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Atlanta, samedi 3 février, 6 heures

 

— Madame, nous sommes arrivés. Madame ? Nous sommes à l’aéroport. Madame!

Susannah ouvrit les yeux et il lui fallut quelques secondes pour se souvenir qu’elle était dans un taxi ; elle s’était assoupie, bercée par le moteur de la voiture.

— Je suis désolée, s’excusa-t-elle. J’ai eu une très longue nuit.

Elle paya et se fit glisser sur le siège pour sortir.

— Pas de bagages ?

— Non, je suis venue pour louer une voiture.

— Mais les loueurs de voitures sont de l’autre côté, vous allez devoir prendre une navette, fit le chauffeur.

— Je n’avais pas pensé à ça, avoua-t-elle.

Elle avait quitté sa chambre d’hôtel avec une seule idée en tête : oublier les centaines de visages qu’elle avait passés en revue pendant la nuit. Mais il n’y avait pas moyen de les oublier et elle les voyait encore.

Toutes ces gamines... Quel gâchis... De potentiel. D’espoir. De vie.

Elle avait commencé par chercher l’inconnue, puis, au bout de plusieurs heures, comme elle croyait sans cesse reconnaître Darcy Willams, elle avait décidé de faire une pause et d’en profiter pour se procurer une voiture — puisqu’il lui en fallait une pour se rendre à Dutton, à l’enterrement de Sheila.

— Je peux vous y emmener, reprit l’homme. Remontez.

Elle s’installa de nouveau à l’arrière en frissonnant.

— Merci.

— De rien.

Le chauffeur demeura silencieux pendant le court trajet qu’il leur restait à parcourir, mais, arrivé à destination, il poussa un soupir.

— Madame, je sais que ça ne me regarde pas, mais je préfère tout de même vous le dire. Une voiture nous suit depuis que nous il vous quitté l’hôtel.

Elle fronça les sourcils, agacée. Il s’agissait probablement d’un journaliste.

Quel genre de voiture ? demanda-t-elle.

— Une berline noire. Avec des vitres teintées.

— Comme c’est original, murmura-t-elle tandis qu’il jetait un coup d’œil dans son rétroviseur.

— Je me suis demandé si... Vous fuyez quelqu’un ?

C’est moi, que je fuis.

— Ne vous inquiétez pas, répondit-elle. Je pense que c’est tout simplement un journaliste.

— J’ai une fille de votre âge qui voyage beaucoup pour son travail et je me fais beaucoup de souci pour elle, insista l’homme.

Elle lui sourit.

— Elle a de la chance d’avoir un papa qui s’intéresse autant à elle. Au revoir et prenez soin de vous.

Pendant qu’il s’éloignait, elle regarda à la dérobée du côté de la berline noire. Celle-ci démarra au ralenti et passa lentement devant elle.

Le véhicule était immatriculé en Georgie et elle eut le temps de lire le numéro de la plaque : DRC119. Elle s’apprêtait à entrer dans le bureau du loueur quand un déclic se fit dans sa mémoire. Elle fit volte-face, le cœur battant. Trop tard, la berline avait disparu.

DRC. Darcy. C’était peut-être une coïncidence, bien sûr. Mais les chiffres : 1 et 19... Six ans plus tôt, un 19 janvier, elle avait trouvé Darcy, ensanglantée, battue à mort. Et treize ans plus tôt, un 19 janvier aussi, elle s’était réveillée dans la cachette de son dressing,, nue, trempée de whisky, violée et terrifiée.

Charles sourit. Enfin, il avait réussi à attirer son attention. Susannah avait toujours été une femme distante et sophistiqué, délicate, distinguée... Du moins, c’était ce que tout le monde croyait.

Mais lui savait qu’elle cachait une face sombre. Il l’avait toujours su. A son regard, à son aura... Autrefois, il avait tenté de l’attirer lui, mais elle était partie, loin, beaucoup trop loin, hors de portée. Sauf qu’on n’échappait pas comme ça à Charles.

Il savait tout, absolument tout, au sujet de Susannah Vartanian.

Les gens auraient été surpris d’apprendre à quel point elle était une vilaine fille... Il ricana. Bientôt, elle lui appartiendrait, d’une manière ou d’une autre. Mais d’abord il allait s’amuser un peu avec elle.

Il attendit qu’elle sorte du garage au volant d’une discrète berline ; la fille Vartanian n’aimait pas le tape-à-l’œil. Il démarra tout en sachant qu’elle l’avait repéré et la suivit jusqu’au centre commercial où elle s’arrêta. Comme elle avait quitté New York sans un vêtement de rechange, quelques achats s’imposaient sans doute.

Il demeura un peu en retrait, attendit qu’elle se gare et qu’elle descende de voiture, puis redémarra et la dépassa en riant à gorge déployée. Bon sang, la tête qu’elle faisait... !

Il avait prévu d’attendre encore un an avant de se pavaner devant elle dans cette voiture immatriculée DRC, mais comme elle se trouvait à Atlanta, et qu’elle était fragilisée, ç’aurait été vraiment stupide de laisser passer l’occasion. Quand elle entra dans le centre, il se gara pour l’attendre, sans craindre qu’elle appelle la police; elle n’avait sûrement pas envie de raconter ce qui s’était passé le 19 janvier. Il ouvrit sa boîte d’ivoire et en sortit cette fois l’un de ses plus précieux trésors : une vieille photographie.

Une version plus jeune de lui-même lui souriait en noir et blanc, debout près de Pham. Pham était déjà vieux et savait que sa mort était proche. Mais lui, il ne voulait pas voir qu’il était malade; il ne songeait qu’à profiter de la vie, car Pham lui avait appris à jouir de l’instant présent. Et aussi à se montrer patient. Les oiseaux les mieux servis sont ceux qui savent attendre que le vers soit bien nourri. Les gens payaient Pham pour ses prédictions et ses pouvoirs de guérisseurs. Il faisait ce qu’on attendait de lui et demandait le prix fort, en rajoutant en général un petit chantage pour arrondir la somme. Si bien que quand il partait, son hôte était toujours plus pauvre qu’à son arrivée.

Charles songea qu’il avait tout appris avec lui.

Tu me manques, mon ami. Mon mentor. Il se demanda ce que Pham aurait fait s’il avait perdu son meilleur disciple, comme lui avait perdu Toby. Puis il rit tout haut, Pham aurait continué exactement comme si rien ne s’était passé, car l’argent, sonnant et trébuchant, c'était tout ce qui avait compté pour lui.

Mais Charles, lui, n’avait plus besoin d’argent, et de son petit exercice avec Susannah Vartanian, il n’attendait que du plaisir. Pham .aurait sûrement approuvé.

 

Atlanta, samedi 3 février, 6 h 15

 

Le Dr Felicity Berg leva la tête quand Luke entra, puis elle se concentra de nouveau sur le corps allongé sur la table.

— Je me demandais si tu finirais par venir, dit-elle. J’étais même sur le point de t’appeler.

— J’ai eu du travail, répondit Luke sans se formaliser de la brusquerie du ton.

Il appréciait Felicity, même si certains la trouvaient glaciale.

Susannah aussi devait paraître glaciale à beaucoup de gens... Mais qui la connaissait vraiment ?

— Tu en es où ? demanda-t-il.

— Nulle part, répondit-elle.

Puis elle soupira.

— Désolée, je suis épuisée. Mais toi aussi, je suppose.

— Oui, mais je ne suis pas resté penché toute la nuit sur un cadavre, fit-il doucement. Tu tiens le coup, Felicity ?

Il l’entendit avaler sa salive.

— Non, murmura-t-elle.

Puis elle reprit d’un ton professionnel :

— Nous avons cinq femmes entre quinze et vingt ans. Deux d’entre elles ont souffert de malnutrition. La deux et la cinq.

— Nous avons l’identité de la cinq, dit Luke. Elle s’appelle Kasey Knight. Ses parents vont venir ici pour confirmer, ils seront là vers 14 heures.

Elle leva vers lui un regard horrifié.

— Ils veulent la voir ? Luke, non. Ce n’est pas une bonne idée.

— Je sais, fit Luke.

Il s’arma de courage pour approcher, lentement, en ravalant la bile qui lui montait à la gorge.

— Tu ne pourrais pas... ? Tu ne pourrais pas t’arranger pour qu’elle ait meilleure mine ?

— Tu ne veux pas plutôt les convaincre de s’abstenir ? Je pourrais procéder à une identification ADN en vingt-quatre heures.

— Felicity, ça fait deux ans qu’ils attendent. Ils ont besoin de la voir.

Elle le contempla fixement, puis son sanglot étouffé rompit le silence.

— Merde, Luke...

Elle recula, avec des larmes dans les yeux, sa main gantée et couverte de sang tendue devant elle.

— Merde et merde, répéta-t-elle.

Elle enfila une paire de gants pour soulever les lunettes de Felicity. Il les cala sur son front et lui essuya les yeux avec un mouchoir.

— Tu as eu une longue nuit, murmura-t-il. Tu devrais rentrer chez toi et te reposer.

— Tu peux remettre mes lunettes en place, s’il te plaît ?

Il obéit puis s’éloigna d’elle.

— Je ne dirai à personne que je t’ai vue pleurer, assura-t-il en prenant un ton de conspirateur.

Elle eut un rire gêné à travers ses larmes.

— D’habitude, je ne me laisse pas attendrir, mais là...

— Je comprends, coupa-t-il. Je ressens la même chose que toi. Bon... A part la malnutrition, rien à signaler?

Elle se redressa et reprit son attitude professionnelle.

— La victime cinq, Kasey Knight, était atteinte de gonorrhée et de syphilis.

— Mais pas les autres.

— Non. Pas les autres. La victime numéro un souffrait d’une anémie chronique à hématies falciformes, ça devrait aider à l’identifier. La deux a eu un bras cassé au cours des six derniers mois; la fracture n’était pas bien refermée. De plus, son autre bras présentait des fractures radiales datant de la même période. Je présume qu’on battait ces filles pour les faire plier.

Elle leva les yeux vers Luke, en fronçant les sourcils.

— C’est bizarre... Les deux plus maigres présentaient des traces de piqûres sur les bras et elles avaient un niveau élevé de sels minéraux dans le sang, comme si on leur en avait injecté par intraveineuses.

— Nous avons trouvé du matériel à intraveineuse dans le bunker. Ainsi que des seringues et des aiguilles.

— Donc ce médecin, Granville, il les soignait, tu crois ?

Sa mission était sans doute de les remettre en état pour qu’elles reprennent du service, ou pour les revendre. Rien d’autre?

— Si. J’ai gardé le meilleur pour la fin. Viens voir.

Il s’approcha tandis qu’elle faisait doucement rouler le corps de Kasey Knight sur le côté. Il plissa les yeux, puis se pencha pour observer une petite zone de peau de la taille d’une pièce de dix cents, sur la hanche droite de la jeune fille.

— Un svastika, murmura-t-il. On dirait qu’elle a été marquée au fer rouge.

— C’est exactement ça. Elles sont toutes marquées au même endroit.

Luke se raidit.

— Tu crois que nous avons affaire à un groupe de néonazis ?

— Va regarder le sac sur le comptoir, je pense que ça t’aidera à te faire une idée.

Luke le prit et l’éleva pour en observer le contenu à la lumière de la lampe.

Il s’agissait d’une bague en argent composée d’un anneau et d’un chaton sur lequel était gravé le caducée des médecins.

— Cette bague appartenait à Granville, dit Felicity.

— D’accord... Mais Granville était médecin. Je ne voudrais pas avoir l’air idiot, mais je ne vois pas où tu veux en venir.

Elle haussa un sourcil.

— En ôtant la bague du doigt de notre brave docteur, Trey a découvert par hasard un mécanisme. Cherche un petit bouton, sur le côté.

Luke actionna le bouton à travers le plastique du sac, le chaton de la bague pivota, révélant un svastika.

— Bon sang! s’exclama-t-il. Tu crois que c’est avec ça qu’il les marquait ?

— Je ne pense pas, non. Tu vois bien que le chaton empêche qu’on applique cette croix à plat sur une surface. D’ailleurs, on n’a pas trouvé de résidus de cellules dessus.

— Je vais essayer de me renseigner à propos de ce svastika, fit Luke. Felicity... Quelqu’un d’autre peut recevoir les parents de Kasey Knight...

— Je les recevrai, murmura-t-elle en remontant lentement le drap sur le corps de Kasey. Rendez-vous ici, à 14 heures.

 

Atlanta, samedi 3 février, 7 h 45

 

Arrivée devant le bureau de Luke, Susannah hésita quelques secondes. Elle aurait bien voulu que ses mains s’arrêtent de trembler, Après avoir vu la berline, elle avait loué une voiture et elle était entrée dans un centre commercial pour s’acheter des affaires de toilette. Ensuite, elle avait regagné son hôtel, mais entre-temps elle avait plusieurs fois remarqué la berline : dans le parking du centre commercial, sur l’autoroute, puis à l’hôtel, quand elle avait tendu les clés au voiturier.

Elle s’était demandé si Al Landers avait parlé de Darcy à quelqu’un, puis elle avait aussitôt écarté cette possibilité. Elle se rendait sur la tombe de Darcy tous les ans et ça suffisait pour se faire repérer. L’homme qui la narguait avec cette plaque savait, et elle, elle voulait absolument savoir qui il était.

Elle avait tout de suite pensé à Luke car elle avait confiance en lui. Aussi, quand la berline était passée devant elle à l’hôtel, pour la quatrième fois, elle avait repris ses clés au voiturier et elle était venue directement ici.

Quand elle frappa, Luke leva les yeux de son ordinateur et une lueur d’étonnement, puis d’intérêt, passa dans ses prunelles sombres. L’espace de quelques secondes, elle soutint son regard, la bouche lèche. Puis il arbora un air poli, le charme était rompu.

— Susannah ? fit-il.

Elle venait d’avoir une fois de plus la confirmation qu’elle lui plaisait, mais, de nouveau, elle songea que rien n’était possible entre eux. S’il savait la vérité, il ne voudrait pas de moi.

J’ai rencontré Leigh qui revenait de sa pause et elle m’a fait entrer, dit-elle.

— Je vous en prie, fit-il.

Il ôta une pile de dossiers qui encombraient une chaise, puis l’invita à s’asseoir.

— J’ai un peu de temps avant notre réunion du matin et j’en profitais pour m’occuper de la paperasse en retard. Asseyez-vous, Je voulais vous appeler hier soir, pour vous tenir au courant, mais les événements se sont bousculés. Quand nous sommes arrivés à la cabane de Borenson, il n’y était plus, et nous avons trouvé des traces de lutte.

Elle s’installa.

— Vous croyez qu’on l’a tué ?

Il se tassa sur lui-même.

— S’il est blessé et tout seul quelque part, il ne doit pas être en bon état. Ça s’est passé il y a plusieurs jours et il a dû perdre pas mal de sang depuis.

— Il y a plusieurs jours... quand vous cherchiez encore O’Brien, et on ne savait encore rien pour Granville.

— C’est vrai, mais on ne doit pas pour autant ignorer la piste Granville. Borenson était en cheville avec lui il y a treize ans et il peut très bien avoir un rapport avec notre affaire d’aujourd’hui.

Il fronça les sourcils.

— A propos... avez-vous remarqué une marque ou une cicatrice particulière sur notre inconnue ?

— Quel genre de marque ?

Il hésita.

— Un svastika.

Pour la seconde fois en deux heures, le sang de Susannah se figea.

— Non. Quand je l’ai vue on lui avait déjà passé une blouse et elle était recouverte d’un drap.

Très bien. Tu as réussi à rester calme.

— L’hôpital nous l’aurait dit, si elle avait une marque, hasarda-t-elle.

— Sans doute. Mais le personnel était surtout occupé à lui sauver la vie.

— Je suppose, oui. Pourquoi ne pas leur poser la question ?

— Parce que...

De nouveau, il hésita.

— Quelqu’un a tenté de tuer Beardsley hier.

— Seigneur ! Vous en êtes certain ?

— J’ai ici les résultats de la police scientifique. On a rajouté un produit dans son intraveineuse.

— Il s’en est sorti ?

— Oui. Il a passé un sale quart d’heure, mais maintenant, il va bien.

— Et la jeune fille? Et Bailey ?

Et Daniel ?

Et Daniel ? ajouta-t-il posément, sans la moindre nuance de reproche dans le ton.

Je l’ai bien mérité...

— Et Daniel, bien sûr. Personne ne s’en est pris à eux ?

— Non. Mais comme je ne sais pas à qui on peut faire confiance dans cet hôpital, je préférais éviter de demander pour le svastika.

Le  cœur de Susannah battait la chamade, mais elle parvint à conserver une voix posée.

D’après vous, quelle serait la signification de cette marque ?

— Je l’ignore. Tout ce que je peux vous dire, c’est que les filles de la morgue sont marquées au niveau de la hanche.

Elle avala sa salive en s’efforçant de calmer les battements de son cœur.

C’est impossible. Non seulement c’était possible, mais c’était vrai.

Dis-le-lui. Maintenant.

Tout à l’heure. D’abord, DRC119.

— Granville marquait donc d’un svastika les filles qui lui appartenaient, murmura-t-elle.

— On dirait, oui. A part ça, qu’est-ce qui vous amène ici ?

Calme-toi, Susannah.

— Ça m’ennuie de vous déranger avec ça, mais une voiture m’a suivie ce matin.

Il fronça ses sourcils noirs.

— C’est-à-dire?

— J’ai pris un taxi pour aller louer un véhicule à l’aéroport. J’eu avais besoin pour me rendre à Dutton assister aux funérailles de Sheila Cunningham.

— Sheila Cunnigham... J’avais presque oublié qu’on l’enterrait aujourd’hui, murmura-t-il.

Puis il se tourna vers elle.

— Racontez-moi comment ça s’est passé, cette filature.

— Une berline noire a suivi le taxi dans lequel j’étais monté, Ensuite, j’ai roulé avec ma propre voiture et j’ai encore vu la berline passer devant le centre commercial où je m’étais arrêtée et je reconnais que ça m’a un peu perturbée.

Complètement bouleversée...

Elle inspira avant de se lancer.

— J’ai relevé le numéro de la plaque. Vous pourriez recherchez le propriétaire ?

— Je vous écoute.

— DRC119, mais pas comme sur les plaques officielles : sans tiret entre les chiffres et les lettres.

— Vous voulez dire qu’il s’agirait d’une plaque personnalisée?

— Oui, je suppose.

Elle retint sa respiration tandis qu’il tapotait sur le clavier de son ordinateur. Puis il s’arrêta de taper et se mit à scruter l’écran, avec une expression insondable. A la fin, elle n’y tint plus.

— Luke?

Il leva vers elle un regard méfiant.

— Susannah, connaissez-vous une certaine Darcy Williams ?

Cette fois, tu n’as pas le droit de fuir.

— Elle était mon amie. Mais elle est morte.

— Susannah, cette voiture est enregistrée au nom de Darcy Williams, mais la photo du propriétaire... c’est la vôtre.

Sa gorge se serra. Elle ne pouvait plus ni parler ni respirer.

— Susannah?

Il se leva et fît le tour de son bureau pour la prendre par les épaules.

— Respirez, dit-il.

Elle parvint à inspirer. Elle avait la nausée.

— J’ai quelque chose à vous avouer, fit-elle sans plus chercher à dissimuler son émotion. A propos du svastika. Je porte, moi aussi, cette marque sur la hanche.

Il expira lentement, sans lâcher ses épaules.

— La marque du viol que vous avez subi treize ans plus tôt, dit-il.

Il ne s’agissait pas d’une question, mais d’une affirmation.

Elle le repoussa doucement et se leva pour marcher jusqu’à la fenêtre.

— Non. C’était il y a six ans, le 19 janvier.

— Le 19 janvier, murmura-t-il. Le 1-19, comme sur la plaque d’immatriculation.

Elle vit son reflet se figer dans le carreau de la vitre.

— Susannah, qui était Darcy Williams ? demanda-t-il.

Elle frissonna et posa son front brûlant contre la vitre froide.

— Je vous l’ai dit. Elle était mon amie et elle est morte.

— Comment est-elle morte ? demanda-t-il gentiment. Elle garda les yeux fixés sur le parking au-dessous d’elle.

— Je n’ai jamais parlé de ça à personne, fit-elle dans un souffle.

— Et pourtant, visiblement, quelqu’un est au courant.

— Trois personnes sont au courant. Quatre avec vous.

Elle se tourna vers lui et soutint désespérément son regard.

Je faisais mes études de droit à New York. Darcy était serveuse dans Hell’s Kitchen, West Village, elle avait à peu près un an de moins que moi. Un soir, nous étions dans un bar, des garçons nous ont abordées.

— Dans Hell’s Kitchen ? Ce quartier si mal famé ? Vous y alliez souvent ?

Elle hésita une fraction de seconde.

— C’était la première fois et ç’a été la dernière.

Menteuse.

Tais-toi. Tu as tout de même le droit d’avoir des secrets.

— Mais cette unique fois vous a été fatale, dit-il.

— Je me suis évanouie. Je pense que le type qui me draguait avait mis quelque chose dans mon verre. Quand je me suis réveillée. j’étais seule et...

J’avais les cuisses poisseuses. Il n’avait pas utilisé de préservatif.

— Ma hanche me brûlait.

— La marque...

— Oui. Je me suis rhabillée et j’ai frappé à la porte de la chambre voisine, là où se trouvait Darcy. La porte s’est ouverte sous la pression de ma main...

Elle revit la scène, comme si elle y était. Du sang partout. Sur le miroir, sur le lit, sur les murs.

— Darcy était recroquevillée sur le sol. Nue. Elle était morte.

— Qu’avez-vous fait ?

— J’ai couru jusqu’à une cabine téléphonique, deux pâtés de maisons plus loin et j’ai appelé le 911. Anonymement.

— Pourquoi anonymement ?

— Parce que j’étais stagiaire au bureau du procureur de New York et que je craignais qu’en me retrouvant mêlée à un scandale comme celui-là...

Elle détourna le regard.

— J’ai réagi comme aurait réagi ma mère... Chaque fois que Simon faisait une bêtise, elle ne pensait qu’au scandale et mon père s’arrangeait pour étouffer l’affaire.

— Vous n’êtes pas comme vos parents, Susannah.

— Vous ne savez pas qui je suis, rétorqua-t-elle.

Puis elle se tut, saisie, en se rendant compte qu’elle avait répondu la même chose à Daniel, mots pour mots.

« Pourquoi es-tu revenue ? » avait-il demandé. « Les autres vont témoigner. Je serais vraiment la pire des lâches si je ne me joignais pas à elles. » Il avait rétorqué qu’elle n’était pas lâche et elle lui avait ri au nez. « Tu ne sais pas qui je suis, Daniel. » Et c’était vrai. Elle aurait bien voulu que ça continue, que personne ne sache qui elle était vraiment, mais en ce moment ses secrets lui échappaient les uns, après les autres.

— Qui êtes-vous ? demanda tranquillement Luke.

Elle soupira puis répondit en utilisant le passé.

— J’étais lâche.

Il battit des paupières. La pirouette ne lui avait pas échappé, mais il n'insista pas.

— Vous avez appelé le 911. C’était déjà quelque chose.

— Oui. Comme vous dites. Ensuite j’ai appelé, toujours anonymement, l’inspecteur qui s’occupait de l’affaire. Je lui ai décrit le garçon qui était parti avec Darcy et je lui ai donné l’adresse du bar. Il m’a dit qu’il avait besoin de vérifier certaines informations et m’a demandé de le rappeler quatre heures plus tard. C’est ce que j’ai fait ; il s'était posté près de la cabine et il m’a vue.

— Vous n’aviez pas pensé à changer de cabine.

— J’ai appelé trois fois en tout et trois fois de la même cabine.

Elle eut un sourire forcé.

— C’est comme ça qu’on coince les malfaiteurs, agent Papadopoulos. Ils font des trucs stupides.

— Luke, corrigea-t-il posément. Je m’appelle Luke.

Elle cessa de sourire.

— Luke.

— Que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-il tranquillement, comme il était parfaitement insensible au caractère sordide de l’histoire.

— L’inspecteur Reiser a pu arrêter le coupable grâce aux renseignements que je lui avais fournis. Il possédait suffisamment d’éléments pour l’inculper sans me faire comparaître comme témoin, mais il a prévenu mon patron, pour se couvrir, je suppose. Et ils ont choisi tous les deux d’épargner ma réputation et ma carrière.

— Vous méritez votre réputation et vous vous êtes battue pou i votre carrière. Pourquoi passez-vous votre temps à vous fustiger ?

— Parce que j’ai agi lâchement. J’aurais dû affronter l'homme qui avait tué Darcy et témoigner à visage découvert.

— Et vous espérez vous rattraper en affrontant aujourd’hui Garth Davis ?

Elle pinça la bouche.

— On peut dire ça comme ça, oui.

Il glissa un doigt sous son menton et l’obligea à lever les yeux vers lui.

— Et l’autre homme? demanda-t-il en la fixant intensément. Celui qui vous avait droguée ?

Elle haussa une épaule.

— Je ne l’ai plus jamais revu. Je n’ai pas cherché à le poursuivre et je me suis efforcée de l’oublier.

— Il vous a violée ? insista-t-il d’une voix posée.

Elle songea au sang, à ses cuisses humides de sperme.

— Oui. Mais il ne m’a pas forcée à entrer avec lui dans cette chambre d’hôtel. J’y suis allée volontairement.

— Vous vous rendez compte de ce que vous venez de dire ? fit— il d’un ton outré.

— Oui, siffla-t-elle. Et j’y pense chaque fois que je dis à une victime qu’elle ne méritait pas d’être violée. Mon cas est différent.

— Pourquoi?

— Parce que mon amie est morte et que j’ai pris la fuite.

— Donc vous en concluez que vous n’avez pas volé ce qui vous est arrivé ?

Elle secoua la tête, tristement.

— Tout de même pas. Mais je n’avais aucun droit de réclamer justice.

Vous, les Vartanian, vous êtes des torturés, fit-il avec une lueur de colère dans le regard. Si votre père n’était pas déjà mort, je crois que je serais tenté de le tuer.

Elle se hissa sur la pointe des pieds, pour mettre ses yeux à hauteur des siens.

— Vous n’êtes pas le seul, il aurait fallu attendre votre tour..., murmura-t-elle.

Puis elle recula lentement, en s’efforçant de maîtriser ses émotions.

— Qu’est-ce que tout ça signifie, d’après vous? reprit-elle. On me viole, on tue ma meilleure amie, je me réveille avec une marque ni la hanche. Six ans plus tard, on retrouve dans ma ville natale six h I. ivres portant la même marque. Vous croyez que ç’a un rapport ? C’en a tout l’air en tout cas.

Il fit un effort visible pour maîtriser sa colère et réfléchir calmement.

— Montrez-moi cette marque, dit-il.

— Pardon ?

Montrez-la-moi. Je veux savoir si c’est bien la même que celle des filles.

— Montrez-moi celle des filles, je vous dirai si elle est identique à la mienne.

— Les filles sont à la morgue, s’énerva-t-il. Bon sang, Susannah, je vous ai vue hier en soutien-gorge et ma réunion commence dans quelques minutes. Montrez-moi cette marque et qu’on en finisse.

Il avait raison, bien entendu. Ce n’était pas le moment de jouer les pudiques, surtout après ce qu’elle venait de lui raconter.

— Fermez les yeux, ordonna-t-elle.

Elle défit la fermeture éclair de sa jupe et fit descendre sa culotte, assez pour dévoiler la marque.

— Ça y est, vous pouvez regarder.

Il se pencha, contempla fixement la marque, puis ferma les yeux.

— Vous pouvez remonter votre fermeture Eclair, dit-il. C’est bien la même, la vôtre est juste un peu plus grande.

Il se redressa les yeux fermés.

— Vous êtes visible ? demanda-t-il.

— Oui. Que comptez-vous faire, à présent ? Quelqu’un à Atlanta est au courant pour Darcy et quelqu’un de Dutton marque des filles avec un svastika. Vous croyez qu’il s’agit de la personne qui m’a marquée et qui a tué mon amie ?

— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que nous devons chercher du côté des groupes néonazis.

— A cause du svastika ? Ce n’est pas certain.

Il avait déjà la main sur la poignée de la porte et il s’arrêta net.

— Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?

Elle sauta sur cette occasion de se noyer dans des détails, c’était toujours moins pénible que de parler de cette horrible nuit.

— Il ne s’agit pas d’une croix nazie, mais d’un symbole utilisé dans les religions orientales.

Elle haussa un sourcil.

— Notamment dans le bouddhisme.

— Ce qui nous renvoie au thich de Granville.

— Peut-être bien et peut-être pas. Je peux me charger de faire des recherches, si vous voulez.

— Entendu. Asseyez-vous ici et cherchez pendant que j’assiste à ma réunion. Je viendrai vous récupérer quand j’aurai terminé.

— Je ne peux pas rester. J’ai rendez-vous à 9 heures avec Chloe Hathaway.

— Elle sera ici à 8 heures. Elle pourrait vous rejoindre dans mon bureau, ça lui épargnerait un déplacement jusqu’à votre hôtel.

— Mais ma déclaration est enregistrée sur mon ordinateur et je l’ai laissée dans ma chambre d’hôtel.

— Nous avons ici une armée de secrétaires qui répondent en ce moment au téléphone, dit-il d’un ton agacé. L’une d’elles prendra votre déclaration. Je dois y aller, maintenant.

— Luke... Attendez... Mon patron, Al... Il devait me rejoindre à l’hôtel...

Elle eut un sourire ironique.

Pour me soutenir moralement.

Le regard de Luke s’adoucit.

— Dites-lui de venir ici. De toute façon, je vous interdis de vous déplacer seule, tant que nous ne savons pas qui vous suit.

Il hésita.

— Je n’ai pas encore mentionné votre nom dans cette enquête. J’attendais que votre déclaration soit enregistrée.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

Il va devoir le dire, maintenant. Tout le monde saura ce que j’ai fait. Et ce que je n’ai pas fait.

Parce que vous avez droit à un peu de vie privée, tout comme vous avez droit à la justice.

Elle avala sa salive, émue.

— Dites-leur tout ce que vous jugerez nécessaire, murmura-t-elle. Parlez-leur de ce qui s’est passé il y a treize ans, mais aussi de Darcy et de la marque. Je n’en peux plus de tous ces secrets. Ça fait treize ans qu’ils me gâchent la vie.

Elle redressa le menton.

— Dites-leur tout. Je m’en fiche.

 

Ridgefield House, samedi 3 février, 8 h 5

 

Bobby décrocha le téléphone à la première sonnerie.

— C’est fait ?

Paul soupira.

— C’est fait.

— Très bien. Va te coucher, Paul, tu as l’air crevé.

— Vraiment? demanda Paul d’un ton sarcastique. Et en plus je suis de service toute la nuit. Ne m’appelez pas.

— J’ai compris. Fais de beaux rêves. Et merci.

Bobby ouvrit sur son téléphone le message préparé pour l’infirmière et contempla la photo du garçon de huit ans qui accompagnait un texte sans équivoque. Fais ce que je te dis ou il mourra lui aussi. Il ne restait plus qu’à l’envoyer.

— Tanner, peux-tu m’apporter mon petit déjeuner, s’il te plaît?

Tanner sortit de l’ombre.

— Tout de suite, Bobby.