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Ridgefield House, samedi 3 février, 19 h 30

 

Ashley Csorka poussa un soupir. Elle avait gratté le ciment pendant des heures, jusqu’à ce que son clou s’émousse. Elle avait dû arracher une marche de bois de l’escalier pour se procurer un autre clou, bien pointu, et ça lui avait pris un certain temps. Mais elle venait enfin de desceller sa première brique, à environ soixante centimètres du sol. Alors, elle retint sa respiration et la poussa de toutes ses forces. Si elle fait du bruit en tombant, ils vont venir.

Ça fait des heures que tu grattes et personne ne s’est montré. Ils ne sont peut-être pas là. Dépêche-toi.

Elle poussa plus fort et faillit sangloter de joie quand la brique céda. Un air frais lui balayait le visage. De l’autre côté, il y avait la liberté.

Mais pour sortir, elle devait ôter encore plusieurs briques.

Dépêche-toi.

 

Charlotte, Caroline du Nord, samedi 3 février, 21 h 35

 

Harry Grimes frappa à la porte de Nicole Shafer, la troisième sur la liste des amies de Genie Cassidy que lui avait confiée la mère de Genie. Une adolescente vint lui ouvrir et il tendit son badge.

— Je suis l’agent spécial Harry Grimes. Vos parents sont là?

— Maman ? appela la jeune fille.

Une femme arriva en s’essuyant les mains.

— Que puis-je faire pour vous? demanda-t-elle.

De nouveau, il tendit son badge.

— J’enquête sur la disparition de Genie Cassidy, annonça-t-il.

La femme fronça les sourcils.

— J’ai entendu dire qu’elle avait fugué, murmura-t-elle.

— Non, madame. Nous pensons qu’elle a été enlevée. Votre fille était son amie, et j’aimerais lui poser quelques questions.

— Bien entendu. Entrez.

Elle le conduisit jusqu’au salon, où son mari regardait la télévision.

— Eteins cette télé, Oliver. Cet homme travaille pour la police d’Etat. Asseyez-vous, agent Grimes.

Il s’installa, sans quitter des yeux Nicole, laquelle fixait obstinément ses pieds.

— Nicole, Genie chatait sur internet avec un certain Jason. Vous le saviez ?

Nicole jeta un coup d’œil inquiet du côté de ses parents.

— Oui. Mais elle ne voulait pas que sa mère l’apprenne. Sa mère ne lui laissait aucune liberté; elle n’avait pas droit à une vie privée. C’est vrai, maman, je t’assure.

— Saviez-vous que sa sœur Monica avait disparu après avoir pris contact sur internet avec un dénommé Jason ? reprit Harry.

Nicole acquiesça.

— Jason est un prénom très répandu, se défendit-elle. La moitié des garçons de notre classe s’appellent Jason.

— Savez-vous où Genie devait rencontrer ce Jason ?

Nicole inspira profondément.

— Niki, fit sèchement son père. Si tu le sais, il faut le dire.

Elle soupira.

— Chez Mel’s. C’est un restaurant.

— Je connais, dit Harry. Nicole, vous arrive-t-il de chater aussi avec Jason ?

Elle contempla fixement ses ongles mauves.

— Oui, avoua-t-elle. Quelquefois. Je me suis trouvée là une fois, par hasard, quand Genie était en ligne avec lui. C’est comme ça que j’ai fait sa connaissance.

— A-t-il demandé à vous voir ?

Elle acquiesça.

— Oui, mais j’ai eu peur. Genie voulait que j’aille avec elle au rendez-vous, mais je me suis dégonflée.

— Seigneur! s’exclama Mme Shafer d’un ton horrifié. Niki. Il aurait pu t’enlever...

Les yeux de Nicole se remplirent de larmes.

— Elle a vraiment disparu ? Vous pensez qu’on l’a kidnappée ?

Harry hocha la tête.

— C’est probable. Soyez prudente, Niki. Les hommes que l’on rencontre online peuvent être dangereux.

— Vous allez la retrouver, n’est-ce pas ? fit Niki.

Elle pleurait sans retenue, à présent.

— Nous ferons de notre mieux, c’est tout ce que je peux vous dire. C’est lui qui vous contacte ?

— C’est lui. Il est étudiant.

Elle hésita.

— Il croit que je suis aussi étudiante.

— Je vais vous demander vos pseudos et mots de passe, fit Harry dont le pouls s’était accéléré.

Elle lui donnait un fameux atout. En jouant bien sa carte, il avait une chance de coincer ce salaud.

— Vous devez me promettre de ne parler de ça à personne, ajouta-t-il. Il ne faudrait pas que vos amies le préviennent.

— Je peux raconter que vous m’avez interrogée, mais que je ne vous ai rien dit ? demanda-t-elle d’un ton soulagé.

Harry ne put s’empêcher de sourire.

—  Oui. Vous pouvez.

M. Shafer posa sur sa fille un regard glacial.

— Donne-moi ton téléphone. A compter d’aujourd’hui, tu es privée de moyen de communication.

Elle ouvrit la bouche pour protester, puis elle se ravisa, sortit son téléphone de sa poche et le déposa dans la main de son père.

— Ç’aurait pu être moi, dit-elle posément.

Mme Shafer la prit dans ses bras.

— Merci, fit-elle à Harry par-dessus l’épaule de sa fille. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à faire appel à nous.

 

 

Atlanta, dimanche 4 février, 0 h 15

 

Luke fut réveillé par un bruit de sanglots. Il s’était endormi sur le canapé sans avoir éteindu la lumière et il avait mal au crâne, comme quelqu’un qui a la gueule de bois, sauf qu’il n’avait bu qu’un verre de vin.

Après ce désastreux baiser, il était resté longtemps éveillé, à ressasser ce qu’il aurait dû faire — ou plutôt ne pas faire. Ensuite il avait décidé de profiter de son insomnie pour réfléchir à Bobby. Tous les éléments importants de cette affaire tournaient autour de Dutton, il avait donc dressé la liste des citoyens de Dutton dont le prénom pouvait correspondre au diminutif Bobby. Puis il avait envoyé cette liste à Chase par e-mail et il était tombé d’épuisement. Il avait dormi quatre heures et il aurait sûrement dormi encore sans ces gémissements. Peut-être avait-il rêvé ? Il lui arrivait régulièrement d’entendre en rêve des plaintes de femme.

Mais, ce soir, la plainte était bien réelle, et il l’entendait encore, étouffée, mais distincte. La porte de sa chambre était entrouverte, il y passa la tête. Susannah s’était installée par terre, près de l’affreuse chienne de Borenson. Ses épaules étaient secouées de sanglots et elle paraissait minuscule dans le sweat trop grand qu’elle avait passé pour dormir — le sien. Il se sentit minable.

Il entra et la souleva pour la porter jusqu’au lit.

Il crut qu’elle allait se débattre et le repousser, mais elle s’agrippa à sa chemise et sanglota de plus belle.

Il lui caressa la nuque gentiment, sans rien dire. Au bout de quelques minutes, elle parut se calmer et se mit à renifler doucement. Elle voulut s’écarter, mais il l’en empêcha.

— Ne bouge pas, murmura-t-il.

— J’ai plus pleuré aujourd’hui qu’au cours de ma vie entière, dit-elle.

— Ma sœur Demi prétend qu’elle se sent mieux quand elle a pleuré. Tu dois te sentir merveilleusement bien.

Il déposa un baiser sur son front.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il.

— L’hôpital a appelé pour me communiquer le résultat de nos analyses.

Il lui fallut quelques secondes pour comprendre. Puis il se raidit. Le sang de l’inconnue. Leur test HIV.

— Résultat positif? murmura-t-il d’une voix aussi calme que possible.

Elle s’écarta de lui pour l’observer.

— Non. Négatif. Ils ne t’ont pas encore prévenu ?

— Ils ont sans doute laissé un message sur mon répondeur, dit-il.

Il soupira.

— Tu m’as fait très peur.

— Je suis désolée. Je pensais que tu étais réveillé parce qu’ils venaient de t’appeler.

— Ce sont tes sanglots qui m’ont réveillé. Donc le résultat est négatif... Et c’est pour ça que tu craques ?

Elle gonfla ses joues.

— C’est difficile à expliquer.

— Essaye tout de même.

Elle détourna le regard.

— Je pense que tu es quelqu’un de vraiment gentil.

Il haussa les sourcils.

— Et ça te fait pleurer ? Etrange.

— J’essaye de t’expliquer... Tu... tu es le premier homme à faire vraiment attention à moi. Le premier homme digne de ce nom, je veux dire. Tu es chouette. Intéressant. Intelligent. Agréable. Et...

— Plein de charme ? proposa-t-il d’un ton plein d’espoir. Terriblement sexy ?

Elle rit, enfin.

— Oui, avoua-t-elle.

Puis elle redevint sérieuse.

— N’importe quelle femme serait flattée que tu poses les yeux sur elle.

Elle haussa les épaules.

— Et intéressée, ajouta-t-elle.

— Intéressée et attirée ? insista-t-il.

Elle baissa les yeux.

— Oui. Quand j’ai appris que je n’étais pas séropositive, j’ai aussitôt pensé que je n’allais pas mourir... Puis je me suis dit que j’avais le droit de t’approcher...

Il se racla la gorge.

— Qu’entends-tu par « approcher » ?

Elle soupira.

— Tu le sais très bien. Sauf que je ne peux pas t’approcher.

— A cause de ton passé ? Bon sang, Susannah, tu es une femme intelligente, tout de même.

Elle serra les dents et se tut.

— Je sais que j’ai raison, s’énerva-t-il. Si la victime d’un viol osait te dire une chose pareille, tu lui passerais un bon savon et tu lui conseillerais une thérapie.

Elle soupira.

— Je ne lui passerai pas un savon.

— Admettons. Mais tu lui dirais qu’elle a le droit de vivre. La culpabilité te ronge et ce n’est pas bien.

— Il ne s’agit pas simplement de culpabilité.

— De quoi s’agit-il, dans ce cas ?

— Je ne peux pas, gémit-elle entre ses dents.

— Si tu peux. Tu peux me dire ce qui te tracasse. Parce que je suis gentil et plein de charme.

— Je ne peux pas faire l’amour, lâcha-t-elle.

Elle ferma les yeux.

— Seigneur... Comme cette conversation est humiliante.

Luke laissa passer quelques minutes avant de revenir prudemment à la charge.

— Tu as un problème physiologique ?

— Non.

Elle se couvrit les yeux avec sa main.

— Laisse-moi tranquille, s’il te plaît.

— Non. Tu m’as dit toi-même que tu voulais de moi. Ça ne te tente pas de régler ton problème pour avoir le droit de m’approcher ?

— Tu es vraiment un homme très altruiste, murmura-t-elle d’un ton goguenard.

— Et gentil. Et séduisant. Et terriblement sexy.

Elle eut un petit sourire.

— Tu es incorrigible, dit-elle.

— C’est aussi ce que me dit ma mère.

Il redevint sérieux et lui caressa tendrement les lèvres du bout des doigts.

— Vas-y, Susannah. Je ne me moquerai pas de toi, c’est promis.

— Lâche-moi. Je ne peux pas te le dire comme ça, je t’assure.

Il ouvrit les bras et elle se laissa glisser à terre.

— Ma chienne me manque, murmura-t-elle en caressant la tête de Darlin. Elle doit croire que je l’ai abandonnée.

— Pourquoi avoir appelé Thor une femelle shetland ?

— Thor est le dieu de la foudre, expliqua-t-elle. La nuit où j’ai trouvé cette chienne, il y avait un terrible orage. Je me rendais au cimetière sur la tombe de Darcy, comme tous les ans, le 19 janvier.

— Un orage en janvier ?

— C’est rare, mais ça arrive. Il neigeait, je roulais au pas. Il y a eu un éclair et je l’ai vue. Elle était sale et elle tremblait de froid. Elle s’était plantée au milieu de la route, comme pour dire : « Ecrasez-moi ou prenez-moi avec vous, mais ne m’ignorez pas. »

— Et tu l’as prise.

— J’avais l’intention de la déposer chez un vétérinaire, mais quand elle m’a léché le visage, je... Je me laisse facilement attendrir.

— Je n’ai pas remarqué, murmura-t-il.

Elle rit, mais tristement.

— Ce n’est pas pareil, dit-elle. Elle était tatouée. Elle avait des maîtres, mais elle s’était enfuie depuis plusieurs mois et elle avait survécu seule jusque-là.

Il commençait à entrevoir le parallèle.

— C’était une coriace, commenta-t-il.

— Oui. Ses propriétaires avaient déjà racheté un chien à leurs enfants, ils m’ont dit que je pouvais la garder. Ça fait du bien de trouver une présence chez soi quand on rentre le soir. Souvent, elle me tient compagnie la nuit quand je n’arrive pas à dormir. C’est une bonne chienne, j’ai de la chance de l’avoir trouvée.

— On dirait qu’elle aussi a de la chance de t’avoir trouvée.

— Tu recommences à me couvrir de compliments.

— Susannah, dis-moi maintenant pourquoi tu ne peux pas faire l’amour.

Elle soupira.

— Très bien. Je peux... Mais pas comme tout le monde.

— Qu’est-ce que ça veut dire, comme tout le monde ?

— Tes questions me gênent, murmura-t-elle.

Il eut pitié d’elle.

— Tu ne peux pas dans la position du missionnaire ? proposa-t-il.

— C’est ça. Entre autres. Je ne peux pas regarder un homme quand...

— Quand tu fais l’amour ?

— Oui. J’ai l’impression d’être prise au piège. Je manque d’air. Je panique.

Il s’assit sur le bord du lit et lui caressa les cheveux.

— Ce n’est pas étonnant, avec tout ce que tu as traversé. Donc, quand tu... rencontrais des hommes... comment faisais-tu ?

Elle rit.

— Je leur tournais le dos.

Il poussa un discret soupir. Il ne voulait pas qu’elle se rende compte à quel point cette déclaration le troublait.

— C’est tout ? C’est ton unique problème ?

— Non. J’en ai d’autres.

— Lesquels?

Elle laissa échapper un son étranglé.

— J’ai besoin de trucs... De trucs particuliers.

Il fronça les sourcils.

— Des trucs qui font mal ?

— Parfois. Mais que pour moi. Pas pour les autres.

Il ferma les yeux.

— Donc tu aimes...

— Qu’on me bouscule. Oui. Et ça me gêne, crois-moi, ajouta-t-elle d’un ton fiévreux.

Ayez pitié de moi, Seigneur... Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

— Je m’en veux. J’ai honte que ce soit le seul moyen pour moi de...

— Le seul moyen d’atteindre l’orgasme, acheva-t-il à sa place. Elle baissa piteusement la tête.

— Je ne suis pas normale, murmura-t-elle.

— Tu penses que tu n’es pas normale... Et tu penses aussi que ton amie ne serait pas morte si tu avais été normale?

— Je ne suis pas aussi torturée que ça, Luke, tout de même.

Oh, si... Tu l’es...

— Viens près de moi, murmura-t-il.

— Non.

— Tu n’auras pas à me regarder. Viens. Nous allons tenter quelque chose. Si ça ne te plaît pas, nous n’en parlerons plus, je te le promets.

— Tu m’avais déjà promis que tu ne tenterais pas de m’approcher, si je dormais chez toi, grommela-t-elle.

Mais elle se leva.

— Viens sur le lit et ne me regarde surtout pas.

Il l’attira à lui pour l’asseoir entre ses jambes, sur le bord du matelas, et montra le miroir.

— Regarde-toi, regarde le miroir.

Il lui entoura la taille et la serra plus fort.

— Tu es habillée, moi aussi, il ne va rien se passer à part ça...

Il écarta ses cheveux et posa ses lèvres sur sa nuque, et son haleine chaude lui donna la chair de poule.

— Toi, moi et le miroir, murmura-t-il.

— C’est dingue, dit-elle.

Mais elle inclina la tête pour lui laisser de la place.

— Tu as l’impression d’étouffer?

— Non. Mais je me sens ridicule.

— Détends-toi. Tu réfléchis trop.

Il couvrit sa nuque de baisers, puis fit courir sa langue sur la courbe de son épaule.

— Tu ne trouves pas que je fais ça mieux que Thor ?

Elle rit.

— Tu as un très long cou, souffla-t-il à son oreille. Ça risque de me prendre du temps.

— Mais tu... tu ne peux pas...

— Je ne peux pas y prendre plaisir? Susannah... j’ai dans mes bras une ravissante jeune femme qui me trouve terriblement sexy et qui me laisse lui embrasser la nuque. Qu’est-ce que je pourrais désirer de plus ?

— Du sexe, du vrai, répondit-elle d’un ton morne.

Il ne put s’empêcher de rire.

— Je ne suis pas un homme facile. Avant que je cède, il faudrait que tu m’offres au moins un verre.

Dans le miroir, il vit qu’elle fermait les yeux.

— Je n’arrive pas à croire que je t’ai raconté tout ça, soupira-t-elle.

— Je suis plein de charme, ne l’oublie pas. Et tu étais prête ; je me suis simplement trouvé là au bon moment. Je suis content que tu m’aies choisi et je ne le répéterai à personne. Tu peux me faire confiance.

— Je sais.

Il dut faire un effort pour rester maître de lui-même et pour continuer à l’embrasser doucement, alors qu’il aurait voulu l’avaler tout entière.

Il était passé de l’autre côté de sa nuque, quand son portable sonna. Ils sursautèrent tous les deux, puis il ouvrit le téléphone d’une main.

— Papadopoulos, dit-il.

— C’est Chase. Il faut que tu viennes tout de suite.

Il se redressa et lâcha Susannah.

— Que se passe-t-il ?

— Pas mal de choses. Viens le plus vite possible. Avec Susannah.

Il rangea son téléphone.

— Nous devons partir, dit-il à Susannah. Chase te veut au bureau, avec moi. Tu devrais te changer et, pendant ce temps, je ferai sortir le chien.

Il avait déjà posé la main sur la poignée de la porte quand il se ravisa pour sortir une boîte de son armoire.

— Tiens, dit-il. C’est pour répondre à ton questionnement à propos de la norme.

Il fit claquer sa langue.

— Allez, Darlin, on y va.

Susannah resta quelques secondes sur le lit à contempler la boîte avant de céder à la curiosité. La couche de poussière qui la recouvrait semblait indiquer qu’elle n’avait pas été ouverte depuis longtemps. Elle eut un peu de mal avec le couvercle, mais en vint tout de même à bout.

— Seigneur..., murmura-t-elle en sortant une paire de menottes recouvertes de fourrure.

La boîte contenait toutes sortes de gadgets érotiques et elle en connaissait certains pour les avoir utilisés. Ils étaient plus ou moins originaux, mais, à sa grande honte, elle les trouva tous excitants. Rapidement, elle remit les menottes en place, puis le couvercle.

Elle se changea, le cœur battant. Il n’était pas du tout choqué, parce que lui aussi... Mais ça ne veut pas dire pour autant que c’est normal...

Elle sursauta quand il frappa à la porte.

— Tu es décente ? articula-t-il en appuyant sur le dernier mot.

— Tu peux entrer, répondit-elle.

Il entra et la regarda fixement. Puis il ramassa la boîte et la remit à sa place, dans l’armoire.

— Allons-y, dit-il.

 

Atlanta, dimanche 4 février, 1 h 45

 

Susannah faisait les cent pas devant la salle de conférences. Luke était là-dedans depuis vingt minutes et chaque minute d’attente augmentait son angoisse. Dès son arrivée, il lui avait suffi de regarder le visage de Chase pour comprendre qu’il se passait quelque chose de grave.

La porte s’ouvrit et Luke apparut, le visage sombre.

— Tu peux entrer, dit-il.

Il lui prit la main.

— Autant en finir tout de suite, ajouta-t-il.

Elle hésita avant de franchir le seuil. Tous ces gens savaient pour Darcy.

Elle se rendit compte que ça n’avait plus tant d’importance et entra résolument. Elle reconnut Chase, Talia, Chloe, et Ed Randall, qu’elle avait rencontré à l’enterrement de Sheila Cunningham. A sa grande surprise, il y avait aussi Al Landers. Il tapota la chaise vide près de lui, pendant que Chase lui présentait les membres de l’équipe qu’elle ne connaissait pas encore : Pete, Nancy, Hank et Mary, la psychologue.

Quand la psychologue se déplaçait pour une réunion, ce n’était pas bon signe...

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— Beaucoup de choses, dont certaines vous concernent directement, Susannah, répondit Chase.

— Chloe et moi avons envoyé quelqu’un pour interroger Michael Ellis, le meurtrier de Darcy, fit Al.

— Et alors, qu’a-t-il dit ?

— Rien, répondit Chloe. Il ne veut pas nous dire un mot et c’est ce qui nous paraît bizarre : il est condamné à perpétuité avec vingt ans incompressibles, mais il refuse un marché qui lui aurait permis de sortir quelques années plus tôt.

— Six ans qu’il est en prison, et il est toujours terrifié, expliqua Al. Susannah... Il est marqué à la hanche...

— D’un svastika, proposa Susannah.

Chloe acquiesça.

— Mais ce n’est pas tout, murmura-t-elle.

Elle fit glisser une photo sur la table.

— Voici un cliché pris pendant l’autopsie de Darcy.

L’estomac de Susannah se noua.

— La marque, murmura-t-elle.

— Quand tu as parlé de cette marque à Chloe, je me suis souvenu du dossier Darcy, expliqua Al. Je n’ai rien dit sur le moment parce ce je voulais d’abord vérifier.

— Ça signifierait que Darcy leur appartenait et qu’ils m’avaient tendu un piège? demanda Susannah d’un ton incrédule. On a tué Darcy pour m’atteindre ? Pourquoi ? Je ne suis tout de même pas si importante que ça...

— Il faut croire que vous l’êtes pour quelqu’un, rétorqua Chase.

— C’est incroyable, murmura Susannah en secouant la tête. Qui ferait une chose pareille et pourquoi ?

— C’est une bonne question, mais nous ne pouvons pas y répondre pour l’instant, fit Chase. Ed?

— Nous avons trouvé pas mal de cheveux dans le bunker, dit Ed. En effectuant les tests ADN de routine, nous avons découvert quelque chose de très inattendu.

Il lui fit passer deux profils et elle les étudia attentivement.

— Ces deux personnes ont un lien de parenté, proposa-t-elle. C’est ça?

— Ils sont probablement issus d’un même parent. L’un de ces profils est celui de Daniel.

Elle eut l’air abasourdie.

— Simon aurait séjourné dans ce bunker?

— Il ne peut pas s’agir de Simon... Ce profil est celui d’une femme.

— Je vous assure que je ne suis jamais entrée dans ce bunker, protesta-t-elle.

— Ce profil a été établi à partir d’un cheveu court et blond, intervint Luke d’une voix douce. Personne ne te soupçonne.

Elle caressa machinalement ses longs cheveux noirs.

— Vous voulez dire que Daniel et moi, nous aurions une sœur?

— On dirait, répondit Ed. Apparemment, vous ne vous doutiez de rien... Nous hésitons à en parler à Daniel pour l’instant, ça pourrait lui faire un choc.

— Non, je ne me doutais de rien. C’est un choc pour moi aussi.

Luke se racla la gorge.

— Ce n’est pas tout, poursuivit-il. Ed a poussé l’analyse plus loin et vous n’avez pas la même mère.

— Mon père avait donc une fille illégitime, soupira Susannah. Je n’en suis pas vraiment surprise, au fond... Pourtant l’idée d'avoir une demi-sœur. Merde...

Ça pourrait être un mobile, Susannah, intervint Luke. Pour Darcy... Pour tout.

Susannah ferma les yeux.

— J’aurais donc une demi-sœur qui me haïrait suffisamment pour monter tout ça ? Pour me provoquer en roulant avec des plaques d’immatriculation DRC, pour tuer les gens qui...

Elle ouvrit les yeux.

— Bon sang! s’exclama-t-elle. La femme en noir le jour de l’enterrement de Sheila.

— L’un des agents de Chase a réussi à la repérer sur la vidéo, fit Luke.

— On la voit à peine et on ne peut pas distinguer son visage à travers la voilette, précisa Chase. Mais c’est bien une femme, en tout cas.

— Donc il ne s’agissait ni de Bobby ni de Rocky, murmura Susannah.

— Tu te sens bien ? demanda Luke.

— Oui et non. Ce n’est pas réjouissant de penser qu’une sadique cherche depuis des années à ruiner ma vie. Je croyais que Simon était un monstre...

Elle se frotta le front.

— J’ai une demi-sœur, répéta-t-elle comme si elle avait besoin de le dire tout haut pour le croire. Je ne suis pas choquée par le fait que mon père ait eu une maîtresse, mais... je me demande si ma mère était au courant.

— Qui pourrait répondre à cette question ? demanda Al. A qui aurait-elle pu se confier ?

— A Angie Delacroix, répondit sans hésiter Susannah. Elles étaient amies.

— La coiffeuse, rappela Luke à Chase, qui fronçait les sourcils.

Il faut l’interroger au plus vite.

— Ce soir ? demanda Susannah.

— Oui, ce soir. Cette femme, ta demi-sœur, est entrée dans ce bunker. Elle a donc un lien avec Granville et Mansfield. Même si elle n’est pas directement impliquée dans la disparition des filles, elle sait peut-être où elles se trouvent.

— Et si elle faisait partie des victimes ? proposa Susannah.

— C’est possible, concéda Luke. Mais je te rappelle que la femme en noir a tiré sur Kate Davis.

Chase hésita.

— Nous pensons que l’homme qui vous a violée il y a six ans est mêlé à l’affaire d’aujourd’hui. C’est pourquoi nous souhaitons vous proposer d’établir un portrait-robot avec l’un de nos artistes. Seriez-vous d’accord ?

— Bien entendu, répondit Susannah.

Luke la raccompagna à la porte.

— Tu as été formidable, dit-il tranquillement. Notre dessinatrice est déjà là...

Il désigna une femme qui attendait, assise sur une chaise.

— Quand tu auras terminé, va dans mon bureau. Je te rejoins dès que possible et nous irons ensemble rendre visite à la coiffeuse.

— D’accord.

Luke referma la porte de la salle derrière lui.

— Elle l’a pris mieux que je ne le pensais, dit-il.

— Elle traverse une sale période, commenta Al. Ça me déplaît de devoir la laisser... Mais j’ai un procès très important qui débute lundi et il faut vraiment que je rentre aujourd’hui.

— Nous sommes là pour la soutenir, le rassura Luke. Ne vous en faites pas.

— Merci pour tout, Al, fit Chase. Vous nous avez vraiment aidés. Bon vol de retour.

— Vous n’oublierez pas de vous occuper de ce dont nous avons parlé ? rappela Luke.

Al acquiesça.

— De quoi s’agit-il ? demanda Chase.

— Ça ne concerne que Susannah, fit Luke. C’est personnel.

— Je suppose qu’elle a droit à une vie privée, commenta tristement Chase.

Luke soupira.

— Il est temps de passer à la suite, dit-il. Et ce n’est pas réjouissant. Nancy?

— Ce n’était pas beau à voir... J’ai trouvé Chili Pepper chez sa petite amie. Ils étaient morts tous les deux, la gorge tranchée. Les gars du labo y sont toujours.

— Merci, Nancy, coupa Chase. Hank? Du côté d’Helene Granville ?

— D’après le légiste, les marques sur le cou d’Helene ne correspondent pas à la corde avec laquelle elle s’est soi-disant pendue. Elle a été étranglée avec un lien plus fin.

Luke se frotta le front.

— L’homme qui a brûlé la maison de Granville est mort, la femme de Granville est morte, l’infirmière est morte. En résumé, nous avons vu disparaître tous ceux qui étaient susceptibles d’avoir rencontré le mystérieux associé que nous recherchons.

— L’associé en question se débarrasse des gêneurs, commenta Chase. La femme de Davis pourrait bien être la suivante sur sa liste Pete, tu l’as trouvée?

— Non, mais j’ai tout de même quelque chose et vous allez me dire ce que vous en pensez. J’ai reçu les enregistrements des caméras de surveillance des stations-service où Mme Davis se serait arrêtée pour appeler Kate. Mais on n y voit pas du tout Mme Davis. A l’heure où elle est censée avoir passé ses appels, il y a ce monsieur...

Il montra la photographie d’un homme bien charpenté, avec une barbe grisonnante, debout près d’un camion, le téléphone à l’oreille.

— C’est un chauffeur routier, s’étonna Luke.

Puis, brusquement, il comprit.

— Tu veux dire que c’est ce type qui appelait Kate avec le portable de Mme Davis? Tu crois qu’il tient la femme de Davis et ses enfants ?

— Nous avons lancé un avis de recherche, poursuivit Pete. Ça n’a rien donné pour l’instant, mais s’il roule sur une autoroute, la police finira bien par le repérer tôt ou tard.

— Espérons que ce sera tôt..., marmonna Chase.

— Il est possible que Mme Davis se cache, lança Mary McCrady, qui s’était contentée jusque-là d’écouter en silence. Si elle pense que ses enfants courent un danger... Une mère est capable de tout pour protéger ses enfants.

— On ne peut pas en être sûrs, fit Chase. Et la maîtresse de Davis, celle qui travaille à l’aéroport?

— Kira Laneer? fit Hank. Je ne l’ai pas encore interrogée.

— Et l’infirmière? intervint Luke. On n’a rien trouvé dans ses affaires ?

— Son téléphone, ses clés, son badge magnétique, fit Chase en montrant un sac en plastique sur la table. Tout est là.

— Sur son téléphone, on n’a relevé que ses empreintes, ajouta Ed. Le seul élément pertinent...

Il s’interrompit pour enfiler une paire de gants et sortit le téléphone du sac.

— C’est ce numéro... Elle a reçu un appel hier à 8 h 20, et cet appel provenait du numéro que Granville a contacté vendredi avant la catastrophe du bunker.

— Il s’agit probablement du numéro de l’associé de Granville. Pourquoi l’appelait-il ? Il la menaçait ?

— C’était Bobby, fit doucement Luke. Bobby l’a menacée, puis il l’a tuée.

— Et qui serait Rocky ? demanda Pete.

— Et si Bobby et Rocky étaient une seule et même personne ? proposa Nancy. Rocky, ça ressemble plutôt à un surnom.

— J’ai ici la liste des hommes de Dutton dont le prénom pourrait correspondre au diminutif Bobby, intervint Chase en montrant la liste que Luke lui avait envoyée dans la nuit. Nous avons des Bobby, des Robert, des Bob, des Rob...

— Montre-la-moi, demanda Chloe.

Elle la parcourut.

— Robert Michael Bowie ? Le sénateur Bowie ? Et son fils, Robert Michael Bowie ? Et Rob Davis ? L’oncle de Garth ?

— Le fils du sénateur est à peu près du même âge que Granville et Mansfield, fit Ed. Il s’est montré très coopératif quand nous avons fouillé la chambre de sa sœur, mais ça ne veut rien dire. Le sénateur n’est pas tout jeune, il va sur ses soixante ans, mais il est bien conservé et en forme.

— Suffisamment pour trancher la gorge de deux personnes jeunes et valides ? intervint Nancy.

— Il a pu payer quelqu’un, proposa Hank.

Luke se revit en train de dresser sa liste de Bobby. Il avait mis quelqu’un de côté, mais à présent...

— Et si Bobby était une femme ? lança-t-il sans préambule.

Tout le monde se figea.

— C’est une femme en noir qui a tué Kate Davis, poursuivit-il. Il y a aussi la femme du bunker...

— Mais Bobby, c’est un nom d’homme, fit remarquer Hank.

— Mme Garth Davis, articula lentement Pete. Elle s’appelle Barbara Jean. Bobby Jean.

— Ed ? fit Luke. Cette femme, au cimetière, elle mesurait combien environ ?

— Je dirais un mètre soixante-dix, avec ses chaussures de sport.

— Comme Mme Davis, fit remarquer Pete.

Il y eut un lourd silence, interrompu par des coups frappés à la porte.

— Entrez, fit Chase.

Susannah apparut sur le seuil. Elle tenait son ordinateur et ses yeux brillaient.

— Je l’ai trouvée, dit-elle.

— Qui ? demanda Luke. Bobby ?

Susannah battit des paupières.

— Non.

— Où est notre artiste ? s’étonna Chase.

— Elle a fini, répondit Susannah d’une voix qui s’impatientait, et elle a confié le portrait à Leigh, qui doit en faire des photocopies.

Elle soupira.

— Mais écoutez-moi, bon sang... J’ai trouvé notre jeune inconnue sur internet.

Elle posa son ordinateur sur la table.

— Je cherchais des filles dont le nom commençait par M et puis je me suis dit qu’elle nous avait peut-être donné son surnom, ou son nom d’usage. Alors j’ai tout repris depuis le début. Et elle est là, à la lettre B.

Luke contempla l’écran.

— Elle ne ressemble pas tellement à la fille qui se trouve en ce moment à l’hôpital, fit-il remarquer.

— Parce que celle de l’hôpital pèse quinze kilos de moins et qu’elle a le visage tuméfié. Je vous avais dit que vous ne seriez pas capable de la reconnaître. Mais moi, j’ai vu ses yeux, Luke. Son regard. C’est elle. Elle s’appelle Beatrice Monica Cassidy.

— Excellent travail, Susannah, la félicita Chloe.

— Et ce n’est pas tout. J’ai tapé son nom sur Google.

Elle fit apparaître une autre page.

— Alerte Amber..., dit-elle. On a enlevé sa sœur, Eugenie Cassidy, à Charlotte, dans la nuit de vendredi à samedi. C’est l’agent spécial Grimes qui est chargé de l’affaire. Est-ce que Charlotte figurait sur la carte de Mansfield, Nancy?

— Oui. Mansfield avait surligné un itinéraire vers Port Union, en Caroline du Sud, au sud de Charlotte.

Susannah contempla les visages autour de la table.

— Eh bien ? Qu’attendez-vous ? Appelez l’agent Grimes. Je vais à l’hôpital.

Elle fit mine de sortir, mais Luke la retint par le bras.

— Attends, dit-il.

Il ramassa sur la table la photo de la femme en noir, et une autre de Mme Davis.

— Regarde...

Susannah se figea.

— C’est bien la femme que j’avais remarquée le jour de l’enterrement de... Mais c’est Barbara Jean Davis, la femme de Garth !

Elle poussa un cri étouffé.

— Bobby Jean... Elle n’a donc jamais quitté Dutton.

— Regarde ses yeux, insista Luke.

Susannah pâlit.

— Les yeux de Daniel, murmura-t-elle. Ceux de notre père.