10
Atlanta, samedi 3 février, 8 h 10
Avant d’entrer dans la salle de réunion, Luke s’arrêta quelques secondes devant la porte pour réfléchir à la terrible phrase de Susannah.
Je n’avais pas le droit de réclamer justice...
Il aurait dû protester, parce qu’on ne pouvait pas laisser dire une chose pareille. Mais il s’était tu.
Ça lui avait fait un choc d’apprendre que Susannah avait été victime du cercle de Simon. Et aujourd’hui, elle lui avouait un deuxième viol, quelques années plus tard, à la même date.
Il se demanda pourquoi elle n’avait pas fait le rapprochement entre les deux événements, et aussi pourquoi elle avait suivi dans une chambre d’hôtel un type qu’elle venait de rencontrer. Et dire qu’il allait devoir raconter tout ça à ceux qui attendaient dans cette pièce.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? fit la voix d’Ed qui arrivait avec une grosse boîte. Tu as l’air lessivé.
— Je le suis. Tu transportes quoi?
— Des pièces à conviction, et notamment les clés que nous avons trouvées hier dans les poches de Granville.
Luke se raidit.
— Et pourquoi ?
Ed danser ses sourcils.
— Ouvre cette porte et tu sauras tout en même temps que les autres.
Autour de la table, il y avait déjà Nancy Dykstra, Pete Haywood, et Nate Dyer, de la brigade internet, qui avait choisi de s’installer près de Mary McCrady, du département de psychologie. Près de Hank Germanio, Chloe arborait un air prodigieusement agacé. Hank leva brusquement la tête en entendant du monde entrer, et Luke en déduisit qu’il était en train de reluquer les jambes de Chloe. Le courant ne passait pas entre ces deux-là.
Chase paraissait perturbé.
— Vous êtes en retard, tous les deux, reprocha-t-il.
— Je suis en retard, mais j’ai une bonne raison, répondit Ed.
Chase frappa la table du plat de la main.
— Maintenant que nous sommes tous là, nous pouvons commencer. J’ai demandé à Mary McCrady de se joindre à nous et je voudrais qu’elle établisse un profil psychologique du partenaire de Granville.
Il brandit un cahier relié de cuir, enfermé dans un sac en plastique.
— Voici le journal de Jared, annonça-t-il victorieusement.
Luke le contempla fixement.
— Comment l’avez-vous trouvé ?
— Grâce à la dernière victime de Mack qui avait équipé sa voiture d’un GPS, répondit Ed. Nous avons localisé la voiture et donc l’endroit où vivait Mack. Ce journal intime était dans ses affaires.
Il sourit.
— C’est une lecture très instructive, reprit-il. Jared y mentionne la cabane de Borenson. Apparemment, Toby Granville ne s’était pas donné la peine d’ôter les photos du juge. Je vais continuer à éplucher aujourd’hui cette charmante littérature, j’espère y trouver des renseignements sur le mentor de Granville. A toi, Luke. Tu as du nouveau ?
Oui, il avait du nouveau... Il aurait dû enchaîner avec Susannah, mais il ne se sentait pas encore prêt et il préféra commencer par Beardsley.
— J’ai reçu le rapport du labo sur la perfusion de Beardsley. On a rajouté un stimulant cardiaque au produit qu’elle contenait. La dose aurait pu le tuer, ce qui était probablement le but visé. La sécurité de l’hôpital m’a informé qu’un certain Isaac Gamble était entré dans la chambre de Beardsley, alors qu’il n’avait a priori rien à y faire.
— J’ai déjà désigné quatre hommes pour rechercher Gamble, intervint Chase.
— Parfait. Dès qu’on l’aura trouvé, on l’inculpera de tentative de meurtre. Car si le personnel de l’hôpital n’avait pas réagi tout de suite, Beardsley serait mort. Heureusement, il s’en est sorti et j’ai pu parler avec lui. Il se souvient d’avoir entendu Granville se plaindre d’un certain Rocky qui lui donnait des ordres.
— Rocky, c’est assez répandu comme diminutif, fit remarquer Nancy.
— Mais ça peut nous aiguiller vers un type grand et costaud, ou bien le contraire, intervint Mary. Ou encore vers quelqu’un qui rappelle le personnage de Rocky Balboa. Nous n’avons que l’embarras du choix.
— C’est déjà mieux que rien, poursuivit Chase. Beardsley se souvient aussi avoir entendu des hommes creuser de l’autre côté du mur de sa cellule. Il pense qu’ils enterraient un corps... Ils ont parlé d’une Becky.
— Seigneur, murmura Chloe. Il y aurait donc des corps enterrés sur le terrain du bunker ?
— Quelqu’un de l’université d’Atlanta va venir à Dutton pour sonder le sol avec un radar pénétrant, enchaîna Ed.
— Il faudra tendre une bâche pour que les journalistes ne voient pas ce qui se passe depuis leurs hélicoptères, dit Chase. Nous avons déterminé l’identité d’une des gamines : Kasey Knight.
— Ses parents seront à la morgue à 14 heures, fit Luke. Chloe va la préparer.
— Felicity a terminé les autopsies ? demanda Ed.
— Oui, mais ça n’a pas donné grand-chose. A part une des filles qui souffrait d’une forme particulière d’anémie, nous n’avons rien pour identifier les cadavres. Les deux filles plus maigres présentaient un taux anormalement élevé de sels minéraux, comme si on leur en avait injecté par intraveineuses, ce qui expliquerait le matériel médical trouvé dans le bunker. L’une d’elles était atteinte de deux MST. Sinon, les autopsies n’ont rien révélé de particulier.
— Angel était connue des services de la brigade internet, rappela Chase. Nate, tu as avancé de ce côté-là ?
— J’ai veillé toute la nuit pour revoir les dossiers, mais je n’ai rien trouvé de nouveau au sujet d Angel. J’ai envoyé sa photographie et sa description à nos homologues, un peu partout dans le pays.
Nate paraissait abattu et Luke comprenait pourquoi. Peu de choses vous bousculaient autant que de regarder pendant des heures des enfants et des adolescents abusés par des adultes.
— Je n’ai pas encore eu le temps de m’y mettre, s’excusa-t-il. Mais aujourd’hui, je vais te donner un coup de main.
— J’aurais besoin d’une pause, fit tristement Nate. Mais je peux continuer si tu es occupé ailleurs ; je sais que tu as beaucoup à faire.
— Nous avons tous à faire, rétorqua Chase. Pete, quelles sont les conclusions de l’expert en incendie ?
— Il a trouvé le dispositif de retardement de la bombe placée chez Granville, répondit Pete d’une voix posée, mais lourde de menaces.
Un membre de son équipe était mort, il avait désormais un compte personnel à régler avec le poseur de bombes.
Luke fronça les sourcils.
— Je croyais que la bombe était reliée à un détonateur.
— Elle l’était, mais notre type avait prévu un dispositif de mise à feu automatique, en plus du dispositif qui devait se déclencher à l’ouverture de la porte. Et c’est ça qui va le faire plonger. L’expert en incendie m’a expliqué qu’il s’agissait d’une erreur fréquente chez les artificiers amateurs. Ils placent deux dispositifs de mise à feu, et quand l’un deux ne se déclenche pas, ça laisse une piste aux enquêteurs.
— Et c’est le cas ? demanda Chase.
— C’est le cas, confirma Pete. Le dispositif à retardement était intact.
— Et l’expert sait d’où il provient?
Pete acquiesça.
— Il a reconnu le style d’un certain Clive Pepper déjà condamné deux fois pour incendie volontaire. Il se fait appeler Chili.
Nancy leva les yeux au ciel.
— Chili Pepper ? Soyons sérieux, je vous en prie...
Les yeux de Pete lancèrent des éclairs.
— Je suis très sérieux et ce salaud peut commencer à prier pour que ça ne soit pas moi qui l’arrête.
— Pete..., gronda Chase.
Pete soupira, mais son expression demeura menaçante.
— Calme-toi, insista Chase.
Il se tourna vers Chloe.
— Peut-on l’inculper de meurtre ?
Elle acquiesça.
— On ne va pas se gêner...
— De meurtre? fit Germanio d’un ton incrédule. Pourquoi de meurtre ?
Chase soupira.
— Zach Granger est mort cette nuit, dit-il.
Un murmure agité circula autour de la table.
— Il a reçu un choc à la tête au moment de l’explosion, poursuivit Pete. Nous pensions que tout allait bien, mais un caillot avait dû se former dans son cerveau et... il est mort.
Nancy pâlit.
— Pete... Je suis désolée...
Elle tendit le bras par-dessus la table et posa sa main sur le poing fermé de Pete.
— Ce n’est pas ta faute, murmura-t-elle d’un ton fiévreux.
Pete ne répondit pas. Sans doute craignait-il de se mettre à pleurer.
— Nous allons donc inculper de meurtre celui qui a posé la bombe, reprit Chase.
Puis il se racla la gorge et changea de conversation.
— Nancy, qu’est-ce que ça a donné chez Mansfield ?
— Des photos pornos. En abondance. Du sado-maso, des viols, des adolescentes.
Luke se raidit.
— Je veux jeter un coup d’œil sur les adolescentes, dit-il.
— Moi aussi, intervint Nate. Où sont ces photos ?
— La plupart sont enregistrées sur son ordinateur. Nos spécialistes en informatique le passent en ce moment même au peigne fin. Nous avons également trouvé des armes, stockées et rangées, tout un arsenal, dans un local bétonné, dans sa cave. Des revolvers, des munitions, et aussi de quoi nourrir une ville entière pendant un mois. Je vérifie ses factures et ses papiers, mais ça n’a rien donné pour l’instant. Sauf...
Elle prit un petit sac posé près de sa chaise.
— J’ai mis la main sur ce truc-là juste avant de venir à la réunion.
— Une carte routière ? demanda Luke.
— Exactement.
La carte était abondamment cornée. On l’avait manifestement fréquemment utilisée.
— Mansfield a inscrit des trajets détaillés en Georgie, en Caroline du Nord et du Sud, en Floride, dans le Mississippi. Cent trente-six en tout. Je ne sais pas ce qu’il allait faire là-bas, mais j’imagine que ce n’était rien de bon.
— On trouvera, fit Chase. Bon travail, Nancy. Hank ?
— Je crois que je sais où se cache la femme de Granville, répondit Hank Germanio. Elle a acheté des tickets de train pour Savannah.
— Elle a de la famille, là-bas ? demanda Luke.
Germanio secoua la tête.
— J’ai interrogé les voisins, personne ne sait où se trouve sa famille. Apparemment, elle n’avait pas l’habitude de raconter sa vie. La plupart des voisins sont surpris et choqués par ce qui se passe, mais une vieille voisine m’a tout de même confié qu’elle avait toujours soupçonné Granville de maltraiter sa femme.
— Et sur quoi fondait-elle ses soupçons ? demanda Mary.
— Sur son instinct. Elle était autrefois avocate dans le service d’assistance judiciaire d’une clinique et elle recevait beaucoup de femmes battues. Elle dit qu’elle n’a jamais remarqué de traces de coups sur Helene Granville, mais qu’elle a toujours eu la sensation qu’elle n’était pas dans son assiette. Elle lui a demandé une fois si elle avait besoin d’aide et Mme Granville ne lui a plus jamais adressé la parole après ça. Elle m’a laissé sa carte de visite. Si quelqu’un veut l’interroger...
Mary nota le nom et le numéro de téléphone de la femme.
— Je m’en charge. Merci, Hank.
Germanio jeta un regard appuyé du côté de Chloe.
— J’ai réclamé un mandat pour vérifier les appels passés depuis le téléphone cellulaire d’Helene Granville. Et maintenant que j’ai en main le mandat pour le téléphone de Davis, je vais suivre la piste Kira Laneer. Et avec un autre mandat, je m’occuperai des coups de fil de Mme Davis, ce qui me permettra de la retrouver. On ne disparaît pas comme ça quand on se déplace avec deux enfants. Je suis passé voir Kate, la sœur de Davis, mais elle n’était pas là et j’ai l’intention d’y retourner demain.
— Va d’abord à Savannah, fit Chase. Je veux Mme Granville ici le plus tôt possible. Ed, à toi.
Ed ouvrit sa boîte et en sortit une barre de métal rouillée.
— Ceci est un morceau d’un lit de camp du bunker. Nous l’avons nettoyé pour l’observer au microscope et nous avons constaté que la lettre que nous prenions pour un O n’est pas complètement fermée.
— La fille qui a gravé son nom ne s’appelle donc pas Ashley O., mais Ashley C., intervint Luke d’un ton enthousiaste.
Ed acquiesça.
— Leigh vérifie en ce moment auprès des divisions qui s’occupent des mineurs et des personnes disparues, ajouta-t-il.
— Excellent, répondit Chase en lorgnant vers la boîte. Autre chose ?
Ed se tourna vers Pete, qui avait repris des couleurs.
— Des clés.
Pete poussa une boîte servant à ranger des feuilles.
— Et parmi elles, nous l’espérons, celle qui ouvre ce coffre.
Pete sortit le coffre de la boîte. L’extérieur était carbonisé, mais la serrure intacte.
— L’expert en incendie a trouvé ça en fouillant dans le bureau de Granville, expliqua-t-il.
Il essaya la plus petite des clés et tout le monde allongea le cou quand elle pivota dans la serrure.
— Je vois que tu ménages tes effets, Pete, plaisanta gentiment Nancy.
Pete esquissa un sourire tout en soulevant le couvercle du coffre.
— Un passeport, dit-il.
Il haussa les sourcils.
— Et un second.
Il les ouvrit.
— Tous les deux avec la photo de Granville, mais à des noms différents. Michael Tewes et Toby Ellis.
— Notre homme aimait voyager, ironisa Ed.
— On dirait, répondit Pete en continuant à vider le coffre de son contenu. Il y a aussi des actions... Et une clé...
Il montra une petite clé argentée.
— Simon Vartanian possédait un coffre à la banque de Dutton, hasarda Luke. Granville en avait peut-être un aussi. Espérons qu’il ne sera pas vide.
Ils n’avaient malheureusement pas trouvé dans le coffre de Simon les preuves qu’ils espéraient.
— Je vais à Dutton ce matin, pour assister à l’enterrement de Sheila Cunningham, poursuivit-il. J’en profiterai pour passer à la banque. Le mandat couvre un coffre, Chloe ?
— Non. Mais comme il couvre la clé, j’obtiendrai rapidement un avenant pour le coffre. Quoi d’autre, Pete?
— Un certificat de mariage. Tiens... Le nom de jeune fille d’Helen Granville est Eastman, ça devrait vous aider à localiser sa famille. Il ne reste plus que des certificats de naissance et...
Il sortit une amulette plate accrochée à une chaîne.
— Ce truc-là...
Luke plissa les yeux. Sur l’amulette était gravé un svastika. Susannah ne s’était pas trompée, il s’agissait bien du symbole bouddhiste, plus sinueux que la croix gammée des nazis.
— Merde, murmura Chase. Des néonazis.
— Non, corrigea Luke. A propos de cette croix, j’ai pas mal de choses à vous apprendre... Pour commencer, les cinq filles que Felicity Berg vient d’autopsier sont marquées d’un svastika au niveau de la hanche, comme si on leur avait appliqué cette médaille chauffée à blanc.
Autour de la table, tout le monde eut l’air soudain très intéressé.
— Mais cette médaille est trop plate, protesta Chase.
— Felicity a trouvé également une bague au doigt de Granville qui comporte le même dessin, mais ce n’est pas non plus la bague qui a servi au marquage.
Il soupira.
— Et je connais une autre personne marquée de ce symbole. C’est Susannah Vartanian.
Tous les regards convergèrent vers lui.
— Tu ferais mieux de tout nous expliquer depuis le début, fit tranquillement Chase.
Ridgefield House, samedi 3 février, 8 h 20
Rocky arrêta sa voiture dans le garage. Elle était épuisée. Un accident dans la banlieue d’Atlanta avait stoppé la circulation pendant plus d’une heure, une heure pendant laquelle elle avait attendu avec la peur au ventre, à cause de la fille qui cognait dans son coffre. Heureusement, il faisait froid et les gens étaient restés enfermés dans leur voiture, vitres closes.
Parce qu’elle aurait eu du mal à justifier la présence de cette adolescente bâillonnée et attachée. Et, bien entendu, si les flics la coinçaient, il ne fallait pas compter sur le soutien de Bobby. Mais les flics ne l’avaient pas coincée, et après ce qu’elle venait de faire, Bobby croirait de nouveau en elle.
Mais avant de tout expliquer à Bobby, elle voulait savoir où en était l’infirmière. Elle espéra que celle-ci n’avait pas administré une autre dose de produit paralysant à Monica Cassidy, car il fallait que Monica sorte au plus vite de l’unité de soins intensifs pour qu’ils puissent enfin l’éliminer. Rocky composa le numéro de l’infirmière. Une fois Monica éliminée, songea-t-elle, la beauté quelle cachait dans son coffre deviendrait une marchandise comme les autres. Elle avait hâte de lire l’approbation dans le regard bleu de Bobby.
Elle s’était toujours démenée pour mériter cette approbation — sans pour autant aller jusqu’au meurtre... Elle soupira; l’idée de tuer la rendait malade.
— Vous êtes une ordure, hurla l’infirmière avant même qu’elle ait eu le temps de dire un mot. Nous avions conclu un accord... Vous n’êtes qu’une ordure.
L’estomac de Rocky se souleva.
— Qu’est-ce qu’il y a? fit-elle d’un ton angoissé. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ma sœur, fit l’infirmière. Comme si vous n’étiez pas au courant. Bobby l’a tuée.
Elle se mit à sangloter.
— Seigneur... Tout ça, c’est ma faute.
— Comment sais-tu que c’est Bobby ? demanda Rocky en s’efforçant de conserver son calme.
— J’ai reçu un MMS. Avec une photo de mon fils. Il n’a que huit ans, merde !
— Bobby t’a envoyé une photo de ton fils par MMS ?
— Avec un message : « Obéis ou il mourra lui aussi ». Lui aussi. Je me suis précipitée chez moi et j’ai trouvé ma sœur, abandonnée dans l’allée, comme un déchet. Ma sœur...
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
L’infirmière eut un rire hystérique.
— Qu’est-ce que je peux faire ? Je ferai ce que Bobby voudra.
— Tu as administré une autre dose de produit paralysant à la jeune fille?
— Non.
Rocky l’entendit respirer plusieurs fois, bruyamment. Sans doute pour se calmer.
— Après l’arrivée de l’aumônier, il y avait trop de flics dans l’unité de soins intensifs.
— Après l’arrivée de qui ?
— De Beardsley, l’aumônier de l’armée. Quelqu’un a tenté de le tuer hier, mais il s’en est sorti.
Elle eut un rire rauque.
— Vous ne le saviez pas non plus ? On dirait que Bobby a toute confiance en vous.
Le sarcasme tomba à plat car Rocky savait déjà que Bobby ne lui faisait pas confiance ; elle était suffisamment intelligente pour se situer correctement dans la hiérarchie. Le grade de Paul était bien plus élevé que le sien, comme Bobby se chargeait de le lui rappeler régulièrement—ce qui l’agaçait d’ailleurs prodigieusement.
— Tu as parlé à Monica ? demanda-t-elle en faisant de nouveau un effort pour conserver son calme.
— Je lui ai transmis votre message, répondit l’infirmière.
Rocky ouvrit son coffre et prit une photo de Genie Cassidy.
— Je t’envoie une photo sur ton téléphone, dit-elle. Tu la lui montreras et ça la fera taire.
— Si je coule, je lâche tout aux flics, prévint l’infirmière.
— Tu ne pourras rien prouver et les flics te prendront pour une folle.
— Je vous hais. Vous et Bobby.
Il y eut un déclic. Elle avait raccroché.
Rocky soupira. Je me débrouillais très bien. C’était inutile et cruel de s’en prendre à la sœur de cette femme. Ce nouveau crime risquait d’attirer un peu plus l’attention sur eux et ils n’avaient pas besoin de ça.
Elle trouva Tanner dans la cuisine, en train de préparer le thé de Bobby.
— J’ai une invitée dans le coffre de ma voiture, dit-elle. Vous pourriez la préparer ? Où est Bobby ?
— Dans son bureau.
Tanner haussa un sourcil gris et broussailleux.
— Et pas de bonne humeur.
— Moi non plus, je ne suis pas de bonne humeur, murmura Rocky.
Elle alla frapper à la porte de Bobby et entra sans attendre d’y être invitée.
Bobby posa sur elle un regard bleu et glacé.
— Tu es en retard. Je t’ai envoyée hier faire une course toute simple et tu reviens huit heures plus tard.
— Tu as fait éliminer la sœur de l’infirmière.
Bobby haussa les sourcils.
— Bien sûr, puisque Monica est toujours en vie.
— Elle est en vie, c’est vrai. Et Beardsley aussi.
Bobby se leva, furieux.
— Quoi?
Rocky éclata de rire.
— Tu ne sais donc pas tout.
Bobby lui administra une gifle magistrale et sa tête valdingua sur la gauche.
— Comment oses-tu, petite salope ?
— Je suis en colère, Bobby, gémit Rocky en frottant sa joue douloureuse. Suffisamment en colère pour me révolter contre toi.
— Mon cœur, on voit que tu ne connais pas le sens du mot « colère ». Je t’ai donné un boulot et tu as échoué.
— Je n’ai pas échoué, j’ai fixé un nouveau délai car l’infirmière ne peut pas tuer Monica Cassidy dans l’unité de soins intensifs.
— Elle a réussi à te faire gober ça, rétorqua Bobby d’un ton suffisant.
— J’ai trouvé un autre moyen d’atteindre notre but. On ne peut pas en dire autant de celui qui a raté l’aumônier de l’armée.
Bobby se rassit lentement, avec un visage figé comme du granité.
— Beardsley a fait une crise cardiaque, d’après mes informations.
— Oui, mais ils ont réussi à le ranimer, répondit froidement Rocky. Et à présent, l’unité de soins intensifs est mieux protégée que Fort Knox.
— Très bien. Et quelle est ta solution miracle, pour la fille ?
— Je suis allée à Charlotte et j’ai enlevé la petite sœur de Monica. Elle est dans le coffre de ma voiture.
Bobby pâlit.
— Quoi?
— J’ai embarqué la sœur, je te dis. Ça fait déjà deux mois que je suis en contact avec elle sur un site. Monica se vendait bien et j’ai pensé que sa sœur ferait une bonne recrue. Elle s’appelle Genie.
— As-tu seulement réfléchi deux minutes aux conséquences d’un tel acte ? Une enfant qui fugue avec un type rencontré sur internet, c’est crédible. Deux, ça fait beaucoup... Les flics vont être sur les dents. En plus, on va avoir droit à une mère éplorée sur toutes les chaînes de télévision et on va diffuser sa photo partout. Aucun client ne voudra la prendre. Il ne nous reste donc plus qu’à tuer la gamine.
Rocky se laissa tomber dans un fauteuil.
— Je me suis présentée dans une gare routière avec son sweat-shirt et j’ai acheté un ticket pour Raleigh, la ville où vit leur père. Les flics croiront que Genie est partie le rejoindre.
— Je vois, fit froidement Bobby. Je vois que je t’avais confié une tâche simple, celle de t’assurer de la coopération de l’infirmière. Je vois que tu as échoué dans cette tâche et que tu as jugé bon d’improviser pour rattraper ta gaffe. Je vais donc m’occuper moi-même de l’infirmière et de la fille que tu as dans ton coffre. Tu me tapes vraiment sur les nerfs. Disparais.
Rocky se leva en s’efforçant de maîtriser le tremblement de son corps.
— La fille est là, tu devrais l’utiliser, bredouilla-t-elle. Elle est encore plus jolie que sa sœur. Tu pourrais l’envoyer à l’étranger, là où son visage ne serait pas imprimé partout. Tu en tirerais un bon prix.
Bobby tapota nerveusement son bureau.
— Je verrai. En attendant, fiche le camp.
Rocky ne bougea pas.
— Et qu’est-ce que tu comptes faire avec l’infirmière ?
— Je compte tenir ma promesse.
— Non. Tu as promis de tuer son fils et il n’a que huit ans. A peine plus que ton...
— Ça suffit !
Bobby se leva, les yeux brillants de colère, et Rocky ne songea plus à maîtriser son tremblement.
— Je veux qu’on se taise et qu’on m’obéisse. Disparais de ma vue.
Bobby attendit que Rocky soit sortie, puis il appela Paul.
— Je croyais vous avoir dit de ne plus me contacter aujourd’hui, s’énerva Paul.
Espèce d’insolent. Je devrais te tuer. Mais j’ai trop besoin de toi.
— Il faut que tu ailles à Raleigh.
— Je suis de service ce soir.
— Dis-leur que tu es malade. Je te paye beaucoup mieux que les flics, donc je suis prioritaire.
— Merde, Bobby, soupira Paul. Qu’est-ce que je dois faire ?
— Réparer les bêtises de Rocky.
— Elle fait beaucoup de bêtises, Rocky, en ce moment.
— Comme tu dis. D’ailleurs, quand tu en auras terminé à Raleigh, nous discuterons des mesures qui s’imposent pour le cas Rocky.
Atlanta, samedi 3 février, 8 h 40
Luke venait de tout expliquer au sujet de la berline noire qui avait suivi Susannah, puis de Darcy Williams. Ils l’avaient écouté sans un mot.
Chase prit la parole.
— Susannah aurait donc été violée deux fois, à la même date, mais à six ans d’intervalle? Et personne n’a trouvé ça bizarre?
Luke hésita.
— Elle n’a pas porté plainte et elle n’en a pas parlé.
— Mais pourquoi, bon sang ? tempêta Chase.
— Parce qu’elle était une victime, Chase, fit Mary avec sa voix posée de psychologue.
— Tout ça est très pénible pour elle, renchérit Luke. Et maintenant un cinglé la suit dans une berline aux vitres teintées. De plus, elle a l’intention d’assister tout à l’heure à l’enterrement de Sheila Cunningham et j’avoue que je suis inquiet pour sa sécurité.
— Tu vas donc y aller, toi aussi, au cas où le type à la berline se montrerait, intervint Ed. Il va te falloir un système de vidéo surveillance, je m’en occupe.
— Merci, répondit Luke. Pour en revenir au svastika, il serait le symbole d’une religion orientale comme le bouddhisme, poursuivit-il.
— Ça nous ramènerait au thich que nous cherchions, murmura Pete. Ç’a l’air de coller.
— Le tout est de trouver comment, conclut Chase. Hank, tu vas à Savannah pour chercher Helene Granville. Pete, tu prends en charge la fouille chez Mansfield, Nancy, tu t’occupes de suivre la piste de ce Chili Pepper. Je veux savoir qui l’a engagé.
Pete ouvrit la bouche pour protester, mais Chase l’arrêta d’un regard.
— N’essaye même pas, dit-il. Je ne veux pas que tu approches ce type.
— Je suis capable de me contrôler, fit sèchement Pete.
— Je n’en doute pas, répondit gentiment Chase. Mais je préfère que tu n’aies pas à le faire.
— Je continue à chercher la provenance de l’équipement médical du bunker, intervint Ed. On utilise la technique PCR1 sur les cheveux trouvés sur le sol du bunker ; on ne sait jamais, on tombera peut-être sur un profil ADN que nous possédons dans nos fichiers. Il nous reste aussi à sonder le sol autour du bunker, et à chercher des empreintes sur l’atlas routier de Mansfield.
— Très bien, fit Chase. Quoi d’autre?
— Je voudrais parler à Susannah Vartanian, fit Mary.
— Je dois la rejoindre dans sa chambre hôtel, dit Chloe. Je lui dirai de t’appeler.
— Elle est venue ici quand elle a vu qu’elle était suivie, intervint Luke. Elle se trouve en ce moment dans mon bureau et elle fait des recherches sur le svastika.
Chase fit un large geste en direction de la porte.
— Je vous libère, dit-il, en vous souhaitant bonne chance. Prochaine réunion à 17 heures. Luke, j’ai quelque chose à te dire.
Il attendit que tout le monde sorte, puis chercha le regard de Luke avec un froncement de sourcil inquiet.
— Pourquoi Susannah n’a-t-elle jamais porté plainte pour viol ? demanda-t-il.
— La première fois, parce qu’elle avait peur de Simon, qui l’avait menacée de mort.
Le visage de Chase se ferma.
— Quel salaud ! Et la seconde fois ?
Je n’avais aucun droit de réclamer justice...
— Elle a eu peur pour sa carrière. Et ensuite, elle a culpabilisé pendant toutes ses années de n’avoir rien dit.
— Tiens, ça me fait penser à Daniel.
— Oui, ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
— Son histoire, tu l’as vérifiée?
— Non, mais je suppose que ça ne doit pas être très compliqué de la vérifier. Elle travaille au bureau du procureur de New York et il la connaît depuis des années.
— Et maintenant, explique-moi pourquoi tu veux absolument assister à cet enterrement ?
Luke fronça les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire que je n’ai pas suffisamment d’hommes à ma disposition pour envoyer l’un d’eux servir de baby-sitter à Susannah Vartanian.
— Tu penses que je m’amuserais à faire du baby-sitting ? demanda Luke qui commençait à s’énerver.
— Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Ecoute, je suis désolé pour Susannah, mais...
Luke fit un effort pour ne pas perdre patience. La fatigue les rendait tous nerveux.
— Je n’y vais pas pour faire du baby-sitting, reprit-il le plus calmement possible. Tu veux savoir si j’ai une bonne raison de me rendre à cet enterrement ? La réponse est oui. Réfléchis un peu... On viole Susannah à l’âge de 16 ans. Elle quitte Dutton, elle s’inscrit à l’université. A l’âge de vingt-trois ans, on la viole de nouveau, à la même date que la première fois. Elle se réveille dans une chambre d’hôtel, avec un svastika sur la hanche, et elle trouve sa camarade morte dans la chambre voisine de la sienne. Elle a peur, elle a honte, elle ne dit rien à personne. Six ans plus tard, on retrouve un svastika sur l’amulette de Granville et sur les filles qu’il a assassinées.
Chase plissa les yeux.
— Et?
Le poing de Luke s’abattit sur la table.
— Alors il y a forcément un rapport entre les deux, merde. L’homme qui a tué l’amie de Susannah a été accusé de meurtre, mais celui qui l’a violée n’a pas été poursuivi. Et si cet homme était le fameux Rocky? Si tout ça avait été orchestré par Granville et Rocky? Si l’homme qui se trouve en ce moment en prison pour le meurtre de Darcy connaissait Rocky ? Tu veux que je te fasse un dessin ?
Chase s’adossa à son siège.
— Pas la peine. Je voulais simplement m’assurer que tu avais bien compris, toi aussi. Va à cet enterrement, mais je te préviens qu’il y aura toute une ménagerie de journalistes.
Luke se leva, furieux que Chase l’ait traité comme un bleu.
— Je saurai me tenir, fit-il sèchement.
Il allait sortir en claquant la porte, quand Chase le retint.
— Luke... Tu as fait du bon travail.
Luke soupira.
— Merci, murmura-t-il.
Ridgefield House, samedi 3 février, 9 heures
Ashley Csorka tendit l’oreille. Ils l’avaient enfermée au sous-sol, dans un trou noir tellement exigu qu’elle ne pouvait même pas tenir debout. Il faisait froid et humide. J’ai si froid...
Son estomac gargouilla. C’était l’heure du petit déjeuner. Elle sentait des odeurs de cuisine qui venaient d’en haut. Elle se concentra pour faire le calcul. Déjà douze heures qu’elle attendait, recroquevillée dans ce réduit.
La femme avait dit qu’elle la laisserait ici pendant quelques jours. Dans quelques jours, je serai devenue folle. En plus, il y avait les rats. Ashley les avait entendus trottiner pendant la nuit.
Elle haïssait les rats. Une vague de panique la submergea. Il faut que je sorte d’ici.
— Bien sûr..., murmura-t-elle tout haut.
Le son de sa voix la rassura un peu.
— Mais comment ?
Ils se trouvaient près d’un fleuve. Si seulement elle avait pu atteindre la rive, il lui aurait suffi ensuite de traverser. L’entraîneur de son équipe les emmenait parfois nager en mer, où elles devaient lutter contre un courant plus puissant que celui d’un fleuve. Et même si elle se noyait... Elle préférait mourir, plutôt que d’affronter ce qu’ils lui réservaient.
Mais comment m’échapper de cette cave ? Il n’y avait qu’une porte, au bout du petit escalier, et elle était fermée. Et même si elle parvenait à ouvrir la porte, elle risquait de tomber sur le maître d’hôtel, ce type maigre et effrayant qui portait toujours sur lui une arme.
Une fois dehors, elle aurait à affronter le gardien. Elle l’avait remarqué en arrivant hier. Elle n’avait aucune chance... Je vais mourir ici. Je ne rentrerai jamais chez moi.
Tais-toi. Tu ne vas pas mourir. Elle se hissa à quatre pattes et entreprit d’explorer à tâtons l’espace autour d’elle. Elle s’était écorchée contre un clou qui dépassait de l’escalier quand la femme l’avait poussée pour la faire descendre... Sa main lui faisait atrocement mal. Elle serra les dents. Ignore la douleur et continue à chercher un moyen de sortir de là.
Le premier mur était en parpaing. Comme le deuxième et le troisième.
Mais le quatrième... Les doigts d’Ashley venaient de rencontrer une aspérité. Quelqu’un avait installé des briques pour boucher une issue. Une porte ? Une fenêtre ?
Et après? C’est de la brique. De la brique solide. Découragée, Ashley se laissa glisser dos au mur et se recroquevilla sur le sol. Elle n’avait pas la force de casser de la brique et elle ne risquait donc pas de passer par là.
Il lui aurait fallu une masse, ou au moins une lime pour gratter le ciment. Mais elle n’avait rien. Rien que ses mains. Elle leva lentement sa main. Et ce clou qui l’avait blessée?
Ils risquent de m’entendre gratter.
Et après ? S’ils t’entendent, tu sortiras plus vite de là. Et ça ne changerait rien à ce qui l’attendait pour la suite. Tu n’as rien à perdre à essayer.
Essayer... Il faut rayer ce mot de ton vocabulaire. C’était la phrase préférée de son entraîneur. Tu définis ton but et tu fonces.
— Fonce, Ashley, murmura-t-elle. Maintenant.