19

Dutton, dimanche 4 février, 9 heures

 

Bobby referma son téléphone d’un coup sec. Avec l’épisode de l’autoroute, sa taupe du bureau de Géorgie s’était crue libérée de ses obligations. Mais c’était tout le contraire ; elle avait plus que jamais besoin d’elle. Ils savent que Bobby, c’est moi. Ça signifiait qu’elle devait redoubler de prudence.

Elle eut envie de rire. Kira Laneer prétend leur fournir des renseignements à mon sujet. Ça n’était pas impossible... Garth s’était peut-être douté de quelque chose et il avait fait à Kira des confidences sur l’oreiller. Dans le doute, il fallait se débarrasser d’elle. Pas question de prendre le moindre risque.

Elle composa le numéro de Paul.

— J’ai besoin de toi.

— Je ne pense pas, ma chère. Il me semble que vous êtes grillée. J’ai vu Susannah Vartanian, aux infos qui se pavanait devant votre van.

— Ne fais pas le malin, s’énerva Bobby. J’ai un boulot pour toi.

Elle lui dicta l’adresse de Laneer.

— Et sans douleur, s’il te plaît. Après tout, je lui dois une fière chandelle. C’est grâce à elle que Garth ne posait plus ses sales pattes sur moi.

Bobby haïssait Garth et n’avait jamais supporté qu’il la touche.

Elle lui avait donné deux garçons qui avaient contribué à la vraisemblance de son personnage de ménagère de banlieue et elle avait été une bonne mère. Il fallait prendre soin de sa couverture...

— Mais tue-la avant qu’elle parle aux agents du bureau de Géorgie.

— Bobby, vous allez trop loin, protesta Paul. Vous ne pouvez pas éliminer tous ceux qui vous gênent.

— Fais ce que je te dis, ou un informateur anonyme expliquera à  tes collègues comment tu arrondis tes fins de mois.

C’était la première fois qu’elle le menaçait et elle raccrocha en tremblant. Les victimes de Garth devaient donner une conférence de presse cet après-midi. Susannah serait des leurs. Moi aussi. Heureusement, son contact l’avait prévenue que le bureau de Géorgie mettrait en place une sécurité renforcée. Ça n’allait pas rendre les choses faciles, mais elle s’en accommoderait. Susannah, ton heure est venue.

 

Dutton, dimanche 4 février, 9 h 5

 

— Je te l’avais dit, fit Paul à Charles en refermant son téléphone. Elle est devenue incontrôlable.

Charles versa du café dans leurs tasses.

— Elle est capable de mettre sa menace à exécution, en ce qui te concerne. Or, j’ai besoin que tu restes en place car tu m’es très utile, dans le département de police.

Le visage de Paul se ferma.

— Elle ne risque pas de parler, si tu la tues avant ou si tu me laisses m’en charger.

Charles haussa un sourcil.

— L’ennui, c’est que j’ai encore besoin d’elle.

— Je refuse de tuer la maîtresse de Garth, protesta Paul.

— Bien sûr que tu vas la tuer, fit Charles d’un ton conciliant en le lorgnant par-dessus sa tasse.

Les yeux de Paul lancèrent des éclairs.

— Mais cette pauvre femme ne sait peut-être rien, protesta-t-il.

— Garth s’est probablement laissé aller à des confidences sur l’oreiller et je ne peux pas prendre de risque.

Il contempla fixement Paul et constata avec plaisir que celui-ci avait l’air mal à l’aise.

— Bobby doit rester en vie pour assister à la conférence de presse, insista-t-il.

— Pourquoi ? demanda Paul d’un ton irascible.

Charles se retint de sourire. Paul devenait soupe au lait quand il était fatigué.

— Parce que Susannah y sera.

— C’est pour ça que tu voulais que je l’excite en lui parlant de Susannah ?

Du bout de sa fourchette, Charles désigna l’assiette de Paul.

— Mange tes œufs, mon fils. Ils vont refroidir. Et ensuite tu iras t’occuper de Kira Laneer. Tu peux prendre ma voiture.

Paul obéit.

— Pour une fois, tu devrais laisser Bobby se débrouiller seule avec son sale boulot, protesta-t-il pour la forme.

— Pas question, répondit sèchement Charles. J’ai peur qu’elle se fasse coincer et qu’elle me prive de mon spectacle de 16 heures.

 

Atlanta, dimanche 4 février, 9 h 30

 

Susannah s’arrêta devant la porte de la chambre de Daniel. La dernière fois qu’elle lui avait rendu visite, il se trouvait encore en unité de soins intensifs et elle avait pleuré sur son épaule.

Là, il était allongé sur lit, les yeux fermés, et à ses côtés, Alex lisait un magasine.

— Comment va-t-il ? lui demanda-t-elle tout bas.

— Il se porte à merveille, répondit Daniel.

Il ouvrit ses yeux bleus et posa sur elle un regard plein de tendresse.

— J’ai suivi le journal télévisé, dit-il. On a retrouvé les filles grâce à toi. Je te félicite.

— Merci, répondit Susannah.

Elle s’installa sur une chaise, tout au bord, en luttant contre une hideuse envie de fuir. Luke vint se placer derrière elle et posa ses mains sur ses épaules; elle croisa alors sagement les siennes sur ses genoux.

— Daniel, je suis venue t’annoncer une nouvelle qui va te faire un choc, murmura-t-elle.

Daniel posa sur Luke un regard menaçant.

— Que se passe-t-il ? articula-t-il en détachant ses mots.

— Du calme, répondit Luke avec un zeste d’humour dans la voix. Je ne l’ai pas encore déshonorée.

Pas encore. Susannah sentit le mot voleter au-dessus de sa tête et rougit. Pas encore. Elle revit cette boîte si prometteuse, dans l’armoire de Luke. Mais ce n’était pas le moment de penser à ça. Ce qu’elle s’apprêtait à dire à Daniel allait lui mettre du baume au cœur, mais aussi lui faire l’effet d’un coup de couteau dans le ventre.

— C’est au sujet de Frank Loomis, lâcha-t-elle.

— Je t’écoute, fit Daniel sèchement.

— Nous avons rendu visite à Angie Delacroix, ce matin tôt, en espérant qu’elle apporterait des réponses à nos questions. Au lieu de cela, elle a encore ajouté à nos interrogations. Angie a entretenu une liaison avec Frank Loomis pendant des années, mais il n’a jamais voulu l’épouser parce qu’il était amoureux de quelqu’un d’autre. De... de notre mère.

Daniel battit des paupières.

— De notre mère ?

— Oui. Elle a été sa maîtresse.

Elle soupira avant de se lancer.

— Arthur Vartanian n’était pas mon père. Je suis la fille de Frank Loomis.

Daniel se laissa lentement retomber sur ses oreillers. Il contempla longuement Susannah. Puis Luke.

— Tu en es sûre ?

— Pratiquement, oui. Mais j’ai tout de même demandé à Ed de comparer nos ADN. Nous serons définitivement fixés demain.

— Cette information éclaire sous un nouveau jour certains éléments de notre affaire, intervint Luke en pressant l’épaule de Susannah pour l’encourager à poursuivre.

Elle soupira et prit la main de son frère.

— D’après Angie, maman aurait supplié Frank de sortir Simon du pétrin. Plus d’une fois. Et notamment...

— Au moment du meurtre d’Alicia, murmura Daniel. C’est donc pour cela qu’il a falsifié des preuves et envoyé Fulmore en prison. Je comprends maintenant pourquoi il a disparu quelques jours après l’enterrement de nos parents. Il m’a dit qu’il avait besoin d’air, mais la réalité, c’est qu’il pleurait notre mère...

Il demeura songeur quelques minutes, puis Susannah vit passer une lueur dans ses yeux.

— Maman savait, fit-il d’une voix rauque. Elle savait que Simon était impliqué dans le meurtre de la sœur d’Alex. Seigneur, Suze, elle savait...

— Elle savait au moins pour le viol, commenta sobrement Susannah.

— Oui, j’y avais déjà songé, renchérit Luke.

Susannah se tourna vers lui.

— Pourquoi me m’as-tu rien dit ?

— Tu avais subi assez de choses comme ça et j’ai pensé que tu comprendrais toute seule quand tu serais prête.

Elle soutint son regard, émue, puis elle s’intéressa de nouveau à Daniel.

— Daniel, ce n’est pas tout, fit-elle en se raidissant.

Il la contempla.

— Ce n’est pas tout ? répéta-t-il en pâlissant.

— Non. Ed a trouvé un cheveu dans le bureau du bunker. Et... ce cheveu est celui de quelqu’un qui a un lien de parenté avec toi.

Elle redevenait procureur. C’était plus facile.

— Tu as une demi-sœur, Daniel. Une deuxième, je veux dire. Il s’agit de la femme de Garth Davis, Barbara Jean, dite Bobby.

Alex ouvrit des yeux ahuris.

— C’est « l’autre » dont a parlé Granville avant de mourir ! s’exclama-t-elle.

Daniel mit quelques secondes à répondre.

— Tu es sûre de ce que tu avances ? dit-il enfin.

— Oui, c’est sûr, intervint Luke. Ton père a eu une brève liaison avec la femme du pasteur de l’époque et Barbara Jean est leur fille.

— Cette femme est un monstre, Daniel, murmura Susannah. Elle a tué onze personnes et ordonné l’exécution de cinq filles. C’est elle qui a tiré sur Kate Davis.

Daniel en eut le souffle coupé.

— Mais quand ? Et pourquoi tuer Kate ?

— Tu te souviens que je t’ai demandé si tu avais entendu mentionner un certain Rocky? intervint Luke. Rocky n’était pas un homme, c’était Kate, la sœur de Garth. Elle travaillait pour Granville et pour Bobby Davis.

Daniel avait l’air perdu.

— Mais elle est venue spontanément nous trouver pour nous dire que le meurtrier de Dutton avait envoyé des lettres de menaces à Garth Davis et elle nous a dit que Garth n’osait pas porter plainte parce qu’il craignait de finir comme Jared. Et c’est grâce à elle que nous avons identifié Mack O’Brien. Elle se moquait de nous ?

— Elle nous manipulait, oui, fit sèchement Luke. J’ai eu la même réaction que toi. Chase aussi est furieux de s’être fait avoir.

— Tu dois être très prudent, intervint Susannah d’une voix angoissée. Bobby est toujours en liberté.

— C’est pour ça qu’un type de la police d’Atlanta monte la garde devant ma porte, murmura Daniel. Seigneur... Tout cela est...

— Oui, murmura Susannah. Tout cela est complètement fou.

— Je suis content que tu aies jugé bon de me mettre tout de suite au courant, fit Daniel en nouant ses doigts à ceux de sa sœur. Cette information soulève de nombreuses questions, et les réponses ne me plaisent pas beaucoup, mais je préfère savoir. Il faut que tu t’installes en résidence protégée, Susannah.

Elle avait déjà envisagé cette option et l’avait rejetée.

— Pour combien de temps, Daniel? demanda-t-elle d’un ton exaspéré.

Il plissa les yeux.

— Jusqu’à ce qu’on arrête Bobby.

— Et si ça prend des semaines ? Des mois ? Si on ne l’arrête jamais ? J’ai perdu treize ans de ma vie à cause de Simon, de Granville et de Bobby. Je refuse de perdre une minute de plus.

— Tu pourrais perdre la vie, tout simplement, rétorqua Daniel.

— Je prendrais les précautions qui s’imposent.

Il parut sur le point de protester, puis soupira.

— Tu accepterais au moins de porter un gilet pare-balles ?

Elle y avait déjà pensé.

— Bien entendu. A présent, je dois rendre visite à Monica et ensuite dormir un peu. Je vais avoir un après-midi chargé. Il faut que je sois d’attaque.

Elle était déjà sur le seuil de la porte quand il la rappela.

— Suze... Promets-moi d’être plus prudente que pendant le procès Rublonsky.

Elle fit volte-face.

— Comment es-tu au courant ?

Les yeux bleus de Daniel lancèrent des éclairs.

— Je suis au courant de tous les procès dans lesquels tu es intervenue, dit-il.

Elle en eut la gorge nouée.

— Mais...

— Je t’ai abandonnée parce que je pensais que c’était mieux pour toi.

Sa voix se brisa et il se tut quelques secondes.

— J’ai su que tu as été classée deuxième quand tu as obtenu ton diplôme universitaire. Quand tu es entrée comme stagiaire dans le bureau du procureur de New York, je l’ai su aussi. Et j’ai lu les comptes rendus de tous tes procès.

— Je l’ignorais, murmura-t-elle d’un ton désespéré. J’étais persuadée que tu t’étais désintéressé de moi.

— Je n’ai jamais cessé de m’intéresser à toi, au contraire, répondit-il d’une voix rauque. Jamais.

Il la fixa intensément et elle ne put détourner le regard.

— Donc promets-moi de faire attention, insista-t-il.

Elle battit des paupières pour chasser les larmes qui lui piquaient les yeux.

— Je te le promets, dit-elle.

— Je veillerai sur elle, fit Luke derrière elle, tandis qu’elle se dirigeait vers l’ascenseur.

Puis il la rejoignit.

— Que s’est-il passé durant le procès Rublonsky? demanda-t-il.

Elle garda les yeux fixés sur la porte de l’ascenseur.

— Une étudiante avait été violée et tuée par des hommes appartenant à la mafia russe. J’avais rendez-vous avec un informateur qui devait me donner des noms, des dates, des preuves... Il ne voulait pas se montrer dans nos bureaux et j’avais accepté de le rencontrer devant une épicerie. Malheureusement, il avait été suivi et on lui a tiré dessus, sous mes yeux.

— Tu as eu le temps d’obtenir tes informations ?

— Non. Mais la police a arrêté celui qui avait tiré, et il a accepté de témoigner contre ceux qui l’avaient engagé.

— Et ton informateur?

— Il est mort, murmura-t-elle tout bas.

— Tu ne pouvais pas prévoir, dit-il.

Elle ne répondit pas, mais il l’entendit soupirer.

— Tu te doutais que ça risquait de dégénérer ? insista-t-il.

— Oui...

L’ascenseur s’ouvrit, mais il ne bougea pas et resta là, à la contempler fixement. Au moment où la porte allait se refermer, il la rejoignit d’un bond dans la cabine.

— Tu avais décidé de servir d’appât, fit-il sèchement.

Elle haussa les épaules.

— Pas à ce point-là, tout de même. Je craignais une intervention des malfaiteurs, alors j’avais demandé à la police de me couvrir. Mon informateur était un sale type qui jouait un double jeu et ce n’était pas la première fois pour lui.

— Tu as servi d’appât, répéta-t-il. Ils auraient pu tirer sur toi.

De nouveau, elle se tut. Il comprit.

— Ils ont aussi tiré sur toi, siffla-t-il entre ses dents.

Elle eut un petit sourire.

— Je portais un gilet pare-balles. Mais je ne m’attendais pas à ce que ça fasse si mal ; j’ai eu un énorme bleu.

Il ferma les yeux.

— Mon Dieu, murmura-t-il.

— Je dois reconnaître que j’ai eu peur, avoua-t-elle. Mais nous avons gagné le procès et nous avons obtenu justice pour les douze filles assassinées.

La porte s’ouvrit et il la prit par le bras pour l’entraîner vers la salle d’attente de l’unité de soins intensifs. Avant qu’elle ait eu le temps de protester, il avait posé sa bouche sur la sienne. Son baiser fut ardent et inquiet, et elle comprit qu’il avait eu peur pour elle. Puis il s’écarta, le souffle court.

— Ne recommence plus jamais une chose pareille, murmura-t-il en la serrant contre lui.

Son cœur battait et elle lui caressa tendrement le dos pour l'apaiser.

— C’est promis, répondit-elle tout bas.

Elle déposa un baiser sur sa mâchoire mal rasée.

— J’ai l’impression de reprendre les rênes de ma vie Luke, et je n’ai pas la moindre intention de gaspiller cette chance. A présent, lâche-moi; je dois aller voir Monica pendant que je tiens encore debout.

Il défit lentement son étreinte, en l’embrassant tendrement.

— Je suis ravi d’entendre ça, dit-il.

— D’entendre quoi ? Que je tiens à peine debout ?

— Non. Que tu reprends le contrôle de ta vie. Une vie dont je fais désormais partie.

Elle haussa un sourcil coquin, mais son cœur battait.

— Tu tires un peu vite tes conclusions, agent Papadopoulos.

Il glissa ses doigts entre ses seins et elle frissonna.

— Ton cœur bat fort, fit-il remarquer. Ça doit être parce que tu es troublée.

Il fit la moue.

— Par mon charme, sans doute, proposa-t-il.

Elle eut un petit sourire.

— Et par l’incroyable sensualité qui émane de toute ta personne, ajouta-t-elle.

Il lui sourit en retour.

— Je me doutais que tu répondrais ça. Je manœuvre pour que tu ne l’oublies surtout pas.

Il redevint sérieux.

— Ça marche ?

Le pouls de Susannah s’accéléra encore.

— Ça marche très bien, murmura-t-elle.

Il posa ses lèvres sur son front.

— Tant mieux. Allons voir Monica.

Quand ils entrèrent dans l’unité de soins intensifs, la mère vint à leur rencontre.

— Comment pourrais-je vous remercier ?

Susannah lui prit la main.

— Vous n’avez pas besoin de nous remercier.

— Elle ne sait pas encore pour son père. Ne le lui dites pas. Pas pour l’instant.

— Bien entendu, répondit Luke. Toujours pas de nouvelles de lui?

Il posait la question, mais il connaissait la réponse. Depuis qu’ils avaient retrouvé Genie Cassidy, il était en contact avec l’agent Harry Grimes en Caroline du Nord. Malheureusement, le Dr Cassidy demeurait introuvable et ça n’augurait rien de bon.

— Non, murmura Mme Cassidy. C’est un véritable cauchemar.

— Nous savons, répondit Susannah. Comment va Genie ?

— Elle est avec moi dans la chambre de Monie. Elle dort. Je ne les quitterai plus des yeux.

— Je comprends ça, fit Luke. On a enlevé à Monica la respiration artificielle et elle va mieux.

— Beaucoup mieux. Quand ils ont su qu’on l’avait droguée pour la paralyser, ils lui ont fait des analyses et ils en ont conclu qu’elle pouvait respirer seule. Elle vous réclame.

Quand elle les vit entrer, Monica montra du doigt sa sœur qui s’était assoupie dans un fauteuil.

— Merci, murmura-t-elle.

— On vient tout juste de t’enlever ce tube qui t’aidait à respirer, fit remarquer Susannah en souriant. Tu ne devrais pas parler.

— J’en besoin d’entendre ma voix, même si elle est rauque, répondit Monica. J’ai eu tellement peur de ne plus jamais pouvoir prononcer un mot.

— Je comprends, répondit Susannah en lui caressant la joue. Comment te sens-tu ?

-Mieux que ces derniers jours. Mais je souffre.

Elle poussa un soupir et se laissa retomber sur son oreiller.

— Il faut que je vous dise... Au sujet d’Angel et de Becky... Elles étaient cousines. Elles sont arrivées en même temps.

Luke se pencha vers elle.

— Vous en êtes sûre ?

— Oui. Becky était mon amie. Le médecin l’a tuée parce qu’elle avait tenté de s’enfuir. Elle avait creusé un trou dans le sol de sa cellule, pour communiquer avec moi.

Comme Bailey et Beardsley.

— Quand l’a-t-il tuée ?

— La veille de l’arrivée du révérend. Elle a été battue à mort car ils voulaient qu’elle serve d’exemple.

— Mais pourquoi ? demanda Luke.

— Ils n’arrivaient pas à la faire plier. Ils avaient même essayé la torture.

Ses yeux se remplirent de larmes qui roulèrent sur ses joues.

— Le médecin l’a emmenée dans son bureau et il l’a obligée à rester à genoux pendant des heures. Ensuite, il lui a mis un sac sur la tête et il a pointé un revolver sur sa tempe en lui disant qu’il allait tirer. Et puis il l’a...

Elle leva les yeux vers Susannah.

— Il lui a fait ce que Simon vous a fait...

Susannah essuya d’une main tremblante les larmes de Monica.

— Je sais, murmura-t-elle.

— C’est fini, maintenant, fit Mme Cassidy. Tu es saine et sauve.

Monica secoua la tête.

— Je ne pourrai jamais oublier.

Elle détourna le regard.

— Après la mort de Becky, c’est à moi qu’il s’en est pris.

— Je suis désolé, Monica, murmura Luke.

Elle continua à fixer un point dans le vide.

— Ce n’est pas votre faute, répondit-elle.

Elle se reprit et le regarda droit dans les yeux.

— Une fois, le médecin était tellement furieux que je refuse de lui obéir, qu’il a demandé à un homme de lui donner des conseils sur la façon de soumettre des prisonniers.

— Un homme ? Pas Bobby ?

— Non, un homme, j’en suis sûre.

Elle parut confuse.

— Il lui a demandé ce que les « VC » auraient fait à leur place. Je ne sais pas de qui il parlait.

Luke comprenait, lui. VC désignait les Viêtcongs. De nouveau, ils étaient ramenés au thich bouddhiste.

— Donc Granville était toujours en relation avec son thich, après toutes ces années, murmura-t-il. Et qu’a répondu l’homme, Monica ?

— Il a giflé le médecin en lui disant de ne plus jamais faire allusion à ça. Puis il lui a conseillé de me briser en me rabaissant au rang d’un animal. Mais Granville n’a pas réussi..., ajouta-t-elle fièrement.

— Vous êtes forte, commenta Luke. Tâchez de ne jamais l’oublier.

Elle acquiesça d’un air las.

— Je vous ai entendu dire que vous connaissiez Angel.

Nous pensions qu’elle dormait, mais elle entendait tout.

— C’est vrai, dit-il. Savez-vous comment Becky est arrivée au bunker ?

— Son beau-père l’a vendue à Mansfield, en même temps qu’Angel. Quand elles sont devenues trop vieilles pour le site Web, il a vendu les petites soeurs. C’est pour ça que Becky voulait s’enfuir. Pour sauver ses sœurs.

— Vous connaissez le nom de famille de Becky et celui de son beau-père ?

— Ils portaient le même nom : Snyder. Ils vivaient à Atlanta.

Elle plissa les yeux.

— Sur Candera, au 1425.

Luke en eut le souffle coupé.

— Il vivait là-bas il y a combien de temps ?

— Ils y étaient encore il y a six mois, je crois.

— Comment le beau-père de Becky pouvait-il savoir que Mansfield achetait des filles? demanda Susannah.

— Il fréquentait des bordels d’autoroute.

Elle ferma les yeux, épuisée, et Ella intervint.

— Vous devez la laisser. Elle ne devrait pas se fatiguer en parlant.

— Attendez, fit Monica. Le beau-père de Becky avait rencontré Mansfield sur une aire de repos d’autoroute. Il lui a vendu Angel, Becky et une autre fille. Une voisine, je crois.

— Ça suffit, protesta de nouveau Ella. Laissez-la se reposer et revenez plus tard.

— Vous avez fait du bon boulot, ma petite, la félicita Luke. Dormez, à présent. Je vais me rendre au 1425 Candera pour essayer de trouver le beau-père de Becky. J’ai hâte de l’envoyer en enfer, lui aussi.

Monica lui prit la main.

— Sauvez les sœurs de Becky, je vous en supplie.

— Je ferai de mon mieux, promit Luke.

 

Atlanta, dimanche 4 février, 12 h 15

 

Luke s’était garé devant un club de tir. Il ne faisait pas mine de sortir de la voiture et restait assis, les mains crispées sur le volant, le regard fixe. Au 1425 Candera, ils n’avaient trouvé personne. Le beau-père de Becky Snyder et ses petites sœurs n’y vivaient plus. C’était du moins ce qu’affirmaient les voisins.

— Que faisons-nous devant ce club de tir ? demanda Susannah.

— Il appartient à mon frère Léo. C’est là que je viens quand…

— Quand la colère te ronge au point de t’empêcher de réfléchir.

Il posa sur elle un regard plus sombre que jamais.

— J’ai toujours su que tu étais capable de me comprendre.

— Je connais cette colère. Je ressens la même.

— Je le savais aussi.

— Luke, ce n’était pas ta faute.

Elle posa sa main sur son bras, mais il se dégagea d’un coup sec.

— Pas maintenant, murmura-t-il. Je crois que je pourrais te faire du mal.

— Je n’en crois pas un mot, tu n’es pas ce genre d’homme.

Il ne répondit pas et elle soupira.

— Rentre dans ce club et défoule-toi sur une cible. Ou bien allons chez toi, que je puisse dormir un peu.

Il détourna le regard.

— Je ne peux pas te ramener chez moi. Pas maintenant.

— Et pourquoi donc ? demanda-t-elle.

— Parce que j’ai envie de toi, fit-il sèchement.

Un frisson lui parcourut la colonne vertébrale.

— Je peux dire non, fit-elle remarquer.

Il la contempla fixement et quelque chose gonfla dans sa poitrine, à lui comprimer les poumons.

— Tu peux, mais tu ne le feras pas. Et je ne suis pas sûr d’être capable de me contrôler. Ce qui signifie que tu aurais le dessus, comme tu avais le dessus chaque fois que tu suivais un homme dans un hôtel miteux.

Elle réfléchit et fit un effort pour évacuer sa colère.

— Où veux-tu en venir ? demanda-t-elle.

— Je ne te juge pas et je comprends ce besoin de pouvoir. Mais je ne veux pas de ça avec toi. Quand tu coucheras avec moi, ce sera parce que tu auras envie de moi, pas de l’homme que je suis en ce moment.

— Le yin et le yang, répondit-elle tranquillement. La face lumineuse et la face sombre. Luke, tu es les deux à la fois et si je veux faire l’amour avec toi, c’est parce que les deux m’attirent.

Elle sortit de la voiture.

— Viens, fit-elle. Allons nous défouler.

A l’entrée du club, elle fut accueillie par une version plus jeune de Luke.

— Vous êtes Léo... Moi, c’est Susannah.

— Je sais, répondit Léo. Entrez.

Il jeta un coup d’œil à Luke, qui était resté dans la voiture.

— Il broie encore du noir ? demanda-t-il.

— Il a eu une sale journée, fit Susannah.

Elle montra du doigt la vitrine où étaient exposées les armes.

— Je peux ?

— Vous avez déjà tiré?

— Oui. Donnez-moi celui-ci.

Elle montra un semi-automatique qu’elle avait déjà eu en main et qui lui convenait parfaitement.

— Bon choix, approuva Léo.

Quand elle eut vidé son chargeur, Léo parut impressionné. Elle contempla la cible de papier dont le centre n’était plus qu’une bouillie informe.

— Puis-je recommencer ?

— Bien entendu.

Il l’observa attentivement tandis qu’elle rechargeait.

— Qui vous a appris à tirer ?

— Un flic qui me devait une faveur. Ça m’a tout de suite plu, je trouve que ça détend.

— Moi aussi, répondit-il. Vous possédez une arme ?

— A New York, oui. On m’a tiré dessus il y a un an et je me suis aussitôt procuré un permis. Malheureusement, je n’ai pas pris mon revolver avec moi et je le regrette.

— Je vois ça. Qu’est-il arrivé à Luke ?

— Il avait une piste pour retrouver des gamines exhibées sur des sites pornographiques. Malheureusement, quand nous sommes arrivés, il n’y avait plus personne.

— En ce moment, l’histoire de sa vie pourrait se résumer à cette anecdote, commenta tristement Léo.

Elle acquiesça.

— Il tire un peu trop sur la corde, dit-elle. Il va finir par craquer.

— Il craque de temps en temps et il vient ici pour se défouler. Ensuite il rentre chez lui recoller les morceaux et c’est reparti pour un tour.

Il sourit.

— On le soutient comme on peut. La famille, ça sert à ça. Vous connaissez, je suppose? ajouta-t-il.

Non, elle ne connaissait pas.

— Vous avez de la chance, murmura-t-elle.

— Je sais, dit-il.

Puis il montra la cible.

— Allez-y.

La première fois, elle avait tiré froidement, sans penser à rien. Mais cette fois, elle songea à la conférence de presse qui l’attendait.

— Excellent score, commenta Léo en clignant l’œil.

— C’était Garth Davis, dit-elle.

Luke avait fini par les rejoindre.

— Tu avais bien choisi ta cible, grommela-t-il d’un air sombre.

Léo lança ses clés à Luke.

— Ferme quand tu auras terminé. J’ai promis à maman de réparer sa machine à laver avant le déjeuner. Susannah, vous êtes invitée à vous joindre à nous, bien entendu.

— Pas aujourd’hui, fit Luke. Elle a besoin de dormir.

Son regard triste faisait peine à voir. Il avait vraiment besoin de recoller les morceaux.

— Il m’est arrivé de dormir moins que ça pendant certains procès, protesta-t-elle. Dites à votre maman que je viendrai.

Léo les quitta avec un vague salut de la main et Luke alla s’appuyer contre un mur.

— Chase m’a rappelé, murmura-t-il. Pete a trouvé les gamins de Bobby chez Rob Davis. Elle les avait déposés là-bas il y a quelques jours.

Elle soupira de soulagement.

— Ça fait du bien d’apprendre enfin une bonne nouvelle, dit-elle.

— Oui. Viens. Je te ramène chez moi.

— Non. Nous allons chez ta mère.

Elle s’approcha de lui avec hésitation.

— Tu n’es plus dangereux ?

Il rougit.

— Non.

— Arrête ton cinéma, Luke. Tu as du caractère et c’est plutôt bien. Il se trouve que tu en as un peu plus que la moyenne. Et après ? Tu es capable de te contrôler, c’est l’essentiel.

Les yeux de Luke lancèrent des éclairs.

— Et si je perds un jour le contrôle ? Si je blesse quelqu’un ?

Il détourna le regard.

— Si je te faisais du mal ? acheva-t-il tout bas.

— Tu as déjà eu peur de faire du mal à une femme ?

— Non. Je ne suis pas resté suffisamment longtemps avec une femme pour me poser la question.

— Les femmes, tu les invitais dans ton lit pour ne pas être seul à 3 heures du matin, si je comprends bien

— Voilà, murmura-t-il d’un air écœuré.

Elle le prit par le menton pour l’obliger à la regarder.

— Tu cherches à me faire fuir, Luke ?

— Peut-être... Non... Merde.

Il soupira.

— Tu n’es pas la seule à douter de toi.

Elle l’avait déjà compris.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? murmura-t-elle.

Il l’attira tendrement à lui.

— Là ? Tout de suite ? On va chez Mama. Je crois qu’elle a préparé du gigot d’agneau.

 

Dutton, dimanche 4 février, 12 h 30

 

— Putain, ça fait mal, se plaignit Paul.

— Ne fais pas l’enfant, répondit Charles. Je t’ai à peine touché.

— Bon sang... Je suis flic depuis vingt ans et je m’en étais tiré jusque-là sans une égratignure.

— Eh bien, c’est à peine plus qu’une égratignure, commenta Charles. J’ai vu pire, crois-moi.

J’ai vu pire. On l’avait recousu plus d’une fois.

— Tes cicatrices le prouvent, je sais, murmura Paul.

Charles haussa un sourcil.

— Pardon?

Paul baissa les yeux.

— Rien. Rien. Excuse-moi.

— Je vais te recoudre à la perfection, annonça Charles d’un ton satisfait. Il n’y paraîtra plus.

— Ça ne serait pas arrivé si tu avais muselé ton chien, protesta Paul.

L’aiguille de Charles s’enfonça dans sa chair et il fit la grimace.

— Désolé, s’excusa-t-il.

Charles le piqua de nouveau.

— Désolé, Charles, reprit-il d’un ton respectueux.

— Parfait. Ne sois pas jaloux, Paul. Bobby n’est qu’un pion entre mes mains et tu vaux beaucoup mieux qu’elle.

On sonna à la porte. Charles fit la moue.

— Encore un journaliste, je suppose. Ne te montre pas.

Il s’agissait bien d’une journaliste. Mais locale.

— Marianne Woolf... Que puis-je faire pour vous, ma chère ?

La fausse Marianne leva les yeux au ciel et Charles reconnut Bobby.

— Entre, dit-il.

Il claqua rageusement la porte.

— Mais qu’est-ce que tu fiches ?

— Je voulais vérifier la crédibilité de mon déguisement. Tu as marché, donc je vais pouvoir assister à la conférence de presse de Gretchen French.

Charles recula pour mieux la voir.

— Où t’es-tu procuré cette perruque ?

— C’est celle de Marianne. Elle porte toujours une perruque et je suis la seule à le savoir. Avec Angie.

— Mais elle va chez le coiffeur tous les jeudis, s’étonna Charles.

— C’est pour donner le change. Elle ne veut pas qu’on sache qu’elle est pratiquement chauve. Ses seins, par contre, sont vrais.

Elle tâta sa poitrine.

— J’ai dû mettre un soutien-gorge rembourré avec de la silicone. Les hommes ne verront que les seins, ils ne feront pas attention à mon visage.

— Où est Marianne ?

— Je l’ai assommée avant de l’enfermer dans son coffre car j’avais besoin de sa carte de presse.

— Qui t’a maquillée ?

— Je n’ai eu besoin de personne. N’oublie pas que j’ai été une prostituée de luxe. A part ça, je n’ai pas mangé depuis hier soir et je meurs de faim.

Elle passa devant lui et s’arrêta net en entrant dans la cuisine. Son regard alla de Paul à Charles.

— Qu’est-ce que ça veut dire? Je ne comprends pas.

— Qu’est-ce qui vous étonne? railla Paul d’un ton mauvais. Qu’on se connaisse, ou que j’aie récolté une balle en faisant votre sale boulot ?

Bobby se reprit aussitôt.

— Kira Laneer, c’est fait ?

— Oui. Une balle dans le crâne.

— Dans ce cas, ton salaire remboursera largement les bandages, fit sèchement Bobby.

Elle se tourna vers Charles.

— Qu’est-ce qu’il fait là?

— Il travaille pour moi, répondit tranquillement Charles.

Elle secoua la tête.

— Non. C’est pour moi, qu’il travaille.

— C’est toi qui le payes, corrigea Charles. Mais il m’appartient depuis toujours.

Les yeux de Bobby lancèrent des éclairs.

— Je l’ai découvert et je l’ai formé, protesta-t-elle.

— Tu l’as découvert parce que je lui avais ordonné de se mettre sur ton chemin. Il ne t’a jamais appartenu. Pas plus que Rocky. Pas plus que les autres. Tu n’avais que Tanner et tu l’as tué.

Bobby recula, les joues cramoisies de colère.

— J’étais venue te dire au revoir, mais je ne vais pas me gêner pour ajouter que je te hais, vieux débris. Je t’emmerde. Je vous emmerde, toi et ton pouvoir, toi et tes jeux d’esprit.

Paul se leva d’un bond, mais Charles l’arrêta d’un geste.

— Laisse-la partir. Elle est vraiment trop nulle. Et maintenant que tout le monde sait qui elle est, elle ne pourra jamais revendiquer son droit de filiation.

Il se tourna vers Bobby et la regarda droit dans les yeux.

— Tu peux dire adieu à la grande maison des Vartanian. C’est à Susannah qu’elle revient, à présent. Tu as tout perdu. Y compris ton honneur.

— J’ai de l’honneur à revendre, vieux débris. Et je te souhaite de t’étouffer avec le tien.

La porte claqua derrière elle et les vitres tremblèrent.

— Eh bien, on peut dire que ça s est bien passé, fit sèchement Paul.

— Parfaitement bien, oui. Elle va à la conférence de presse.

— Si elle essaye d’entrer avec une arme, le service de sécurité ne la laissera pas passer.

— Les obstacles l’excitent. Elle relèvera le défi.

— Elle a perdu la tête. Tu veux vraiment la lâcher avec une arme dans une pièce bondée ?

Charles sourit.

— Oui.

— Elle n’en sortira pas vivante.

Le sourire de Charles s’élargit.

— Justement.