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Dutton, Georgie, vendredi 2 février, 15 h 20
Luke jeta un coup d’œil à la dérobée du côté de Susannah, puis fixa de nouveau la route pour aborder un tournant. La première fois qu’il l’avait rencontrée, le jour de l’enterrement du juge et de sa femme, il l’avait trouvée si belle et si fragile... Il la revit, près de Daniel, dans son strict tailleur noir. Elle était si pâle qu’il s’était demandé si elle n’allait pas s’évanouir. Mais elle était restée debout, affichant un grand calme. Pourtant, derrière cette façade imperturbable, il avait tout de suite deviné une noirceur qui l’avait attiré comme un aimant. Elle est comme moi, avait-il aussitôt pensé sans pouvoir détacher les yeux de sa frêle silhouette. Elle me comprendrait.
Et aujourd’hui, elle était installée dans sa voiture, près de lui, sur le siège du passager. Elle portait encore un tailleur noir, mais cette fois un peu moins strict. Elle était toujours aussi pâle et cette sombre facette vibrait plus que jamais en elle.
Elle prétendait que ça allait, mais il n’en croyait pas un mot. Comment pouvait-on se sentir bien quand on venait de revoir les photos de son propre viol ? Cela faisait à peine une heure qu’elle était entrée dans la chambre de Simon pour sortir cette boîte de la cachette aménagée dans le dressing. Elle l’avait ouverte calmement, posément, comme si elle s’apprêtait à leur montrer des photos de base-ball. Luke avait eu envie de donner des coups de poing dans le mur, mais il s’était retenu. Il avait fait son travail. Et elle aussi, avec une assurance qui aurait pu impressionner n’importe quel flic.
Mais elle mentait quand elle prétendait s’en sortir indemne.
Lui non plus ne s’en sortait pas indemne. Et depuis longtemps, il était au bord de l’explosion. Il avait eu une semaine épouvantable. Une année épouvantable. Il était hanté par des visages d’enfants. Tu étais le dernier espoir de ces enfants et tu n’as rien fait pour eux. Tu es arrivé trop tard.
Trop tard. Toujours trop tard. Comme dans l’affaire de Daniel. Treize ans de retard. Un frisson lui parcourut le dos. Luke n’était pas un homme superstitieux, mais il était tout de même le fils de sa mère, et le chiffre treize lui inspirait un respect singulier. Il restait treize des victimes de ces viols perpétrés treize ans plus tôt. Ça faisait beaucoup de treize.
L’une de ces treize victimes était en ce moment assise sur le siège du passager et s’obstinait à regarder au-dehors pour ne pas lui montrer son regard tourmenté.
A l’évidence, elle se sentait coupable. Elle avait été la première... Si elle avait parlé, il n’y aurait pas eu de cercle de violeurs, aucun meurtrier n’aurait cherché aujourd’hui à attirer l’attention sur ce cercle en assassinant cinq femmes, Simon Vartanian aurait été arrêté avec ses complices et il n’aurait pas tué dix-sept personnes à Philadelphie. Voilà ce qu’elle ruminait en ce moment.
Mais bien sûr, elle se trompait. La vie, ça ne marchait pas comme ça.
Il aurait bien voulu qu’il ait suffit qu’elle parle treize ans plus tôt pour que cette horrible boîte ne se trouve pas aujourd’hui dans le coffre de sa voiture. Mais si elle avait osé se plaindre, le juge Vartanian aurait étouffé l’affaire, comme il l’avait si souvent fait pour protéger sa réputation. Simon serait sorti de prison et il aurait tué Susannah. Morte, elle n’aurait pas pu l’empêcher de violer d’autres filles.
Mais elle s’était tue, elle avait survécu, et elle traînait comme un fardeau les méfaits de son frère. Elle avait peur et elle souffrait, mais elle était revenue à Dutton pour assumer son passé. Une décision qui forçait le respect.
— Vous n’avez rien à vous reprocher, murmura-t-il.
Il vit sa mâchoire se crisper.
— Merci, agent Papadopoulos. Mais ne vous sentez pas obligé de me prendre en charge. Je m’en sors très bien sans vous.
— Vous croyez que je ne vous comprends pas, fit-il en s’efforçant de conserver un ton égal.
— Je suis certaine que vous êtes persuadé de me comprendre, rétorqua-t-elle du tac au tac. Et que vous êtes animé de bonnes intentions... Mais...
Merde. Il n’en était pas seulement persuadé. Il la comprenait. Et malgré lui, il explosa.
— Il y a quatre jours, j’ai trouvé les cadavres de trois gamins, coupa-t-il.
Les mots étaient sortis de sa bouche avant qu’il ait eu le temps de les retenir.
— Neuf ans, dix ans et douze ans, poursuivit-il d’un ton lugubre. Si j’étais arrivé vingt-quatre heures plus tôt, j’aurais pu les sauver.
Elle inspira profondément, puis souffla lentement, comme si elle se détendait. Mais ce n’était qu’une apparence. Il savait que sa rage contenue ne faisait qu’augmenter.
— Comment sont-ils morts? demanda-t-elle d’une voix étrangement calme.
— Une balle dans la tête.
Chaque fois qu’il fermait les yeux, il revoyait leurs petits visages innocents.
— Avant de les tuer, on les avait violés, cracha-t-il. Devant une Webcam. Pour de l’argent. Pour satisfaire des pervers.
— Les salauds, murmura-t-elle d’une voix chevrotante. Ça dû être terrible, pour vous.
— Moins que pour eux, répondit-il tout bas.
Elle émit un petit bruit approbateur.
— C’est le moment où je suis supposée dire que vous n’avez rien à vous reprocher. Vous paraissez vous sentir coupable...
Il agrippa le volant à en avoir mal aux mains.
— Ça m’en a tout l’air, oui, dit-il seulement.
Quelques secondes passèrent, puis elle reprit.
— Vous faites donc partie de ces agents-là, fit-elle.
Il sentit qu’elle le dévisageait et cela le mit mal à l’aise.
— De quels agents ?
— De ceux qui traquent les pédophiles sur internet. J’ai parfois collaboré avec eux, dans le bureau du procureur. Je ne sais pas comment vous arrivez à supporter ça.
Le visage de Luke se ferma.
— Il m’arrive de ne pas le supporter.
— Mais vous faites tout de même votre travail. Et tous les jours, quelque chose meurt en vous.
Elle avait parfaitement décrit ce qu’il vivait.
— Ouais, fit-il d’une voix rauque. On peut le dire comme ça.
— Vous êtes quelqu’un de bien. Vous n’avez rien à vous reprocher.
Il se racla la gorge.
— Merci.
Du coin de l’œil, il vit qu’elle l’observait toujours. Elle avait un peu retrouvé ses couleurs, parce qu’il l’avait détournée pendant quelques minutes de ses idées sombres. Il n’aimait pas parler de son travail et regrettait presque d’avoir abordé le sujet, mais il était prêt à tout pour lui faire oublier le choc qu’elle venait de subir.
— Je suis désolée, dit-elle. Je croyais que vous et Daniel étiez affectés aux homicides.
— Daniel fait partie de la section des homicides. Pas moi. Ça fait plus d’un an que je suis dans l’équipe d’internet.
— Un an, c’est beaucoup quand on songe que vous visionnez des obscénités à longueur de journée. J’ai connu des types qui avaient travaillé aux mœurs pendant des années, mais qui n’ont pas tenu un mois dans votre section.
— Comme vous l’avez très bien dit, nous faisons ce que nous avons à faire. D’habitude, je ne suis pas le partenaire de Daniel, mais après avoir trouvé les trois enfants, jeudi, j’ai demandé à être provisoirement déplacé. Daniel piétinait dans son enquête sur le tueur en série de Dutton et il ne cessait de tomber sur les traces de Simon. Le tueur voulait qu’on trouve le club de Simon, les photos de Simon, la clé de Simon...
— Cette clé qui ouvrait le coffre de banque dans lequel vous pensiez trouver les photos.
Il lui avait expliqué les détails de l’affaire tout à l’heure, sur le chemin de la maison Vartanian.
— Oui. Le tueur attachait une clé au gros orteil des victimes, pour nous faire comprendre qu’il fallait chercher une clé. Nous avons donc demandé à l’inspecteur de Philadelphie qui avait arrêté Simon de vérifier s’il n’y avait pas une clé dans ses affaires. Il y en avait une et il nous l’a envoyée. Il s’agissait d’une clé de coffre. Mais quand Daniel a ouvert le coffre tout à l’heure, il était vide. Quelqu’un avait pris les photos. Ou bien elles n’avaient jamais séjourné dans ce coffre.
— Je savais que Simon cachait des photos dans son dressing, mais je n’étais pas au courant pour le coffre.
Bien sûr qu’elle connaissait la cachette dans le dressing de Simon. Et pour cause... Dans son dressing à elle aussi, il y avait eu une cachette. Simon l’y avait déposée, droguée et inconsciente, après le viol. Luke préféra ne pas songer à ce qu’on pouvait ressentir en se réveillant dans ce réduit sans lumière, seule, blessée dans son âme et dans sa chair. On pouvait comprendre qu’elle haïsse cette maison et cette ville et il se demanda s’il avait le droit de lui demander de rester pour Daniel.
— Ce salaud de Simon est vraiment mort, cette fois, fit-il d’un ton amer. Mais il ne veut pas rester dans sa tombe...
— Il continue à empoisonner la vie des gens, je sais, c’est terrible, commenta-t-elle d’un air narquois.
Il eut un petit sourire. Elle parvenait à faire de l’humour et à alléger l’atmosphère. Il la trouvait admirable.
— Vous avez raison, dit-il. Bref, pour en revenir à Daniel et à moi, j’ai rejoint son équipe pour cette enquête parce qu’il avait besoin des services d’un expert en informatique. Hier, nous avons eu un tuyau qui nous a conduits à la famille O’Brien. Leur fils aîné appartenait au club de Simon.
— Jared, murmura-t-elle. Je me souviens de lui. Il se prenait pour un don Juan, mais je n’aurais jamais pensé qu’il aurait pu faire partie de ceux qui...
Elle se tut, songeuse.
De ceux qui l’avaient violée. Luke s’efforça de refouler sa colère. Elle ne craquait pas. Il n’avait pas le droit de se laisser aller.
— Jared a disparu il y a plusieurs années, mais on n’a jamais retrouvé son corps, fit-il. Nous pensons que les autres membres du club se sont débarrassés de lui parce qu’ils avaient peur qu’il parle. J’ai passé la nuit dernière à rassembler sur internet des informations sur Jared et sa famille. J’ai découvert que son jeune frère Mack venait d’être libéré de prison et qu’il avait des raisons personnelles d’en vouloir aux jeunes femmes assassinées. C’est à ce moment-là qu’il est devenu notre suspect numéro un. Nous voulions l’arrêter avant le maire et l’adjoint du shérif, les deux membres du cercle de Simon que nous avions identifiés.
— Pourquoi ne pas les avoir arrêtés tout de suite ?
— Parce que nous ne connaissons toujours pas l’identité du troisième violeur.
— Mais ils auraient pu vous donner son nom...
— Peut-être. Et peut-être pas. De plus, Mack O’Brien n’a cessé de les désigner. Ils ont tué son frère et il veut se venger d’eux.
— Et vous pensez qu’une fois sa vengeance accomplie, il risque de disparaître.
— C’est une possibilité. C’est pourquoi nous aurions préféré les coincer après. Mais Mansfield nous oblige à accélérer le mouvement.
— Parce qu’il a tué l’agent Johnson.
— Nous trouverons Mansfield, ne vous en faites pas. Et plusieurs de nos équipes sont en ce moment à la recherche d’O’Brien. J’espère simplement que Mansfield nous mènera à Bailey.
Et s’il ne nous y mène pas, je me charge de le faire parler.
— Vous avez dit à Alex Fallon de ne pas désespérer. Vous croyez vraiment que Bailey est encore en vie ?
Il haussa les épaules.
— Le pronostic n’est pas bon, nous le savons tous les deux.
Un téléphone sonna et Susannah tendit le bras vers son sac.
— C’est le mien qui sonne, fit remarquer Luke.
Il vérifia l’écran et fronça les sourcils.
— Daniel, murmura-t-il.
Il décrocha, puis écouta sans un mot, avec un visage de plus en plus grave. Puis il raccrocha et se tourna vers Susannah.
— Vous prendrez un autre vol, annonça-t-il.
Elle s’agrippa à l’accoudoir de son fauteuil tandis qu’il effectuait un demi-tour sur les chapeaux de roues.
— Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Où allons-nous ?
— Nous retournons à Dutton. Daniel a reçu un appel du shérif Loomis.
— Et ? insista Susannah sans dissimuler son agacement.
— Loomis prétend savoir où se trouve Bailey Crighton.
— Loomis ? Celui qui fait l’objet d’une enquête pour avoir falsifié des pièces à conviction dans l’affaire du meurtre d’Alicia Fallon, la sœur d’Alex? demanda-t-elle d’un ton sarcastique. J’ai lu ça dans la première page du journal qui traînait sur votre bureau.
Luke appuya sur l’accélérateur.
— Oui, c’est bien lui, répondit Luke sur le même ton. Le shérif qui refusait de rechercher Bailey. Le même.
— Pour l’amour du ciel... Et vous avez confiance en lui ?
— Non, mais nous ne pouvons ignorer son appel. La vie de Bailey dépend peut-être de notre intervention. Daniel est censé retrouver Loomis sur l’ancien site de l’usine de papier. Il m’a dit que vous sauriez m’indiquer le chemin.
— L’usine O’Brien... ? Ce serait vraiment une amusante coïncidence.
— N’est-ce pas ? D’autant plus que nous avons envoyé une équipe fouiller le site actuel de l’usine pour vérifier que Mack ne s’y était pas réfugié. Mais ça n’a rien donné. Daniel a dit : « Juste après l’ancienne usine. » Vous voyez où ça se trouve ?
Elle se mordit la lèvre.
— Oui. Mais la dernière fois que j’y suis allée, c’était avec l’école, en primaire, pour pique-niquer. Plus personne ne s’aventure dans ce coin. L’usine n’est plus qu’un tas de gravats, le site est dangereux. Sans compter qu’il y a une source d’eau soufrée qui coule par là et que ça sent l’œuf pourri.
— Mais vous seriez capable de retrouver le chemin pour y accéder ?
— Oui.
— C’est tout ce qui m’intéresse. Accrochez-vous, ça risque de secouer.
Dutton, vendredi 2 février, 15 h 30
Le temps filait. Rocky vérifia les menottes des cinq filles en évitant soigneusement leur regard, puis elle grimpa sur le pont, à l’air libre. Elle fronça les sourcils en apercevant Jersey Jameson en train de scruter la rive. Jersey, le propriétaire du bateau, était un vieil homme. Il avait passé sa vie à pêcher dans ce fleuve et à y naviguer en transportant toutes sortes de cargaisons de contrebande, selon les époques et les modes. La patrouille du fleuve le connaissait. Il était leur laissez-passer.
— Pourquoi sommes-nous toujours à quai ? demanda-t-elle d’un ton rageur.
Jersey montra du doigt la silhouette de Mansfield qui rapetissait.
— Il veut qu’on l’attende, il revient avec le médecin, expliqua-t-il. Je lui ai donné cinq minutes. Dans cinq minutes, nous filons.
Jersey lui jeta un regard écœuré.
— J’ai déjà transporté pas mal de saloperies pour toi, Rocky, mais un truc pareil, jamais. Tu diras à Bobby que c’est la première et la dernière fois.
— Tu le lui diras toi-même, rétorqua Rocky.
Le visage de Jersey se ferma. Puis il éclata de rire.
— Je ne pense pas, répondit-il.
Pas si bête... Il savait que Bobby n’aimait pas qu’on lui résiste.
— Mais qu’est-ce qu’ils font ? s’impatienta de nouveau Rocky. J’ai presque envie d’aller voir. Ils devraient être en train de se débarrasser dans le fleuve de ce qu’on ne peut pas transporter.
— Je ne veux pas en savoir plus, fit précipitamment Jersey.
Ils attendirent encore deux minutes, mais Mansfield ne réapparaissait toujours pas.
— J’y vais, se décida Rocky.
Elle était presque au bout de la passerelle, quand un coup de feu déchira le silence.
— Ça venait du côté de la route, dit Jersey.
Rocky remonta sur le pont.
— Filons d’ici. Tout de suite.
Jersey enclenchait déjà la marche arrière.
— Mais le médecin et Mansfield ?
— Qu’ils se débrouillent, nous n’avons pas le choix.
Bobby n’allait pas être content en apprenant qu’elle avait laissé des corps derrière elle, et l’idée d’affronter sa colère lui donnait d’avance la nausée.
— Je retourne dans la cale, dit-elle.
Dutton, vendredi 2 février, 15 h 35
Susannah regardait grimper le compteur de vitesse. Ils passèrent au-dessus d’une ornière et décollèrent de la route... Luke roulait à toute allure et elle se demanda s’il n’en faisait pas un peu trop. Puis elle revit le regard angoissé d’Alex. Bailey avait disparu depuis une semaine et sa disparition était liée à une série de meurtres. Ils ne devaient négliger aucune piste.
Je prendrai le premier avion demain matin. Il ne lui restait plus qu’à appeler les responsables du chenil pour leur demander de garder son chien un jour de plus. Il était le seul être à dépendre d’elle. Le seul à attendre son retour. Cette désolante vérité l’attrista un peu plus.
— Daniel a prévenu le shérif Corchran d’Arcadie, expliqua Luke d’une voix tendue, les yeux fixés sur la route. Arcadie n’est qu’à trente kilomètres de Dutton, Corchran ne sera pas bien long à arriver. Daniel lui fait confiance. Il vous prendra en charge, vous et Alex, pour vous mettre à l’abri. C’est compris ?
Susannah acquiesça.
— Compris.
Il haussa un sourcil.
— Vous ne protestez pas ?
— Pourquoi protesterais-je ? répondit-elle d’un ton dégagé. Je ne suis pas flic. Je n’ai pas d’arme. J’ai l’habitude de laisser la police prendre les risques. Mon rôle commence au tribunal.
— Parfait. Vous conduisez ?
— Pardon?
— Etes-vous capable de conduire une voiture ? répéta-t-il en détachant ses mots. Vous habitez New York; je connais pas mal de New-Yorkais qui n’ont même pas leur permis.
— J’ai mon permis. Je ne conduis pas souvent, mais je suis capable de tenir un volant.
En vérité, elle ne conduisait qu’une fois par an, toujours pour effectuer le même trajet, dans le nord de la ville, avec une voiture de location.
— Très bien. Si les choses tournent mal avant l’arrivée de Corchran, vous vous réfugiez dans une voiture avec Alex et vous partez. Compris ?
— Compris. Mais qu’est-ce que... ?
Elle battit des paupières. Ses yeux avaient détecté quelque chose en travers de la route, mais son cerveau n’arrivait pas à comprendre de quoi il s’agissait.
— Seigneur, Luke, attends...
Son cri se perdit dans le crissement des pneus. La voiture fit un écart et dérapa, puis s’arrêta à quelques centimètres de ce qui ressemblait à un corps allongé.
— Merde.
Luke sauta hors de la voiture avant même qu’elle ait repris sa respiration. Elle se dépêcha de sortir, elle aussi.
Une femme gisait sur la chaussée, recroquevillée et couverte de sang. Susannah eut l’impression qu’elle était jeune, mais elle avait le visage trop tuméfié pour qu’on puisse l’affirmer.
— Vous l’avez touchée? Seigneur, c’est nous qui l’avons mise dans cet état ?
— Je ne l’ai pas même effleurée, protesta Luke en se baissant vers la femme. Elle a été battue.
Il sortit des gants en latex de sa poche.
— Mettez ça, fit-il en lui en tendant une paire.
Il enfila les siens et vérifia avec des gestes précautionneux que la femme n’avait rien de cassé. Arrivé à ses chevilles, il s’arrêta net. Susannah se pencha. Il regardait fixement un tatouage — un mouton ou un agneau —, tout juste visible sous le sang qui le recouvrait. Puis il lâcha la cheville de la femme et la prit par le menton.
— Etes-vous Bailey Crighton ? demanda-t-il.
— Oui, répondit-elle dune voix rauque. Ma fille... Hope... Elle est en vie ?
Il écarta doucement des mèches de cheveux qui barraient le visage de Bailey.
— Elle est en vie et en sécurité, répondit-il doucement.
Il se tourna vers Susannah et lui tendit son téléphone.
— Susannah, appelez Chase. Dites-lui qu’on a trouvé Bailey et qu’il nous faut une ambulance. Ensuite appelez Daniel et demandez-lui de nous rejoindre.
Il courut chercher une trousse de secours dans son coffre, pendant que Susannah manipulait le téléphone de Luke avec des gestes maladroits, à cause de ses mains qui tremblaient et des gants qui la gênaient.
Puis il revint vers Bailey. Sa blessure à la tête saignait abondamment. Il se pencha vers elle pour la soigner, mais elle lui attrapa le bras.
— Alex ? gémit-elle.
Quand elle le vit regarder en direction du bâtiment, ses yeux exprimèrent une intense panique.
— C’était elle, dans la voiture qui vient d’arriver ? Mon Dieu...
— Pourquoi ? demanda Luke
— Il va la tuer. Il les a toutes tuées.
Il les a toutes tuées.
Susannah tentait maintenant de joindre Daniel. Pendant ce temps, Luke s’efforçait de soutirer des précisions à Bailey.
— Qui ? Bailey... Dites-moi qui vous a fait ça.
Mais elle ne pouvait plus parler. Elle se balançait doucement. Le regard terrifié qui brillait au milieu de son visage ensanglanté était difficile à soutenir.
— Bailey, insista Luke en la prenant par le menton. Qui vous a fait ça ?
Susannah avait obtenu le répondeur de Daniel et lui laissa un bref message. « Daniel, nous avons trouvé Bailey. Appelle-nous et rejoins-nous sur la route. »
Puis elle revint vers Luke.
— J’ai prévenu Chase et il nous envoie de l’aide. Mais Daniel ne répond pas.
Luke se redressa. Un muscle tressaillait sur sa joue.
— Je ne peux pas vous laisser ici, dit-il. Corchran ne sera pas là avant dix bonnes minutes. Restez avec elle, je vais réclamer des renforts.
Susannah alla s’agenouiller auprès de Bailey et caressa ses cheveux emmêlés.
— Bailey, je m’appelle Susannah. Dites-nous qui vous a fait ça.
Bailey ouvrit les yeux.
— Ils ont Alex, murmura-t-elle d’une voix désespérée.
— Daniel est avec elle, la rassura Susannah. Il ne les laissera pas lui faire du mal.
Elle avait des raisons d’en vouloir à son frère, mais elle le savait loyal et courageux.
— C’est l’adjoint Mansfield qui vous a mise dans cet état?
Bailey acquiesça faiblement.
— Et Toby Granville.
Elle eut une moue de mépris.
— Le Dr Granville.
Toby Granville. Le troisième homme. Celui que Daniel et Luke n’avaient pas encore identifié. Susannah voulut se redresser pour attirer l’attention de Luke, mais Bailey la retint par le bras.
— Il y a une fille...
Elle leva le bras pour montrer une direction.
— Là-bas. Elle est blessée. Il faut l’aider. Je vous en supplie.
Susannah se redressa pour scruter le talus indiqué par Bailey. Elle plissa les paupières en direction d’un point de lumière, juste sous la ligne des arbres.
— Luke... Il y a quelque chose, là-bas.
Elle l’entendit crier son nom, mais elle grimpait déjà le talus, en trébuchant à cause de ses talons et de sa jupe trop étroite. Il lui semblait à présent distinguer une silhouette. Elle se mit à courir. Seigneur... Seigneur... Il s’agissait d’une femme. Plutôt jeune.
Elle était allongée, comme morte. Susannah se laissa tomber à genoux près d’elle et chercha son pouls au niveau du cou. Elle le trouva et poussa un soupir de soulagement. Elle était en vie. C’était une adolescente, petite et fragile, avec des bras pas plus épais que des brindilles. Elle était tellement couverte de sang qu’on ne pouvait pas savoir où elle était blessée.
Susannah voulut s’éloigner pour faire signe à Luke de la rejoindre, mais la main ensanglantée de la jeune fille lui agrippa l’avant-bras. Puis elle souleva les paupières et posa sur elle un regard qui n’exprimait plus que la peur et la souffrance.
— Qui... êtes-vous? parvint-elle à balbutier.
— Je m’appelle Susannah Vartanian. Je suis là pour vous aider. N’ayez pas peur.
La jeune fille laissa retomber son bras en haletant.
— Vartanian... Vous êtes venue.
Le cœur de Susannah se serra et elle souleva avec précaution le T-shirt en lambeaux de la jeune fille, puis le lâcha, prise de panique. Seigneur... Elle avait reçu une balle dans l’abdomen. Et qu'est-ce que je suis censée faire, maintenant?
Réfléchis... D’abord, comprimer la blessure. Elle ôta sa veste puis son chemisier, en frissonnant à cause de l’air froid sur sa peau.
— Comment t’appelles-tu, ma chérie? demanda-t-elle doucement, tout en roulant son chemisier en boule pour l’appliquer sur la blessure.
Mais la jeune fille avait de nouveau fermé les yeux et elle ne répondit pas.
Susannah souleva les paupières de l’enfant. Aucune réaction, mais elle sentait toujours le pouls sous ses doigts
— Luke, appela-t-elle.
— Je vous avais dit de... Seigneur...
Le regard de Luke passa du soutien-gorge en dentelle de Susannah, à la jeune fille étendue.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
Susannah baissa les yeux vers ses mains qui comprimaient la blessure avec son chemisier.
— Je l’ignore, répondit-elle. Bailey m’a signalé la présence de cette fille pendant que vous étiez au téléphone pour appeler les renforts. Elle m’a aussi expliqué que ses geôliers étaient Vlansfield et Granville.
— Granville, répéta Luke en hochant la tête. Le médecin de Dutton. J’ai eu l’occasion de le croiser cette semaine sur une scène de crime. C’était donc lui, le troisième violeur...
— On dirait.
— Et cette fille, elle vous a parlé ?
Susannah fronça les sourcils.
— Elle a dit : « Vartanian, vous êtes venue. » Comme si elle m’attendait.
En me regardant comme si j’étais le Messie.
— Elle a reçu une balle et elle a perdu beaucoup de sang. Passez-moi votre ceinture. Je vais m’en servir pour comprimer la blessure.
Elle entendit le sifflement de la ceinture quand il la fit glisser dans les passants de son pantalon.
— Remettez votre veste, dit-il. Et retournez auprès de Bailey.
— Mais...
Il s’agenouilla près d’elle et leurs regards se croisèrent.
— Je vais m’occuper d’elle, assura-t-il. Leur agresseur est peut-être encore dans le coin. Je ne veux pas que Bailey reste seule.
Il hésita.
— Vous savez vous servir d’une arme ?
— Oui, répondit-elle d’un ton décidé.
— Très bien.
Il sortit une arme d’un étui attaché à sa cheville et la lui tendit.
— A présent, courez. Je vais la porter.
Elle enfila sa veste.
— Luke, ce n’est qu’une enfant. Elle va mourir si elle n’est pas rapidement prise en charge par une équipe médicale.
— Je sais, fit-il sèchement tout en glissant sa ceinture autour du corps de l’adolescente. Allez-y. Je vous suis de près.