rien de ce qui s’est passé n’est ta faute,
Lochlan, le rassura-t-elle.
Il se sent
responsable, songea-t-elle, soudain submergée par la
compassion, ça ne fait aucun
doute.
— Je doute que Meeve partage ton point de vue,
soupira-t-il. Il faut trouver un druide. A ce moment-là seulement,
je serai soulagé.
— Et moi donc ! plaisanta-t-elle.
Leurs regards se croisèrent de nouveau, et cette
fois, malgré la douleur, malgré l’inquiétude et la peur, ils se
sourirent.
Un rayon de lune solitaire se frayait un chemin à
travers la voûte foisonnante des arbres, éclairant à peine la
chambre où le jeune homme dormait paisiblement, la tête enfoncée
dans son oreiller. La lumière crépusculaire tombait sur son front
exactement entre ses deux yeux fermés. Il avait une main posée sur
la poitrine, l’autre était enveloppée dans un bandage et reposait à
son côté, sur la couverture bleu ciel.
Debout dans l’embrasure, Catrione était hésitante.
La chevelure du jeune homme, décolorée par la vie au grand air,
s’étoilait librement sur l’oreiller. Ses lèvres avaient la couleur
des pêches mûres et son menton rasé de frais avait la perfection
des sylphes. Les oreilles de Catrione résonnaient encore de la
dispute qu’elle venait d’avoir avec Niona.
Elle resta là, à le regarder simplement respirer.
La guérison druidique était le plus sacré de tous les rituels de son ordre, et pourtant Niona lui avait reproché
de vouloir l’employer sur le jeune homme, taxant cette intention
d’acte d’égoïsme. Mais c’est complètement
faux. Après tout, je suis supposée épouser cet homme. Elle
vint s’asseoir auprès de lui et il ouvrit les yeux, tournant la
tête dans sa direction. La sensation de sa propre nudité sous le
tissu de la légère chemise de nuit ne lui fit pas oublier, au
contraire, que lui aussi était totalement nu sous le drap de lin.
Un courant d’air lui frôla le visage et il lui sembla sentir
l’odeur de l’océan.
As-tu jamais pensé qu’un jour
un homme viendrait… Les paroles de Deirdre revenaient la
hanter et elle jeta malgré elle un coup d’œil par-dessus son
épaule.
Les herboristes avaient été appelées pour
maintenir un semblant d’ordre à l’extérieur parmi les réfugiés et
les druides étaient réunis sur le Tor, occupés à tenter de
localiser les khouri-keen.
Ils étaient donc seuls, tous les deux. Catrione
s’agenouilla au pied du lit de camp et aspira profondément l’air
qui sortait de la bouche du jeune homme. Elle voulait s’approprier
son souffle, s’imprégner de son essence. Elle posa la main sur son
bras et lui caressa doucement la peau en de grands gestes lents.
Elle laissa le bout de ses doigts courir sur les poils qui
couvraient la musculature puissante, appréciant la courbe
harmonieuse de cette peau bronzée tendue sur ces muscles massifs.
C'était comme si, peu à peu, un brouillard l’enveloppait, comme si
la brume pénétrait doucement son esprit, comme le lierre
circonvenant le tronc du chêne. Elle drapait délicatement l’esprit
du jeune homme dans le dais de sa volonté. Il résistait, bien sûr,
et plus elle insistait pour le faire plier, plus il combattait avec
fougue. Puis, comme un nageur remontant
rapidement vers la surface, elle fit un effort de volonté pour
ramener son esprit dans le moment présent, dans la salle du
Chapitre.
Elle entendit les tambours résonner au loin, sur
le sommet du Tor, accompagnés par le bourdonnement ininterrompu des
litanies sacrées. Une odeur d’encens lui parvint et elle se leva
prestement pour fermer la porte et en rabattre le loquet, puis d’un
seul geste ample elle retira sa tunique et ôta le drap qui
recouvrait le corps du jeune homme. Elle grimpa à califourchon sur
lui, ses mains posées sur son torse, le creux de ses reins suspendu
à quelques centimètres de sa peau tiède. Les bandages ne gâchaient
en rien sa beauté, nota-t-elle au moment où il ouvrait les yeux,
arrachant à Catrione un petit cri de surprise.
— C'est toi que j’attendais, murmura-t-il, comme
s’il s’était attendu à trouver une femme nue, juchée sur lui, à son
réveil.
— Te souviens-tu de ton nom ?
— Cwynn, répondit-il sans hésiter, immobile entre
les cuisses de la jeune femme. Et toi, comment t’appelles-tu
?
— Je suis Catrione.
Elle ressentit le poids de son regard bleu plus
qu’elle ne vit réellement ses pupilles claires courir sur ses seins
et descendre vers son ventre. Jamais encore elle n’avait vécu avec
une telle acuité le corps à corps avec un homme.
— Je n’arrive pas à chasser l’image de cette
chose, grogna-t-il en refermant les yeux. Elle m’a regardé en
mourant, siffla-t-il entre ses dents serrées. Ses yeux… je vois
toujours ses yeux. Je ne vois plus que ça.
— Laisse-moi t’aider, Cwynn, l’implora-t-elle à
voix basse en se couchant presque sur lui, la
pointe de ses seins frôlant les poils de son torse.
— Qu’est-ce qui s’est vraiment passé là-bas ?
murmura-t-il, à quoi est-ce que tout ça rime ?
— Je peux t’aider, mais tu dois me laisser faire,
dit-elle d’un ton apaisant en laissant ses doigts parcourir les
sillons de son visage, l’arête de son nez, la crête de ses
oreilles. Et j’espère que tu pourras m’aider en retour.
De nouveau, il ferma les yeux, en acquiesçant
lentement, abandonné. Il croit rêver,
comprit-elle alors. Elle enfonça sa main dans la toison de ses
cheveux et laissa un doigt courir sur sa bouche, de droite à
gauche, dans le sens du bannissement. Puis de nouveau elle se
coucha sur lui et posa ses seins contre sa poitrine
puissante.
— Cwynn, veux-tu me laisser te toucher, te serrer,
me laisser t’aider et te guérir ?
Une fois encore, il acquiesça lentement, des
profondeurs de ce qu’il prenait pour un sommeil profond.
Elle commença par embrasser ses paupières, puis
ses lobes, avant de descendre vers cet endroit si vulnérable au
creux du cou, où le sang pulsait avec force. Elle descendit agacer
ses tétons de la pointe de sa langue, dessinant un tourbillon
partant de son cœur, qui gagnait ensuite par vagues successives son
nombril et enfin le creux de ses cuisses.
— Cwynn ? l’appela-t-elle doucement, agenouillée
entre ses jambes. Cwynn, répéta-t-elle un peu plus fort, tandis que
sur le Tor les tambours accéléraient la cadence.
Elle saisit son sexe à pleines mains et entama un
mouvement de va-et-vient. Il se durcit et se dressa sous ses
caresses, l’encourageant à en effleurer l’extrémité du bout de la langue, à jouer avec le petit
orifice à son sommet.
— Cwynn, veux-tu que je te prenne en moi ?
Il souleva les hanches pour toute réponse,
refermant sa main sur les draps et laissant échapper un soupir
d’aise. Catrione lui sourit avant d’enfoncer sa tête entre ses
cuisses.
Il chevauchait comme un
damné, empêtré dans le sable humide, et Shane était sur ses talons.
Le chien blanc courait à ses côtés sans qu’Eoch ne semble s’en
préoccuper. Eoch ! Le nom du cheval résonna puissamment dans son
esprit et il lui sembla soudain se libérer de chaînes pesantes. Il
se retrouva à combattre un gobelin, épaulé par quelqu’un qu’il ne
parvenait pas à distinguer. Il y eut une grande lumière, et le
gobelin disparut soudainement. Le scintillement prit une teinte
d’un vert éclatant, avant de tendre vers un orangé pastel qui
emplit bientôt tout l’espace. Une silhouette encapuchonnée se
mouvait dans cette douce luminescence, suivie par l’ombre d’Eoch.
L'ombre semblait vouloir s’emparer de sa jument, constata-t-il
soudain, mais Eoch lui appartenait, il l’avait recueillie puis
élevée alors qu’elle n’était encore qu’une pouliche. Lorsqu’il
baissa les yeux, il se rendit compte que le paysage avait changé.
La mousse épaisse avait fait place à une route battue par le vent
et tapissée de cailloux. Un chatoiement attira son regard et il vit
qu’au loin se dressait une sombre colline qui se détachait sur un
crépuscule orangé. L'ombre se jeta sur Eoch et chevaucha sur la
plaine en direction du Tor.
Cwynn était consumé par la
colère, et cet accès de rage fit comme éclater le monceau de
charbon qui lui encombrait l’esprit, en révélant le cœur de
diamant, pur, limpide. Il lui sembla qu’un
pan tout entier de sa mémoire lui était soudainement révélé. Il se
souvint avoir chargé sur la plaine, à la lumière de la lune
montante, guidé par la silhouette d’Eoch qui se détachait de la
masse du Tor. Il lui avait fallu chevaucher toute la nuit durant,
mais il y était parvenu. Il avait fait irruption dans la caverne
ténébreuse et il avait contemplé cette créature au ventre
gigantesque qui était allongée sur le sol nu, les cuisses grandes
ouvertes. Son crâne était chauve et tacheté et ses joues striées de
lignes carmin. Sa peau pendait de ses os, en lambeaux de tégument
épais, et lorsque Cwynn s’approcha d’elle elle le fixa de ses yeux
reptiliens et siffla comme un serpent.
Quelques gouttes d’un liquide clair et visqueux
comme du miel jaillirent de sa verge. Catrione releva la tête,
plaqua sa bouche contre celle de Cwynn et vint se jucher sur lui,
guidant l’extrémité de son phallus entre ses cuisses. Elle se
laissa doucement redescendre et sentit le pénis de Cwynn pénétrer
dans la chaude moiteur de son sexe, tandis qu’elle se
cambrait.
— Montre-moi son visage, lui ordonna-t-elle dans
un grognement animal.
Un gémissement déchira l’air épais, suivi de son
écho qui se répercuta à n’en plus finir. Un frisson courut le long
de son dos et Cwynn, tournant le regard en tous sens, vit des
étoiles qui scintillaient sur les parois. Ce
ne sont pas les cristaux, songea-t-il, alors que les
centaines d’yeux cillaient en le fixant. La nausée monta en
lui.
— Je te tuerai, mortel ! hurla la
silhouette.
Il ouvrit les yeux au
moment où la femme juchée sur lui rejetait la tête en arrière,
cambrée à l’extrême, sa poitrine ondulant sous ses cheveux blonds
en cascade, le corps parcouru de frissons. Il la sentit se
resserrer autour de lui et il ferma les yeux au moment où sa
semence jaillissait de son ventre, accompagnée par la fulgurance
soudaine de sa mémoire recouvrée.