CHAPITRE 25

Les arbitres se retirèrent du centre jusqu’à la circonférence. Les champions s’avancèrent de la circonférence jusqu’au centre. Une immense clameur s’éleva des deux armées, cri de triomphe à l’ouest, cri de défi à l’est. Car Moranden se dressait aussi haut que les montagnes de sa naissance, massif et pourtant plein de grâce, avec des reflets d’or dans ses cheveux et dans les tresses de sa barbe. Près de lui, Mirain n’était pas plus grand qu’un enfant, frêle et lisse, avec encore des pouces et des kilos à gagner ; mais il n’égalerait jamais son adversaire en taille ni en poids. Et il avait renoncé à son unique avantage, l’épée et l’armure que constituait son pouvoir. Il n’avait pas même son torque pour défendre sa gorge.

Après avoir été au bord des larmes, Vadin était maintenant au bord du hurlement. Mirain regardait son adversaire comme un petit animal acculé, une ombre de sourire aux lèvres. De son côté, Moranden le fixait, réprimant un rictus dédaigneux. Et pourtant, comme ils étaient semblables, ces deux parents comparables par l’orgueil, hérissés et découvrant les dents – et s’engageant dans un combat à la vie à la mort. Et pour quoi ? Pour un mot, un nom et un bout de bois sculpté.

Ils furent lents à s’ébranler, comme si ce duel ne concernait que les yeux. Enfin, au bout d’un moment qui s’étira une éternité, Mirain dit :

— Je te salue enfin, mon oncle.

Moranden le toisa de la tête aux pieds, comme il l’avait fait le jour de son arrivée. S’il éprouva quelque regret, il ne le montra pas.

— Es-tu prêt à mourir, petit ?

Mirain haussa les épaules.

— Je n’ai pas peur de mourir. Et toi ? ajouta-t-il, penchant la tête.

— Ce n’est pas moi qui tomberai ici. Tu ne veux pas reconsidérer ma proposition, enfant ? Accepte ce que je t’ai offert autrefois. Retourne dans le Sud et laisse-moi ce qui m’appartient.

— Un marchandage ? dit Mirain, amusé. Eh bien, laisse-moi poser mes propres jetons sur le tapis. Abjure et livre-moi ton armée. Jure-moi fidélité comme à ton roi. Et quand le temps viendra, si tu prouves que tu en es digne, tu seras roi. Roi de Ianon, comme tu as toujours désiré l’être, uniquement soumis à moi, ton empereur.

— C’est bien là le hic, dit Moranden. Soumis à toi. Comment parviens-tu à grimper sur le trône des rois de la montagne ? Te perches-tu sur des coussins comme un enfant autorisé à s’asseoir à table ? Avec un tabouret, naturellement, pour que tes pieds ne balancent pas dans le vide. Je suppose que personne n’ose rire.

— Oh, non, dit Mirain. Personne ne rit de moi.

Tout en parlant, ils tournaient l’un autour de l’autre, genoux pliés, Mirain avec un petit sourire crispé, Moranden sans expression du tout. Il était léger dans ses mouvements pour un homme si grand, et vif ; et quand il frappa, ce fut avec la rapidité du serpent.

Mirain esquiva le coup, mais de justesse. Son sourire s’évanouit, reparu, transformé. Exclu de l’esprit de Mirain par le serment qu’il avait prêté – et, les dieux lui soient témoins, après tant de temps et de résistance, c’était devenu une seconde nature, de sorte que ce vide était pénible à supporter – Vadin pouvait lire sur le visage, les yeux et le corps de Mirain aussi facilement que ce jeune roi savait lire un livre. Son esprit s’était resserré et concentré, évacuant doute, douleur et terreur. Il n’y avait en lui aucune crainte, seulement une détermination farouche, et l’amorce d’une certaine délectation. Il était fort, il était agile, et, ah !, comme il aimait se battre.

Mirain s’immobilisa, en attente. D’un geste large, Moranden décocha un coup lent et dédaigneux, comme on envoie une taloche à son chien. Mirain esquiva en riant.

Il ne reçut pas un sourire en retour, mais un rictus.

— Aha ! On m’oppose à un danseur. Danse pour moi, petit prêtre. Impressionne-moi par ton art.

— Mieux encore, mon oncle : dansons ensemble.

Mirain se rapprocha, provocant ; et comme Moranden ne faisait pas un geste pour le saisir ou le frapper, il s’approcha plus près, mortellement près, comme si son audace avait eu raison de sa prudence.

Moranden frappa.

Mirain dansota juste hors de sa portée, la main sur la hanche.

— Adjan est plus rapide que toi, dit-il.

— Adjan s’abaisse à danser avec des esclaves et des enfants. Tu sais courir, bâtard de prêtresse. Sais-tu combattre ?

— Si tu veux, dit Mirain, de l’air d’un roi accordant une faveur à un vassal.

Moranden se redressa, abandonnant sa posture de lutteur, genoux pliés ; Mirain attendit. Le prince fit rouler ses larges épaules, emplit ses poumons, les vida. Avec aisance, d’un mouvement fluide, il prit une posture qui coupa le souffle à Obri, debout près de Vadin. Vadin vit seulement que c’était une posture d’une grâce mortelle, comme celle du chat s’apprêtant à bondir. Cela ressemblait à…

— La mort douce, dit Obri.

Il perdait le sang-froid dont il était si fier, son détachement de savant. Il était comme tous, à part Moranden et sa sorcière de mère, il était amoureux de Mirain.

— Le rebelle la pratique. Bien sûr, puisqu’il est des Marches et de l’Ouest.

Mirain ne trembla pas et ne recula pas. S’il vit qu’il affrontait un maître de l’art qui lui était propre, il était trop guerrier pour le montrer. Son corps se déplaça vers son centre de gravité, et s’immobilisa dans une posture de défense.

— Issan-ulin, murmura Obri. Le serpent-pourfendeur. Prie tous tes dieux, Vadin alVadin, que l’histoire que ton seigneur a racontée à Adjan ne soit pas qu’une fanfaronnade. Prie tes dieux qu’elle le sauve.

La prière de Vadin fut muette. Il n’avait pas l’œil ou l’esprit de nommer les mouvements de cette danse subtile, mais sa volonté égalait celle de l’étranger. Faites que Mirain soit sage, faites qu’il soit fort. Faites qu’il se défende bien avant de mourir.

Moranden traquait sa proie en silence, silence d’autant plus menaçant qu’il avait tant parlé au début. Mirain le surveillait, comme l’Issan-ulin surveille le serpent, à la fois farouche et méfiant, sans frapper.

Moranden lança sa main en un geste circulaire ; son pied suivit en un mouvement synchronisé, aussi gracieux qu’il était mortel. Mirain reçut la main sur le bras, la dévia, chancela et sauta en arrière, esquivant le pied.

Il y eut une pause, pendant laquelle ils se mesurèrent du regard. Moranden feinta. Mirain glissa hors de portée.

Moranden bondit. Mirain lui saisit l’épaule, puis la cuisse qui se levait, et souleva, balançant Moranden par-dessus sa tête, faisant volte-face à l’instant où Moranden quittait ses mains.

Le prince avait tournoyé en l’air, atterrissant un genou en terre et se relevant d’un bond. Au moment où Mirain se retournait, Moranden l’attrapa, enserrant sa taille d’un bras de fer, et refermant son autre main sur sa gorge. Moranden rit, d’un rire qui était à peine plus qu’un halètement, et le souleva plus haut, pour briser son corps.

Mirain se débattait, donnait des coups de pied, ouvrant la bouche pour aspirer un peu d’air, les yeux dilatés et vitreux. De toutes ses forces déclinantes, il donna un grand coup de tête dans la mâchoire de Moranden.

Moranden chancela ; Mirain tomba par terne et resta totalement sans défense pendant une éternité.

Son ennemi se dressa au-dessus de lui, levant le pied pour l’écraser. Mirain l’attrapa vivement, tint bon, le releva violemment. Moranden tomba sur le dos comme un arbre qui s’abat.

Mirain posa le genou sur la poitrine de son oncle et referma les mains sur son cou puissant, enfonçant ses deux pouces dans la trachée-artère. Moranden ne fit aucun effort pour le rejeter.

— Mon oncle, croassa Mirain, la gorge encore meurtrie, rends-toi et je te pardonnerai.

Les yeux de Moranden s’ouvrirent tout grands. Mirain soutint leur regard. Il haleta et se figea comme un homme victime d’un sortilège, ou comme un adolescent qui ne peut pas se résoudre à tuer. Vadin avait envie de hurler le nom d’Ymin. Mais sa gorge était paralysée, et Mirain était perdu. Avec un gémissement de protestation, il se jeta en arrière.

Son corps heurta brutalement le sol. Moranden se jeta sur lui de tout son poids. D’un effort désespéré, Mirain se déplaça de côté. Un poing le frappa comme un marteau, enfonçant son bras et son épaule dans la terre meuble, lui arrachant un cri aigu. La main de Moranden le saisit aux cheveux, libérant ses tresses enroulées en chignon, tordant douloureusement, le remettant debout d’une secousse. Il regarda Moranden dans les yeux. Avec une force brutale, le prince lui tira la tête en arrière.

Mirain semblait attendre la mort. Son bras gauche pendait, sans force ; son corps était agité de spasmes. Il souriait.

Moranden le rejeta loin de lui. Il chancela et tomba. Pourtant, il se releva, la joue sanglante d’avoir frappé des pierres. D’abord, il ne put pas se mettre debout. Avec une lenteur atroce, il se mit sur les genoux. Plus lentement encore, il se hissa sur ses pieds. Il avait les lèvres exsangues tant il souffrait.

Moranden l’observait à quelques pas de distance, bras croisés, rictus aux lèvres. Pourtant, il allait continuer un moment à jouer avec sa victime. À la harceler, à la tourmenter ; à lui apprendre tous les degrés de la souffrance. Alors – et alors seulement – il l’achèverait.

Mirain releva la tête. Ses yeux flamboyaient. Il sembla grandir, s’enfler d’une nouvelle force. Il leva les mains, la gauche à peine moins facilement que la droite, et glissa de l’avant. Issan-ulin une fois de plus, mais Issan-ulin piqué jusqu’à la fureur, avançant sur le Roi des Serpents.

Le mépris de Moranden vacilla.

— Oui, dit doucement Mirain. Oui, mon oncle. On ne joue plus. Maintenant, la vraie bataille commence.

Moranden lui cracha dessus.

— Imbécile et vantard ! Fils d’un dieu ou dieu toi-même, tu habites un corps qu’on trouve malingre même dans le Sud qui t’a élevé ; et tu as renoncé à ta magie. Tu ne peux pas faire plus que ne te permet ta chair. Et moi, dit-il, ouvrant tout grands les bras, je suis le Champion de Ianon.

— Vraiment ?

Mirain lui fit signe.

— Viens, ô Champion, viens me vaincre.

De nouveau, ils recommencèrent à se tourner autour. Aussi gracieux que sur une piste de danse, ils se rapprochèrent. Moranden était fort, mais Mirain était rapide dans la frappe, rapide dans l’esquive. Le coup de Moranden rencontra le vide, et il tituba.

Mirain frappa. Moranden chancela, agitant les bras pour retrouver son équilibre. Un poing effleura le front de Mirain, l’ébranlant sans l’abattre.

— Mon oncle, mon oncle, railla-t-il, où est ta force ?

Moranden siffla et se balança souple comme un serpent qui s’apprête à se détendre. C’était beau, c’était horrible, de voir ce grand corps musclé devenu d’une souplesse de contorsionniste. Lèvres retroussées, yeux luisants, mornes et froids où la mort se lovait.

Un instant, le courage de Mirain défaillit. Son visage se convulsa, comme si tous les coups reçus venaient l’assaillir en même temps. Moranden frappa.

Mirain para. Moranden avança, pieds ailés, mains fulgurant comme l’éclair. Cette figure aussi avait un nom dans l’Ouest. Loup cervier. Moranden était le loup féroce, Mirain le tendre agneau, courant en rond dans le cercle délimitant le terrain, devant les arbitres silencieux, les témoins muets et impuissants. Moranden passa devant sa mère, qui avait laissé tomber son voile, révélant un visage vieilli, couleur de cendre, profondément creusé par la souffrance que provoquait sa blessure. Elle sourit. Il ne la vit pas ou ne voulut pas la voir. Juste devant elle, Mirain se retourna, aux abois. La distance se réduisit encore entre les combattants ; ils s’empoignèrent à la limite du cercle, presque dessus.

Un reflet métallique brilla dans la main d’Odiya. C’était l’arme qui les avait tous mis en péril à Umijan, la dague noire de la déesse. Elle pivota en direction des combattants, hésita. Ils étaient enlacés comme des amants, membres enchevêtrés, n’offrant aucune cible distincte à la lame. Et le héraut regardait, sans faire un mouvement pour s’interposer.

— Fourberie ! s’écria Vadin. Trahison ! Arrêtez-la !

Il s’élança vers elle.

La lame bourdonna jusqu’à son zénith. Retomba. Sans main ni volonté pour la guider. Odiya dilatait des yeux immenses, stupéfaits et furieux. Debout près d’elle, son eunuque la soutenait d’une main. De l’autre, il tenait une lame sanglante.

— Trahison, oui, dit-il avec un calme parfait, à la fois pour Vadin et pour Odiya. Il est temps que le monde en soit débarrassé.

Elle découvrit les dents. Leva les mains. Un feu noir les emplit. Elle prononça un Mot. Le feu surgit, enflamma le corps desséché, le pétrifia. Mais l’eunuque riait.

— Tu vois, maîtresse, c’est moi qui gagne. Je suis enfin vengé. Tu ne sais même pas que tu es morte ?

Le feu bondit vers sa bouche ouverte. Voix et rire s’éteignirent. Mais alors même qu’il s’effondrait, Odiya se convulsa, son visage un masque de mort, son pouvoir s’écoulant de ses mains comme un sang noir, inutile, impuissant, inexorable. Elle leva les bras, comme pour griffer de ses ongles le ciel indifférent, les maudissant, rageuse, lui et son soleil meurtrier et la déesse dont le royaume s’étendait au-dessous de lui. Son pouvoir s’épuisait. Le poison se répandit dans son corps. Sa vie se renflamma, tremblota, chancela, se ranima, s’éteignit.

L’eunuque était mort quand il tomba, mais Odiya était morte avant de commencer à tomber.

Mirain et Moranden, debout, séparés, regardaient la scène, atterrés. Vadin, qui arrivait trop tard, brava la brume noire de la sorcellerie planant toujours au-dessus des morts, s’agenouilla près d’eux, fermant les yeux fixes du meurtrier et de sa victime, chacun d’eux étant à la fois l’un et l’autre. Le visage de la femme continuait à rager, même dans la mort. L’eunuque souriait avec une douceur terrible.

Moranden se pencha sur eux, un œil fermé par l’enflure, mais sans autre handicap apparent.

— Belle et perfide mégère.

Il lui cracha dessus, puis se baissa pour la baiser au front. Enfin, il pivota sur lui-même avec un rugissement étranglé.

Mirain, l’insensé, leva les mains.

— Mon oncle.

Il semblait n’avoir jamais été blessé, n’avoir jamais été à un cheveu de la mort, la dague noire de la déesse plongée dans son dos.

— Mon oncle, c’est terminé. Celle qui a voulu souiller ton honneur est morte. Viens. Faisons la paix. Règne avec moi.

Moranden rentra la tête dans les épaules. Il serra et desserra les poings. Secoué d’un spasme, il faillit tomber.

— Mon oncle, reprit Mirain, C’est elle qui t’excitait contre moi, qui se servait de toi comme d’un pion. À toi, à toi seul, je peux pardonner. Veux-tu partager le royaume avec moi ?

— Partager ! Pardonner !

La voix n’avait presque plus rien d’humain. Et le rire qui lui succéda l’était encore moins.

— Je la haïssais, misérable bâtard. Je la haïssais, mais je l’aimais, et à cause de toi, elle est morte. Que me laisses-tu, à part la vengeance ?

Moranden bondit. Il surprit Mirain à l’improviste. Mais pas complètement. Sous son assaut, le roi recula mais ne tomba pas. Et Mirain, lui ayant proposé la paix en cette extrémité, lui ayant manifesté l’indulgence d’un saint, n’eut plus aucune compassion. Il avait combattu avec passion et même avec colère dans le feu de la bataille. Maintenant, il avança sur lui en proie à une rage folle.

Moranden le regarda dans les yeux et y vit sa mort, comme Mirain vit sa mort dans les siens. Il rit de ce paradoxe et se fit un marteau de son poing. Mirain le saisit, pesa dessus de tout son poids, bousculant le grand corps massif, le déséquilibrant, tordant violemment le bras. Moranden hurla, lança son poing gauche. Mirain chancela sous le coup, ses lèvres fendues saignèrent. Il resserra sa prise, serrant les dents sous le sang et la terre. Il tordit plus fort.

L’os cassa. Moranden mugit comme un taureau. La force de ses soubresauts écarta le léger poids de Mirain, mais son bras était toujours prisonnier ; il souffrait le martyre. Il se jeta sur Mirain, tâtonnant de sa main valide, labourant le visage et le torse, cherchant les yeux. Il trouva les cheveux dénoués. Avec un grognement de triomphe, il les enroula sur sa main.

Mirain lâcha le bras blessé. Son visage, tendu sous la traction exercée sur ses cheveux, était dépouillé de toute humanité, masque terrible où les os pointaient sous la peau. Soudain, il s’avachit sur lui-même, le corps flasque. Moranden desserra un peu sa prise, penchant la tête pour regarder le visage amorphe. Deux mains jointes fulgurèrent, frappant sa mâchoire avec un craquement sinistre. Sa nuque craqua. Son corps s’arqua.

Une fois encore, Mirain se mit à cheval sur son torse. Sous lui, Moranden se débattait comme un poisson hors de l’eau, aussi violemment, aussi machinalement et aussi vainement.

Mirain avait les joues humides, et pas seulement de sang ; il sanglotait, et pas seulement de souffrance. De nouveau, il leva la massue de ses deux mains jointes et l’abattit de toutes ses forces, entre les deux yeux.

Il y eut un silence très long. Interminable. Mirain se releva en chancelant, s’éloigna du corps qui, enfin, ne bougeait plus. Les bras ballants aux côtés, aveuglé par ses cheveux en désordre, il pleurait comme un enfant.

Envoyant au diable le cercle, la Règle du Duel, Vadin franchit la ligne, tendant les mains vers les épaules tremblantes.

Mirain pivota, prêt à tuer. Mais toutes ses forces épuisées, il hésita, ses mains retombèrent. La raison revenait dans ses yeux.

— Vadin ?

Il avait du mal à parler.

— Vadin, je…

— Tout va bien, dit Vadin, la voix étranglée par les larmes qu’il refoulait. Tout va bien. Tu es vivant. Tu as gagné.

Mirain agitait la tête de droite et de gauche. Vadin lui entoura les épaules de son bras, le serra contre lui, essuyant la terre, le sang et les larmes d’un pan de sa cape. Mirain ne résista pas, apparemment oublieux des attentions de son écuyer.

— Je l’ai tué. Je ne… je voulais… je l’ai tué. Vadin, je l’ai tué ! dit-il d’une voix stridente.

Vadin rassembla son courage et le gifla. Le souffle coupé, Mirain releva la tête. Il ouvrit les yeux vers le ciel, vers Avaryan, clair, fort et immaculé dans un azur sans nuages.

— Je l’ai tué.

Maintenant il parlait avec calme, avec un chagrin raisonnable et maîtrisé.

— Il ira à son bûcher funéraire avec tous les honneurs. Les autres aussi. Même… même elle. C’était mon ennemie jurée ; elle a empoisonné mon grand-père, elle a assassiné ma bien-aimée, elle aurait détruit mon royaume. Mais c’était une grande reine.

Vadin ne pouvait rien dire ; il n’était pas le fils d’un dieu. Il n’avait pas le pouvoir de pardonner l’impardonnable.

Mirain baissa la tête, la releva. Il se redressa. Vadin le lâcha. Il fit face aux arbitres, tête haute, majestueux, malgré les larmes qui inondaient son visage.

— Faites votre office, ordonna-t-il.

Ils sortirent de leur transe. Le héraut se tourna vers l’ouest, bâton levé, pointe d’ambre en l’air luisant à l’amer éclat du soleil. Obri se tourna vers l’est, bout d’ivoire levé vers le ciel rayonnant de sa propre joie et proclamant la victoire de Mirain.

Ils se retournèrent vers le roi. Obri mit un genou en terre et lui baisa la main, hommage aussi rare qu’il était sincère. Mirain parvint à esquisser un sourire, qui s’évanouit aussitôt.

Très raide, le héraut serrait son bâton à s’en faire blanchir les phalanges. Il était en proie à une colère qui était mi-peur, mi-admiration, pour laquelle il se méprisait. Il se força à parler, les dents serrées.

— Tu as gagné. Tu dois me mettre à mort. C’est la loi. Je savais que Dame Odiya avait une arme.

Vadin eut envie de l’assommer. Ne voyait-il donc pas que Mirain était épuisé ? Il était allé jusqu’au bout de ses forces ; il n’en avait même plus pour se réjouir de son triomphe. Et pourtant, il lui restait tant à faire. Dix mille hommes hésitaient au bord de la guerre, leurs chefs encore sous le coup de la défaite de Moranden. C’était la seule chose, avec l’immobilité du héraut, qui les empêchait de charger.

Mirain posa sur le héraut des yeux où le feu du dieu était presque invisible sous la cendre.

— Toi et tout ton peuple, vous êtes maintenant liés à moi jusqu’à ce que la mort ou moi vous délivre. C’est un châtiment mieux adapté, et peut-être plus terrible, qu’une mort rapide.

Le héraut resta un long moment immobile. Puis il s’inclina de plus en plus bas, jusqu’à se prosterner. Sa voix résonna, forte comme si elle sortait de la terre même.

— Vive Mirain, roi de Ianon !

Les hommes de Mirain reprirent son cri en écho, frappant leur bouclier de leur lance, ébranlant le ciel par leurs acclamations.

L’Ouest restait silencieux. Inquiétant.

Puis, quelque part dans les rangs, une voix sonore s’éleva.

— Mirain !

Une autre voix reprit l’acclamation. Puis une autre. Et une autre. Cinq, dix, cent, mille. La vague sonore s’enfla, culmina, et déferla sur lui.

— Mirain ! Roi de Ianon ! Mirain !

Il s’éloigna des arbitres et de son témoin. L’armée de l’Ouest avançait vers lui, armes renversées, rythmant son nom. Mais il levait les yeux, fixant au loin les montagnes qui montaient à l’assaut du ciel. Une ombre planait au-dessus d’elles. Il leva sa main dorée.

— Un jour, dit-il, je t’enchaînerai.

Le Fou rompit enfin les liens que lui imposait sa volonté et fonça dans le cercle. Héraut, écuyer et chroniqueur s’écartèrent devant lui. À un cheveu de Mirain, les sabots ailés s’immobilisèrent. Les cornes s’abaissèrent, les narines palpitèrent à l’odeur de sang et de bataille. Obri posa légèrement la cape écarlate sur les épaules de Mirain ; Vadin rattacha le torque à son cou. Le Fou s’agenouilla. Mirain se mit en selle. Très doucement, le senel se releva.

De l’est, de l’ouest, de partout, les armées avancèrent vers eux, se rejoignirent, se mêlèrent. Une armée, un royaume. Et, au-dessus d’elle, un seul drapeau. L’étendard du roi de Ianon, portant en son centre un soleil.

Mirain plia sous le poids combiné de l’affliction, de la joie, de la royauté, et d’un triomphe arraché de justesse à la défaite. Et dans les profondeurs de son âme, la force regerma. Ses yeux s’éclairèrent. Il releva la tête, redressa les épaules, rejeta ses cheveux en arrière. Les armées rugirent son nom. Il sortit du cercle pour prendre possession de son héritage.