25
Dutton, lundi 5 février, 13 h 50
Sauve-toi.
Pendant que Bobby se précipitait vers le revolver, Susannah grimpait les marches. Mais elle glissait sur le tapis et ses mains menottées ne lui permettaient pas de s’agripper à la rampe.
Une main s’abattit sur sa hanche... Le rire mauvais de Bobby lui glaça le sang.
— Je te tiens, tu es fichue.
Une détonation déchira l’air et Susannah se figea, attendant la douleur. Mais rien ne vint.
Elle se retourna et écarquilla les yeux. C’était incompréhensible. .. Bobby gisait au pied de l’escalier, le menton posé sur une marche, les yeux levés vers elle, une expression de surprise sur le visage. Paralysée, elle la vit lever lentement son arme, puis il y eut une seconde détonation et le corps de Bobby tressauta puis retomba.
Instinctivement, Susannah recula de quelques marches, sans quitter des yeux le regard vide de Bobby, puis elle aperçut dans son champ de vision une silhouette du côté de la porte. Luke ! Il était pâle, il haletait, la main qui tenait son revolver pendait mollement le long de son corps.
Pete, qui était là aussi, s’agenouilla près du corps de Hank. Luke avança comme un automate, se pencha au-dessus de Bobby, et ramassa son arme tout en vérifiant son pouls. Quand il se redressa, ses yeux rencontrèrent ceux de Susannah.
— Elle est morte, fit-il d’une voix blanche.
Elle en eut le souffle coupé et toutes ses forces l’abandonnèrent brusquement. Elle s’effondra dans l’escalier en tremblant. L’instant d’après, Luke la soulevait dans ses bras et la broyait contre lui.
— Elle t’a fait mal ? murmura-t-il fébrilement.
— Je ne sais pas, répondit-elle en se blottissant contre son torse. Je ne crois pas.
La vague de terreur qui la submergeait reflua juste assez pour la laisser respirer. Puis elle s’écarta pour voir le visage de Luke.
— Hank est mort, fit-elle. Elle l’a tué. Sous mes yeux.
— Je sais. J’ai entendu le coup de feu et j’ai cru qu’elle tirait sur toi.
Ses yeux lançaient des éclairs.
— J’avais demandé à Hank de m’attendre avant d’intervenir, ajouta-t-il d’un ton désespéré.
— Bobby lui a tendu un piège. J’ai tenté de le prévenir, mais c’était trop tard. Il a voulu me sauver la vie et...
Elle jeta un regard vers Pete, qui contemplait Hank d’un air atterré.
— Bobby a aussi tiré sur Talia. Elle l’a enfermée sous l’escalier.
Pete se précipita pour enfoncer la porte sous l’escalier à coups d’épaule. Il en était à sa seconde tentative quand deux policiers en uniforme se présentèrent sur le seuil de l’entrée.
— Agent Papadopoulos ? demanda l’un d’eux.
Luke lâcha doucement Susannah et la fit asseoir sur une marche. Puis ils entendirent un grand fracas. Pete venait d’ouvrir la porte.
— Elle est vivante, cria-t-il en haletant. Merde, Talia... Tu es dans un drôle d’état.
Il passa la tête dans le réduit, pendant que Luke ôtait les menottes à Susannah tout en lui massant doucement les poignets.
— Tout va bien, fit Luke aux agents qui venaient d’arriver. Nous sommes tous du bureau de renseignement de Georgie. Pourriez-vous appeler une ambulance pour l’agent Scott?
— Non ! protesta Talia depuis son réduit.
Susannah entendit des murmures de protestation, puis Pete se montra. Il tenait à la main le Scotch qui avait servi de bâillon à Talia.
— Tout va bien, dit-il aux agents. Merci. Vous pouvez y aller.
Il prit Talia dans ses bras pour la sortir du réduit, toujours menottée et ligotée. Son pantalon était plein de sang et elle paraissait furieuse et mortifiée.
— Enlève-moi ces putains de menottes, fit-elle entre ses dents.
Pete lui ôta les menottes, puis la fit rouler sur le dos.
— Ne bouge pas, dit-il. L’équipe médicale arrive.
— Non, protesta de nouveau Talia en s’asseyant. Je veux sortir d’ici sur mes deux jambes.
Luke et Pete passèrent chacun un bras sous ses épaules pour l’aider à se lever. Elle fit la grimace. Elle était écarlate.
— Quelle humiliation..., murmura-t-elle.
— Que s’est-il passé ? demanda Luke avec tact.
Talia lui jeta un regard de défi.
— Cette ordure m’est tombée dessus avec un Taser.
— Comment a-t-elle pu te surprendre ? insista prudemment Pete.
Talia eut l’air agacée.
— J’avais un truc dans l’œil, fit-elle sèchement.
Ils n’osèrent pas pousser plus loin.
Mais Susannah avait compris. Bobby avait profité de ce que Talia pleurait pour l’attaquer par surprise.
— L’essentiel, c’est que Bobby est morte et que vous, vous êtes vivante, fit-elle d’un ton conciliant.
Elle soupira.
— Germanio aussi est mort.
— Je sais, répondit Talia. J’ai tout entendu. Y compris votre conversation téléphonique avec Luke. Vous avez bien réagi. Luke, il faut ramasser les journaux intimes du juge, tout est là-dedans. Pete, fais-moi sortir d’ici et arrange-toi pour que j’aie l’air pimpante.
Pete obéit. En passant devant le corps de Germanio, il marqua un temps d’hésitation et souleva Talia.
— Merde, Hank..., murmura-t-il. Je vais appeler Chase pour lui raconter ce qui s’est passé et lui demander la position des autres, ajouta-t-il en sortant.
— Quels autres ? demanda Susannah à Luke. Il parle de Charles Grant ? Je suis au courant, par les journaux d’Arthur. Vous ne l’avez pas encore arrêté ?
— Non, répondit Luke. Tu peux marcher?
— Oui.
Elle s’accrocha à la rampe et enjamba le corps de Bobby, en résistant à l’envie de lui donner un coup de pied au passage. Luke l’aida à descendre, puis la serra de nouveau contre lui.
— Je vais bien, lui murmura-t-elle.
— Je sais, répondit-il en frissonnant. Mais je n’arrête pas de la revoir en train de te viser. Susannah, nous avons trouvé quelque chose chez Grant... Il faut que tu le lises.
— Plus tard, fit-elle tristement. J’en ai lu assez pour aujourd’hui.
— Je vais te ramener chez moi. Tu as besoin de calme et de silence.
— Je ne veux pas de silence, murmura-t-elle en jetant un coup d’œil furtif du côté du cadavre de Germanio. Je ne veux surtout pas pouvoir réfléchir. Je veux... Je veux le meilleur endroit pour recoller les morceaux.
Il fronça les sourcils.
— De quoi parles-tu ?
Elle leva vers lui un regard éperdu.
— Tu pourrais me déposer chez ta mère ? supplia-t-elle.
Il ne put s’empêcher de sourire, tout en la couvant d’un regard inquiet.
— Je peux. Attends-moi ici. Je vais chercher les journaux d’Arthur et je reviens.
Il entra dans le bureau.
— Merde ! s’exclama-t-il. Il planquait des milliers de dollars, dans ce coffre.
— Les journaux ont plus de valeur que cet argent, rétorqua-t-elle tout bas. Ils vont permettre de rétablir la vérité. Je...
Elle se figea. Une main venait de se poser sur sa bouche pour étouffer son cri de surprise et de peur, en même temps que le canon d’une arme s’appuyait sur sa tempe.
Encore...
— Tu as raison, murmura une voix doucereuse à son oreille.
M. Grant...
— Ils ont de la valeur. Et c’est bien pourquoi ils ne quitteront pas cette maison.
Luke s’était agenouillé pour rassembler les journaux d’Arthur. Il était au bord de la nausée. Il se demanda s’il pourrait un jour effacer de sa mémoire l’image de Susannah s’enfuyant dans l’escalier pour échapper à Bobby. Elle est sauvée. Il avait beau se répéter cette phrase, son cœur battait à tout rompre. Elle est sauvée. Dans un million d’années, peut-être, il parviendrait à s’en convaincre.
Il soupira et se leva, les bras chargés de journaux et de registres, puis il fronça les sourcils. Cette odeur d’essence. Il se tourna vers la porte et là... Susannah...
Charles Grant se tenait sur le seuil, un jerrican posé près de lui et son arme pointée sur la tempe de Susannah. Il portait un sac à dos rempli d’objets pointus qu’on pouvait deviner à travers le tissu. Une boîte était posée sur le sac et sa canne était accrochée à une des lanières. Luke jeta à la dérobée un coup d’œil vers ses pieds et il reconnut les semelles qu’il avait remarquées sur la photo de Mansfield.
— Agent Papadopoulos, fit Grant d’un ton mauvais. Je suis désolé de ne pas avoir pu vous accueillir quand vous vous êtes présenté chez moi cet après-midi. Il faut dire que vous n’aviez pas eu la politesse d’annoncer votre visite.
Luke s’efforçait de réfléchir. Sers-toi de ce que tu sais... Il évita de regarder Susannah pour ne pas se laisser submerger par la peur. Il devait rester concentré sur Grant.
— Nous n’avions pas besoin de guide. Nous avons trouvé sans difficulté ce que nous cherchions. Nous savons tout, monsieur Grant.
Charles sourit.
— C’est ce que vous croyez.
Luke le dévisagea.
— Vous avez peut-être raison. Par exemple, j’ignore comment vous avez pu entrer dans cette maison, alors que nos hommes surveillent la porte.
— Il est entré par-derrière, intervint Susannah.
— C’est par là que le juge Vartanian faisait passer ses visiteurs nocturnes, ajouta Charles.
— Et c’est par là que vous pensez vous enfuir? demanda Luke.
— Pas vraiment. Lâchez ces documents et posez votre arme à terre.
Il attend Paul Houston.
Avec un peu de chance, Chase suivait toujours Paul...
— Je ne poserai pas mon arme, répondit Luke.
— Dans ce cas, elle va mourir.
— Vous allez la tuer de toute façon. C’est ce dont vous rêvez depuis toujours.
— Vous ne prétendez tout de même pas savoir de quoi je rêve, rétorqua Charles d’un ton suffisant.
— Je crois que si, insista Luke. Parce que, tout bien réfléchi, j’en sais beaucoup plus long que vous ne pensez.
Il marqua un temps de pause et haussa un sourcil.
— Monsieur Ludwa. Ray Ludwa...
Charles se raidit et ses yeux brillèrent de colère.
— Si vous le prenez sur ce ton, elle va mourir dans d’atroces souffrances.
— Je sais aussi de quoi vous êtes capable dans ce domaine. J’ai trouvé le juge Borenson. Vous n’êtes qu’un malade.
— Je n’ai donc rien à perdre, fit remarquer Charles. Vous avez de quoi m’accuser de meurtre.
Il parlait d’une voix douce, mais il tenait Susannah avec une poigne de fer.
— De plusieurs meurtres, Ray, corrigea Luke. Nous avons mis la main sur vos registres et vos journaux.
De nouveau, les yeux de Charles lancèrent des éclairs, mais il conserva son calme.
— Vous voyez... Je n’en suis donc pas à un meurtre près.
— Vous aussi vous teniez un journal ? s’étonna Susannah. Comme Arthur ? Vous étiez bien sûrs de vous, tous les deux...
— Il faut croire, fit Charles d’un ton amusé. Votre père était un homme de loi et il éprouvait le besoin de consigner ses actes par écrit. Moi, j’étais professeur d’anglais, et c’est plutôt mon penchant pour la littérature qui m’a poussé à écrire.
— Arthur n’était pas mon père et vous, vous êtes un assassin.
— Un assassin... Vous dites ça comme si c’était une insulte. Mais tuer est un art, ma chère... Une passion dont on retire de grandes satisfactions.
— Et quand vous manipuliez les gens pour qu’ils tuent pour vous, vous en retiriez aussi de grandes satisfactions? demanda Susannah.
— Ah, oui, ça, c’était la cerise sur le gâteau, ma chère. Agent Papadopoulos... Votre arme...
Il appuya son arme sur la tempe de Susannah qui grimaça de douleur.
— Maintenant, insista-t-il.
Luke s’agenouilla et posa doucement les registres sur le sol. Il risqua un coup d’œil du côté de Susannah : elle suivait ses mouvements avec attention en attendant le bon moment pour agir. Il espéra que Grant avait décidé de la garder en vie pour garantir sa fuite.
— Qu’est-ce que vous attendez, monsieur Grant, dit Susannah. Ou bien dois-je vous appeler Ludwa ? Pourquoi ne pas me tuer tout de suite ?
Luke comprit qu’elle provoquait Charles pour gagner du temps. Mais tout de même, elle y allait fort... Il la savait courageuse, mais pas téméraire à ce point.
— Tu es pressée de mourir, Susannah ? répondit Charles en ricanant.
— Non. Mais je me demandais pourquoi vous cherchiez à gagner du temps.
Charles rit.
— Tu es aussi intelligente que Daniel, sans être aussi cinglée que Simon.
— En parlant de Simon..., enchaîna Susannah. Vous saviez qu’il n’était pas mort au Mexique ?
De nouveau, il rit.
— D’après toi ? Qui a bien pu lui apprendre à se faire passer pour un vieillard ?
— C’est vous ?
— Oui. Simon croyait avoir eu l’idée tout seul. C’était plus facile d’obtenir quelque chose de Simon quand il pensait que l’idée venait de lui. Mais toi... J’aurais pu accomplir des merveilles, avec toi...
Son sourire disparut.
— Mais tu n’as jamais voulu. Tu m’évitais.
— J’avais été violée, répondit Susannah d’une voix qui tremblait de rage. Et vous le saviez.
— Je dois avouer que je ne m’attendais pas à ce que tu parles de l’affaire Darcy à la police. Ça n’a pas dû être facile pour toi de confesser à quel point tu étais dépravée. Darcy n’a pas eu beaucoup de mal à te convaincre...
Elle serra les poings.
— Vous avez utilisé Marcy Linton pour extorquer de l’argent à ses clients.
— Ça l’aidait à payer ses études, répondit tranquillement Charles. Elle gagnait plus ainsi qu’en travaillant comme serveuse.
— Elle n’a pas eu le temps de faire ses études, car vous l’avez tuée. Pourquoi? Pourquoi l’avoir tuée?
— A cause de toi. A ton contact, elle avait changé. Elle était devenue faible.
— Elle ne voulait plus jouer votre jeu, c’est ça ? La nuit où elle est morte, elle a cherché à me dissuader de sortir. Mais c’était une date spéciale pour moi, un anniversaire, et je n’ai rien voulu savoir. Je voulais montrer au monde entier et à moi-même que je contrôlais ma vie. Mais je n’ai jamais rien contrôlé et c’est vous qui tiriez les ficelles. C’est vous qui avez tout manigancé, espèce de salaud. Tout. C’est vous qui avez poussé Simon et Granville à me violer. Au fond, vous n’êtes qu’un lâche.
Saisi, Charles relâcha sa pression sur l’épaule de Susannah, juste une seconde, et elle en profita pour s’écarter. Mais il réagit aussitôt et la rattrapa en poussant un cri de rage et en appuyant si fort le canon sur sa tempe qu’elle hurla de douleur. Son bras se referma sur sa gorge et elle dut s’y agripper pour l’empêcher de serrer. Luke, toujours à genoux, fit un mouvement en avant.
— Petite salope, murmura Charles. Papadopoulos, c’est tout de suite... De loin, elle aura l’air vivant si je la porte, et elle me servira quand même de bouclier humain.
Luke posa son arme et leva les mains en l’air.
— Voilà, dit-il. C’est fait.
— L’autre aussi.
— Je n’en ai pas d’autre, mentit Luke. Je porte des bottes, pas des chaussures. Elles me plaisent, vos chaussures, Ray Ludwa. C’est grâce à elles que j’ai pu vous identifier.
Il parlait vite, pour empêcher Charles de réfléchir.
— Mansfield avait pris des photos de Granville dans le bunker, pour se protéger, j’imagine. Sur l’une d’elles, on voit un homme assis, avec de drôles de chaussures et une canne. Vous avez un problème à cause de la balle de Michael Ellis ? Il vous a logé une balle dans la jambe et il vous a abandonné comme un chien.
Luke espéra que Susannah avait saisi le message.
— Ta gueule, fit Charles.
— Tout ça, c’était pour vous venger d’Ellis. Vous avez pris son fils. Son fils vous appartient, n’est-ce pas, Ray Ludwa ?
Chaque fois qu’il prononçait le nom Ludwa, Charles tressaillait.
— Il vous a bien servi au cours de toutes ces années... Et vous pensez qu’il va venir vous chercher aujourd’hui ? Vous faites erreur. Nous l’avons arrêté et il va passer le restant de ses jours derrière les barreaux.
Charles devint écarlate.
— C’est impossible.
— C’est trop tard, Ray. A présent, c’est à moi que Paul appartient. Il ne vous reste plus rien.
Au mot « rien », comme mue par un signal, Susannah lança son pied contre la jambe gauche de Charles et ils tombèrent tous les deux. Charles atterrit sur le dos, sur son sac, et les angles de sa grosse boîte lui coupèrent le souffle. Susannah en profita pour se débattre et le griffer comme un chat enragé.
Au moment précis où elle se libéra, Luke plongea en avant sur le poignet de Charles qu’il attrapa à deux mains, tout en plantant ses coudes dans sa gorge. Mais le vieil homme était plus fort qu’il n’y paraissait et lui broya le bras. Puis Luke entendit un craquement suivi d’un cri rauque et, enfin, la main de Charles lâcha le revolver. Fou de rage, Luke le bloqua en s’asseyant sur son torse, tout en continuant à le serrer à la gorge.
Il ne se contrôlait plus.
— Salaud, murmura-t-il.
Il sentait le fragile cartilage sous ses doigts. Tue-le... Il leva le poing, puis se figea. Cet homme était vieux. Diminué. Désarmé. Tue-le. Tout son corps lui criait de le tuer. Pour Susannah. Pour Monica. Pour Angel. Pour Alicia Tremaine. Pour toutes les femmes qui étaient mortes à cause de lui.
Mais une toute petite voix, celle de sa conscience, intervint pour l’en empêcher. Il ne voulait pas devenir un assassin. Ecœuré, il saisit Charles par le revers de sa veste et le fit asseoir.
— J’espère qu’un salaud comme toi te tuera en prison, lui cracha-t-il à la figure.
Charles eut un rictus mauvais et Luke vit trop tard le couteau qu’il tenait dans sa main et qu’il venait de lui planter dans le bras. Salaud...
— Tu es faible, lâcha Charles à l’attention de Susannah tout en se tortillant pour atteindre son arme. Lâche...
Luke tenta maladroitement de le retenir avant de s’arrêter net en entendant un affreux craquement d’os.
Charles s’effondra en arrière et sa tête heurta violemment le sol en rebondissant. Puis il s’immobilisa, la bouche grande ouverte.
Luke leva vers Susannah un regard éperdu.
Elle était debout, près de lui, et elle serrait dans ses mains la canne de Charles, comme une batte de base-ball. Elle contemplait d’un œil fiévreux l’homme qui avait détruit sa vie et celle de tant d’autres.
— Je ne suis pas faible, dit-elle. Plus maintenant.
Luke la prit par le poignet et la secoua jusqu’à ce qu’elle détourne son regard du cadavre.
— Tu n’as jamais été faible, Susannah, fit-il doucement. Tu es la femme la plus solide que j’aie jamais rencontrée.
Ses épaules s’affaissèrent.
— Je l’ai tué ? demanda-t-elle d’une voix stridente. S’il te plaît, dis-moi que je l’ai tué.
Il posa ses doigts sur la gorge de Charles et chercha son pouls.
— Je crois bien que oui, ma chérie. Tu l’as tué.
— Tant mieux, répondit-elle avec ardeur.
Elle lâcha la canne et, l’espace de quelques secondes, ils se regardèrent, haletante. Puis ils entendirent une voix qui venait de derrière la maison.
— Il y a quelqu’un là-dedans ?
C’était Chase.
Luke poussa un soupir de soulagement et se leva. Sa blessure le brûlait et saignait abondamment.
— Par ici ! Chase !
De son bras valide, il attira Susannah à lui et enfouit son visage dans ses bras.
— C’est fini, dit-il.
— Tu es blessé, murmura-t-elle.
— Ce n’est rien de grave. J’y survivrai.
Elle leva les yeux vers lui et lui sourit en tremblant.
— Tant mieux.
Il sourit en retour.
— Tu pourrais tout de même me faire un pansement pour arrêter tout ce sang. En déchirant ton chemisier, par exemple. Tu es une spécialiste, si je me souviens bien.
— Les infirmiers te feront un vrai pansement. Mais j’ai parfaitement entendu ta requête et je penserai au chemisier pour plus tard.
— Luke? fit Chase en entrant par l’arrière de la maison.
Il s’arrêta net sur le seuil.
— Seigneur..., murmura-t-il.
— Que se passe-t-il? fit une voix d’homme.
Un agent en uniforme bouscula Chase pour entrer. Luke allait protester, mais il surprit le regard de Chase et se tut.
— Voici l’agent Houston, fit tranquillement Chase. Il est à la recherche d’un suspect qu’il a poursuivi jusqu’ici. Bien entendu, nous lui avons proposé de l’aider. Houston, c’est votre homme ?
Houston paraissait horrifié.
— Non, murmura-t-il.
— Ce n’est pas votre homme ? insista Chase.
Houston se laissa tomber à genoux près du corps de Charles.
— Seigneur... Non...
Il leva vers Susannah un regard plein de haine.
— C’est vous. Vous l’avez tué.
Elle pâlit.
— C’était vous, à New York, je vous reconnais..., murmura-t-elle.
Elle se tourna vers Luke puis vers Chase.
— C’est lui. Mais faites quelque chose... Arrêtez-le...
— Vous l’avez tué, râla Houston en se levant. Salope...
Chase était déjà sur lui, ainsi que quatre agents qui venaient d’entrer en courant. Houston fut vite maîtrisé, mais il continua à se débattre en sanglotant.
— Vous l’avez tué...
— En effet, il est mort, fit Susannah d’un ton satisfait.
— Emmenez-le, ordonna Chase. Et n’oubliez pas de lui réciter ses droits.
Il se tourna vers Susannah.
— Je suis désolé. Il fallait qu’il rejoigne Charles, sinon nous n’aurions rien eu contre lui, ou presque. C’est pour ça que nous l’avons laissé venir jusqu’ici. Nous espérions les coincer ensemble.
— Susannah a frappé Charles quand il tentait de ramasser son arme, expliqua Luke. Elle a agi en état de légitime défense.
— Je sais, fit Chase en ôtant un écouteur de son oreille. Pete m’a tout raconté.
Il montra du doigt la fenêtre. Pete était de l’autre côté et suivait des yeux Houston, que l’on faisait monter dans une voiture.
— Pete a vu Charles vous faire entrer dans le salon. Il a tout de suite averti nos gars et réclamé du renfort. Un tireur d’élite avait Charles en ligne de mire depuis un petit moment et il attendait le moment propice pour tirer.
Il contempla le bras de Luke et son regard se posa sur le couteau.
— Tu es blessé, dit-il.
— Ce n’est qu’une égratignure, protesta Luke.
C’était un peu plus qu’une égratignure, mais il s’inquiétait plus pour Susannah que pour lui.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-il.
— Ça va.
Elle aussi, elle mentait. Elle était pâle, mais quand elle se pencha sur la canne de Charles, ce fut avec des yeux bien ouverts.
— Le pommeau se soulève, murmura-t-elle.
Elle le manœuvra et poussa un cri de surprise en découvrant un svastika dont la taille correspondait à celui qu’elle avait sur la hanche.
— Il était là, cette nuit-là, à New York.
Elle contempla le sac de Charles.
— Je veux voir ce qu’il contient, dit-elle. Je veux savoir.
— Vous le saurez, répondit Chase. Mais quand le labo en aura terminé avec la scène du crime, quand le légiste aura examiné les corps, quand nous aurons recueilli tous les témoignages et quand vous serez tous les deux passés par l’hôpital. Et pas la peine de discuter, j’ai les nerfs en pelote. Je savais que Charles vous menaçait de son arme, mais j’ai dû faire comme si de rien n’était, pour ne pas éveiller la méfiance de Paul Houston. Ça n’a pas été facile.
Son regard épuisé en témoignait.
— Je suis désolée, Chase, s’excusa-t-elle. Vous avez raison; il faut d’abord soigner Luke. J’ai attendu des réponses pendant treize ans et je ne suis plus à quelques heures près.
Atlanta, lundi 5 février, 17 h 30
— Toc, toc, fit Susannah.
Monica Cassidy leva les yeux vers elle et sourit en la voyant.
— Maman, regarde...
Mme Cassidy paraissait détendue.
— Entrez, Susannah, dit-elle. Et vous aussi, agent Papadopoulos. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Luke portait un bras en écharpe. Son « égratignure » avait nécessité seize points de suture. Susannah arborait un œil au beurre noir et elle avait aussi une côte cassée — souvenir de sa rencontre musclée avec Bobby.
— On s’est disputés avec des méchants, répondit Susannah d’un ton dégagé.
— Et ? demanda Monica d’un air inquiet.
— Ils ont eu ce qu’ils méritaient, fit Susannah.
Monica fit la moue.
— Vous les avez envoyés en enfer ?
— Pour toujours, acheva Luke. Personne n’entendra plus parler de la femme qui avait séquestré Genie, ni de l’homme qui était venu aider Granville à vous soumettre. Ils sont tous deux en enfer. Et sans la clé.
— Tant mieux, approuva Monica en souriant. Et les soeurs de Becky?
Le sourire de Luke s’effaça.
— Nous les recherchons toujours. Elles n’habitaient plus à l’adresse que vous nous avez indiquée. Je suis désolé.
Monica accusa le coup en silence.
— Je sais que vous ne pouvez pas sauver tout le monde, agent Papadopoulos. Mais si vous pouviez continuer à les rechercher... Je vous en prie...
Luke acquiesça.
— Je vous le promets.
— Merci, murmura-t-elle.
— Parlons plutôt des bonnes nouvelles, enchaîna Mme Cassidy en tapotant gentiment la main de Monica. Nous avons reçu il y a une heure un appel de l’agent Grimes, de Charlotte.
— Ils ont retrouvé mon père, poursuivit Monica. Sa voiture était au fond d’un lac, mais il avait réussi à en sortir et à nager jusqu’à la rive.
— Quelqu’un l’a recueilli et l’a transporté à l’hôpital, reprit sa mère. Il était inconscient et il n’avait pas ses papiers sur lui ; c’est pour ça que nous n’avons pas été prévenues. Il a repris conscience aujourd’hui. Il est sous respiration artificielle et il ne peut pas encore parler, mais l’un des agents de Grimes avait diffusé sa photo et Grimes l’a reconnu.
— D’après l’agent Grimes, l’homme qui avait agressé mon père était recherché, fit Monica. Vous pouvez nous en dire plus ?
Luke acquiesça.
— Nous venons de l’arrêter. J’appellerai l’agent Grimes en sortant d’ici pour le lui annoncer. Je suis contente que votre père soit vivant, Monica. Quant à vous, vous paraissez en pleine forme.
— Je sors bientôt de l’unité de soins intensifs et je vais enfin pouvoir manger normalement.
Elle redevint sérieuse.
— Merci. Si vous n’étiez pas venus à mon secours...
Susannah lui pressa la main.
— Nous sommes venus. Tu es une battante, Monica. Ne regarde pas en arrière.
Monica acquiesça.
— Je veux bien ne plus regarder en arrière, à condition que vous en fassiez autant. Cessez de vous sentir coupable Susannah.
— Je vais essayer, répondit Susannah d’une voix émue.
Elle se pencha pour embrasser Monica sur le front.
— Porte-toi bien, murmura-t-elle.
— Vous m’avez embrassée de la même façon quand vous pensiez que j’étais inconsciente, fit tout bas Monica. Mais je m’en souviens et ça m’avait fait du bien. Merci.
Susannah parvint à sourire.
— Appelle-moi de temps en temps, dit-elle.
— Il faut y aller maintenant, fit Luke. Nous avons une réunion dans une demi-heure. Monica, si vous avez besoin de nous, n’hésitez pas. Et vous aussi, madame.
Ils sortirent en silence et n’échangèrent pas un mot jusqu’à la voiture.
— Tu étais sincère ? demanda Susannah en s’installant sur le siège du passager.
— De quoi parles-tu ?
— Quand tu as dit à Monica que tu continuerais à chercher les sœurs de Becky...
— Je lui ai donné ma parole, répondit Luke tranquillement.
— Ça veut dire que tu vas reprendre du service dans la section internet du bureau de Georgie ?
— Oui. C’était prévu comme ça. Je n’ai pas le choix.
Son regard s’assombrit.
— Et toi ? Tu étais sincère ou ça faisait partie du message codé ?
Elle comprit aussitôt qu’il faisait allusion à son coup de fil en présence de Bobby. Sur le moment, ça lui avait paru tellement évident de lui dire qu’elle l’aimait...
— Oui, c’était vrai. Mais je ne suis pas sûre de te mériter...
— Ça me donne envie de hurler, de t’entendre proférer tranquillement de telles bêtises, Susannah. Tu es une femme superbe. A l’intérieur, je veux dire. Tellement superbe que Charles Grant et Arthur Vartanian n’ont pas pu t’atteindre. Alors cesse de dire que tu n’es pas assez bien pour moi.
— Ça me fait peur de t’aimer, avoua-t-elle. Mais je veux bien apprendre.
Il lui embrassa la joue.
— Je t’apprendrai ce qu’est l’amour. Allons-y, si on ne veut pas être en retard.
Il ne lui avait pas dit qu’il l’aimait. Elle ne savait pas si elle devait s’en inquiéter ou se sentir soulagée, aussi préféra-t-elle glisser...
— Ils n’ont pas intérêt à ouvrir la boîte de Grant avant notre arrivée, plaisanta-t-elle.
— Je suis sûr qu’ils n’oseraient pas.
Dutton, lundi 5 février, 18 heures
Luke avait eu raison ; ils étaient en retard et, quand ils arrivèrent, Pete, Talia, Nancy, Chase, Ed et Chloe étaient déjà installés. Susannah fut émue de les retrouver. Près de Chloe il y avait un siège vide, celui de Germanio, que quelqu’un avait entouré d’une écharpe noire. Susannah eut le cœur serré.
La boîte en ivoire de Charles trônait au milieu de la table. Près d’elle s’empilaient les registres et les journaux d’Arthur Vartanian, avec les carnets de notes découverts dans la maison de Charles. Il y avait aussi une enveloppe kraft.
Susannah s’installa à côté de Luke.
— Vous avez regardé dans la boîte de M. Grant ? demanda-t-elle.
— Ed l’a ouverte, expliqua Chase. Pour s’assurer qu’elle n’était pas piégée.
Ed arborait une expression neutre.
— Que contient cette enveloppe ? fit Luke.
— Elle appartenait à Borenson, dit Chase. Il avait laissé des instructions pour qu’on l’ouvre, s’il venait à disparaître dans des circonstances douteuses.
— Elle était enfermée dans un coffre, celui que nous cherchions, celui qu’ouvrait la clé de Granville, intervint Nancy. Grant avait probablement envoyé Granville pour fouiller la maison du juge et ramener la lettre, mais Granville n’avait trouvé que la clé. Le coffre était à Charleston et c’est pour lui faire avouer où il se trouvait que Grant a torturé Borenson.
— Le notaire de Borenson n’a appris sa disparition que ce matin, poursuivit Chase. Il nous a déposé ça ici, pendant que nous étions à Dutton. Les papiers de Borenson fournissent tous les détails sur la rivalité entre Charles Grant et Arthur Vartanian. Ils fournissent aussi quelques suppléments... L’identité du corps enterré à la place de Simon... Des preuves de la véritable identité de Grant apportées par Angie Delacroix... Elle aussi attendait le moment propice pour poignarder Charles dans le dos.
— Ç’aurait été bien qu’on trouve ces papiers un peu plus tôt, fit remarquer Susannah. Avant que des gens meurent. Vous avez arrêté Angie ?
— Oui. Pour complicité d’extorsion de fonds.
— Nous savons par Paul Houston pourquoi Bobby dirigeait Leigh, fit Chase avec une grimace.
— Comment avez-vous fait pour le convaincre de parler? s’étonna Susannah.
— Comment on a fait ?
— Oui.
Pete jeta un coup d’œil du côté de Chloe, laquelle paraissait brusquement absorbée dans la contemplation du plafond.
— Paul a dû trébucher deux ou trois fois en montant dans la voiture de police, expliqua Pete. Il sanglotait si fort qu’il ne voyait plus où il mettait les pieds.
— Un flic véreux et empoté, murmura Chloe. Quelle tristesse…
— N’est-ce pas ? fit Pete.
Puis il redevint sérieux.
— Il y a deux ans, trois jeunes enfants sont morts, heurtés par un chauffard qui avait grillé un feu rouge et pris la fuite. C’est Paul qui était chargé de l’affaire.
Luke soupira.
— Le chauffard, c’était Leigh?
— Oui, répondit Pete en secouant la tête. Houston l’a très vite identifiée, mais il lui a proposé un marché. Il ne l’arrêtait pas, mais en contrepartie elle se tenait prête à l’aider quand il aurait besoin d’elle. Et il a eu besoin d’elle cette semaine.
— Nous avons montré des photos de Paul Houston à Jeff Katowsky, l’homme qui a tenté de tuer Beardsley, fit Chloe. Même chanson que Leigh : Paul lui avait proposé un marché.
— Paul Houston écrivait son journal intime, lui aussi ? demanda Susannah d’un ton sarcastique.
— Non, mais il va parler, répondit Pete. Il a peur des prisons de Georgie.
— Il devrait craindre aussi celles de New York, renchérit Chloe. Al Landers a l’intention de le poursuivre pour viol.
Elle se tourna vers Susannah.
— Vous n’avez pas pu emmener Granville et Simon devant un tribunal, mais Houston, vous pouvez.
— Si vous le voulez, précisa Talia.
— Bien sûr que je le veux, s’empressa de répondre Susannah.
Il y eut quelques secondes de silence, puis Chase montra du doigt la boîte en ivoire de Charles Grant.
— A vous l’honneur, dit-il à Susannah.
Elle enfila sans trembler les gants que lui tendait Ed, et ôta le couvercle de la boîte. Puis elle leva les yeux en fronçant les sourcils.
— Un jeu d’échecs ? C’est tout ?
Ed secoua la tête.
— Regardez sous la reine.
Elle actionna le mécanisme qui libéra un tiroir secret.
— Une plaque d’identification militaire, murmura-t-elle en la laissant se balancer au bout de ses doigts. Celle de Ray Ludwa.
— Et une balle, fit Luke. Sans doute celle qu’Ellis lui avait logée dans la jambe.
— Sans doute, oui. Il y a aussi une photo...
Elle la prit.
— C’est M. Grant, jeune, avec un vieil Asiatique vêtu d’une sorte de toge. Oh, il avait déjà sa canne...
Elle retourna la photo et lut ce qui était inscrit au dos.
— Ray Ludwa et Pham Duc Quam, Saigon, 1975.
Nancy se pencha au-dessus d’elle.
— C’est bien l’écriture de Grant, confirma-t-elle. J’ai lu son journal toute la journée...
— J’ai obtenu les dossiers militaires de Ray Ludwa et de Michael Ellis, intervint Chase. Ludwa a été fait prisonnier en 1967 et Ellis en 1968 — ce dernier alors qu’il tentait de déserter, mais il y a un doute sur ce point. Quand il est revenu, après s’être évadé du camp de prisonniers, il avait erré trois semaines dans la jungle. On ne pouvait pas prouver la tentative de désertion et on l’a laissé tranquille. Quant à Ludwa, il a été porté disparu.
— D’après cette photo, Grant était toujours au Viêt-nam en 1975, fit remarquer Susannah. Il est rentré aux Etats-Unis en 1976. Qu’est-ce qu’il a fait pendant tout ce temps au Viêt-nam ? Et qui est cet homme ?
— Ils ont l’air de deux amis, commenta Luke en faisant circuler la photo.
— Nous avons trouvé des vêtements semblables à celui-ci dans l’armoire de Grant, fit Pete. Et il les avait portés récemment.
— Voilà encore l’Asiatique, fit Susannah en dépliant une mince feuille de papier. Mais cette fois, il ne porte pas la toge. On dirait une publicité... Il y a son nom, puis les mots thây boi.
— J’ai déjà fait traduire ce petit prospectus, intervint Ed. Pham prédisait l’avenir.
— Pourquoi M. Grant conservait-il précieusement ce truc? s’étonna Susannah.
— Parce que Grant ne se contentait pas de faire chanter les braves gens de Dutton, il leur prédisait aussi l’avenir, expliqua Nancy. Il consignait sur ses registres ce qu’il leur avait dit et combien il leur avait réclamé. Il lui arrivait même de payer une troisième personne pour que ses prédictions se réalisent. Votre mère était l’une de ses clientes, Susannah.
— Je comprends maintenant pourquoi mon père prétendait que ma mère se laissait impressionner par les singeries de Grant.
— Votre père avait payé Borenson pour obtenir un faux certificat de décès, avant même de vous annoncer la mort de Simon, poursuivit Nancy. Et le même jour, Grant annonçait à votre mère la venue d’un grand malheur.
— Borenson avait dû l’informer de ce que mijotait mon père, murmura Susannah.
Elle sortit d’autres prospectus du même format que le premier.
— Encore des publicités.
Ed les lui prit gentiment des mains.
— Celle-ci assure que Pham est un guérisseur. Celle-là qu’il communique avec les esprits. La troisième qu’on peut venir pour écouter sa parole, moyennant un ticket d’entrée.
— Cet homme était un vrai charlatan, commenta Pete en haussant un sourcil. Admirable.
— Pete, gronda Nancy.
Susannah sourit, puis elle redevint sérieuse.
— Encore un journal, dit-elle. Il commence en décembre 1968.
Il s’agissait d’un minuscule carnet, à peine plus grand que la paume de sa main.
Susannah se mit à lire.
— «Aujourd’hui, j’ai compris que je n’allais pas mourir. L’homme qui m’a sauvé m’a donné ce carnet pour que j’écrive et que je n’oublie pas. Un jour, je me vengerai de Mike Ellis, ce salaud qui m’a abandonné dans la jungle avec une balle dans la jambe. Cette balle, il aurait mieux fait de se la loger dans la tête. »
Elle parcourut quelques pages en silence.
— Ray Ludwa a retiré lui-même la balle d’Ellis, résuma-t-elle. Ensuite il a rampé dans la jungle et il s’est évanoui. Il s’est réveillé brûlant de fièvre, dans la cabane d’un Vietnamien qui l’a soigné : « Je ne pensais pas devoir la vie à un Viet. Mais celui-là s’est occupé de moi, je me demande encore pourquoi. »
Elle tourna quelques pages.
— « Il s’appelle Pham. Il continue à me loger et à me nourrir. Après un an dans un camp de prisonniers, je mange enfin à ma faim et je dors au sec. Je croyais que Pham était un médecin, ou un enseignant, ou un prêtre. Mais je viens de comprendre qu’il est tout simplement un arnaqueur de haut vol. Un caméléon. Il se transforme pour montrer aux gens ce qu’ils ont envie de voir. Il leur donne du vent et ensuite il les dépouille. Ce soir, nous avons particulièrement bien mangé. »
— C’est donc comme ça que tout a commencé, commenta Chase.
— « J’ai compris pourquoi Pham m’avait recueilli. Comparé aux Asiatiques, je suis grand et imposant. Aujourd’hui, un type s’est jeté sur lui en le traitant de voleur. Je l’ai attrapé par son col de chemise et Pham m’a donné l’ordre de le tuer. Je lui ai brisé la nuque. Désormais, plus personne dans cette ville n’osera s’en prendre à Pham et je suis devenu son garde du corps. »
De nouveau, elle s’interrompit pour tourner des pages.
— Ça continue pendant un certain temps..., dit-elle. Il raconte leurs voyages, leurs aventures. Ray Ludwa a tué pas mal de gens pour Pham.
Elle fit la grimace.
— Des dizaines... Mais quelle horreur !
Luke lui prit le carnet des mains et alla droit aux dernières pages.
— « Pham est malade, lut-il. Il n’en a plus pour longtemps. Je lui ai dit que je projetais de rentrer dans mon pays pour retrouver l’homme qui m’a abandonné dans la jungle. J’avais l’intention de le tuer, mais Pham m’a conseillé de m’en prendre plutôt à ceux qu’il aime. »
Luke jeta un coup d’œil autour de la table.
— Pham meurt trois jours plus tard, dit-il. Là, le journal s’interrompt pendant une semaine. Puis il reprend : « Je vais rentrer, trouver Ellis et tuer son fils devant lui. »
— Mais il n’a pas tué Paul, fit remarquer Chloe. Pourquoi ce changement de programme ?
Susannah sortit du tiroir une photo qui était restée coincée. Il s’agissait de Grant, avec Paul adolescent.
— Il a dû s’attacher à lui. Le fait qu’il ait rangé cette photo dans cette boîte le prouve.
Talia soupira.
— Il devait l’aimer, à sa façon.
Luke secoua la tête.
— Il ne l’aimait pas, protesta-t-il d’un ton véhément. Paul était sa chose. Il le manipulait. L’amour n’a rien à voir avec ça.
— D’accord, d’accord, je disais ça comme ça, s’excusa Talia d’un air surpris.
Mais Susannah comprit. Luke avait promis de lui apprendre ce qu’était l’amour. Il tenait parole. Elle lui pressa alors le genou sous la table.
— Je tiens à vous remercier, fit-elle en s’adressant à la cantonade. Vous m’avez soutenue et aidée dans un moment particulièrement difficile.
— Ça sonne comme un au revoir, répondit Ed. Vous partez, Susannah?
— Vous me demandez si je rentre à New York? Non.
Elle retint un gloussement.
— Et je ne compte pas non plus m’installer à Dutton. Je ne veux plus jamais entendre parler de cette ville.
— Vous n’êtes pas la seule, fit Chase. Que comptez-vous faire ?
— Daniel et moi, nous avons du temps à rattraper, répondit-elle.
Sous la table, Luke lui prit la main.
— Je dois affronter les gens que mon... qu’Arthur Vartanian a fait chanter. Il leur a extorqué beaucoup d’argent et je vais avoir besoin d’un bon avocat...
Elle jeta un coup d’œil du côté de Chloe.
— Et pas que pour ça.
— Nous avons abandonné les charges contre vous en remerciement de votre coopération, fit Chloe en souriant. Quelqu’un a plaidé votre cause avec ferveur.
Susannah se sentit terriblement soulagée.
— Merci, dit-elle.
Près d’elle, Luke poussa un discret soupir.
— Merci, Chloe.
Il se leva.
— Ma mère a préparé à manger pour une armée et invite qui veut à dîner.
Il baissa les yeux vers Susannah et lui adressa un sourire qui lui fit chaud au cœur.
— Tu auras tout le temps de penser demain à ce que tu dois aux victimes d’Arthur Vartanian. Ce soir, nous avons quelque chose à fêter.
Dutton, jeudi 8 février, 14 h 45
Le service avait été calme et paisible, avec peu de journalistes et de curieux. Les anciens adjoints de Frank avaient tenu à porter son cercueil, mais il n’avait pas eu droit à des funérailles officielles ni à une salve d’honneur.
Daniel avait assisté à la cérémonie dans son fauteuil roulant, avec Alex derrière lui et Susannah à ses côtés. Luke n’avait pas lâché la main de Susannah.
— C’était mon père, murmura-t-elle. Et je l’ai à peine connu.
Daniel leva vers elle des yeux tristes.
— Il a été pour moi un meilleur père que Daniel Vartanian. Je regrette que tu ne l’aies pas fréquenté.
Susannah avait remarqué Angie Delacroix, un peu à l’écart, entre deux agents en uniforme.
Elle pressa la main de Daniel.
— Je reviens tout de suite, dit-elle.
Luke lui emboîta le pas sans qu’elle le lui demande et elle lui en fut reconnaissante. Ils s’arrêtèrent tous deux devant Angie.
— Angie, j’ai besoin de savoir si vous m’avez dit la vérité, cette nuit-là, murmura Susannah.
— Tout ce que je t’ai dit était vrai. Frank n’a jamais soupçonné ce qui t’était arrivé, sinon il serait intervenu. Il était désespéré de savoir que tu étais sa fille et de ne pas pouvoir t’approcher.
Susannah se sentit un peu consolée.
— Pourquoi avoir décidé de me mettre au courant ? demanda-t-elle.
—Parce que Charles me l’avait demandé. Mais je l’aurais fait de toute façon. Pour Frank. Tu as les mêmes yeux que lui.
Elle soupira.
— Frank était meilleur qu’il ne le pensait.
Susannah avait eu le temps de lire l’intégralité du journal de Charles. Angie lui avait servi de rabatteuse, en lui rapportant les ragots qui circulaient dans son salon de coiffure et dans lesquels il avait puisé matière à ses chantages. Elle lui avait également envoyé bon nombre de clientes riches et crédules.
— C’est vous qui avez conseillé Charles à ma mère, n’est-ce pas?
— Elle avait de l’argent et Charles voulait de l’argent. Je suis désolée que tu aies payé les pots cassés.
— Pourquoi l’avez-vous servi pendant toutes ces années ?
Les yeux d’Angie se remplirent de larmes.
— Paul était mon fils...
Luke tira Susannah par la main.
— Viens. La famille nous attend.
La famille. Susannah se sentit soudain euphorique. Elle marcha d’un pas léger vers les parents Papadopoulos, qui étaient entourés de Léo, Mitra, Demi et Alex. Ils l’accueillirent avec tant de chaleur qu’elle eut envie de rire et de pleurer tout à la fois. Mais c’était bon. J’ai une famille.
— Venez, fit Mama Papa en lui prenant le bras. Nous rentrons à la maison.
Mitra la prit par l’autre bras.
— Et ensuite, nous irons faire les magasins.
Luke lui fit signe.
— Je pousse le fauteuil de Daniel. Je te laisse avec Alex et mes sœurs. Entre filles...
Elles se mirent à parler en même temps et Susannah éclata de rire.
— Ça fait plaisir à voir, commenta Daniel d’une voix rauque. Suze n’a jamais connu ça.
— Eh bien maintenant, elle connaît, fit Luke en grimaçant. Il avait un peu de mal à manœuvrer d’un seul bras la chaise de Daniel sur cette terre molle.
— Quelles sont tes intentions vis-à-vis de ma sœur ? demanda Daniel.
Luke se retint pour ne pas rire.
Mes intentions sont de m’occuper d’elle régulièrement, comme je l’ai fait cette nuit et ce matin.
Mais il conserva son sérieux.
— Je pourrais te répondre que ça ne te regarde pas, fit-il.
— Mais ce n’est pas ce que tu vas me répondre, rétorqua sèchement Daniel.
— Je veux la rendre heureuse. Je veux qu’elle sache qu’elle a désormais une famille.
Daniel croisa les bras sur sa poitrine.
— Tu te rends compte que ça veut dire que nous allons devenir parents ?
— Si je fais ça dans les règles... Mais ça va, je crois que je te supporterai comme beau-frère.
— Moi aussi, répondit Daniel en riant.
Il eut l’air songeur.
— Et ça ne me dérangerait pas d’avoir des neveux, ajouta-t-il. Mais je dis ça comme ça.
Luke sourit.
— Dans ce cas, je vais devoir faire ça dans les règles.
1. La technique PCR (Polymerase Chain Reaction) permet d’obtenir à partir d’un minuscule échantillon une quantité exploitable d’ADN.