CHAPITRE 1
Debout sur les remparts, le vieux roi regardait en direction du Sud. Ses longs cheveux blancs flottaient au vent qui gonflait sa cape. Mais ses yeux ne cillaient pas, son visage restait impassible, aussi sévère et immuable qu’une statue taillée dans l’obsidienne.
Les murs tombaient à pic au-dessous de lui, pierre sur pierre, château et falaise sertis dans la verte Vallée, champs et forêts déferlant sur le bastion montagnard de la forteresse. Au nord, à l’ouest et au sud, les montagnes formaient une muraille ininterrompue. À l’est s’ouvrait la Porte d’Han-Ianon, col qui constituait l’unique accès au cœur de son royaume, entouré par les Tours de l’Aube. Les dieux eux-mêmes les avaient érigées voilà des temps immémoriaux, du moins le disait-on. Puis ils avaient disparu, laissant derrière eux ces monuments, merveilles du Nord. Elles étaient hautes, elles étaient imprenables, et elles étaient belles, construites en une pierre aussi rare que magnifique. Gris-argent à la clarté des lunes et des étoiles, blanc-argent à la lumière du soleil, elles rayonnaient à l’aube de toutes les couleurs du jour qui s’éveille : blanc, argent, rose, rouge sang et émeraude clair. Cette même pierre scintillait encore sous ses pieds, bien que le soleil fût maintenant haut dans le ciel, en équilibre au-dessus des Tours de l’Aube. C’était un bon présage, disaient les prêtres, que la pierre de l’aube eût gardé si longtemps son rayonnement. Contre toute raison, malgré tant d’années d’espérance sans espoir, il voulait encore y croire.
De son poste à la Porte Sud, Vadin voyait la haute silhouette, écrasée par la distance. Tous les matins, elle était là, entre le lever du soleil et la deuxième heure, par tous les temps, même au cœur de l’hiver ; elle était là depuis des années, disait le peuple, depuis avant même la naissance de Vadin.
Il réprima un bâillement. Monter la garde était le service le moins fatigant d’un écuyer royal, mais c’était aussi le plus ennuyeux. Et il manquait de sommeil ; il avait eu quartier libre la veille, avec deux écuyers, ses cadets, et ils avaient bu, joué aux dés, bu à nouveau. Il avait eu de la chance au jeu, et à la fin, il avait gagné le droit d’avoir la fille le premier. Cette fois, pensant à elle, ce fut un sourire qu’il réprima.
Qu’il réprima impitoyablement, jusqu’à ce qu’il devienne imperceptible. Le vieil Adjan, le maître d’armes, exigeait peu des jeunes vauriens qu’il instruisait. Simplement l’obéissance absolue à tous ses ordres, la perfection absolue à la caserne et à l’exercice, l’immobilité absolue quand ils montaient la garde. On pouvait bouger sous l’abri du casque ; on pouvait, à intervalles réguliers, faire les cent pas entre les deux piliers du portail, moment où l’on pouvait lever le regard vers la silhouette noire et floue du roi. Le reste du temps, on se transformait en une statue de pierre noire et de bronze poli, et l’on enregistrait le moindre mouvement autour de son poste. C’était un supplice au début, cette immobilité. Inexpérimenté, élevé en sauvageon au château de son père dans les montagnes d’Imehen, il n’avait pas imaginé plus grande torture que de rester debout en armure pendant des heures, la lance inclinée selon un angle et pas un autre, sous le soleil qui lui tapait sur la tête, la pluie qui le fouettait au visage, ou le vent qui le mordait jusqu’aux os. Maintenant, c’était devenu simplement monotone. Il avait appris à se mettre à l’aise tout en ayant l’air d’être au garde-à-vous, à laisser ses yeux observer par eux-mêmes en permettant à son esprit de vagabonder à sa guise. De temps en temps, son esprit revenait à ce qu’observaient ses yeux, contemplant les gens qui allaient et venaient dans la ville déployée au-dessous de lui. Certains s’approchaient du château, gamins admirant les grands gardes dans leur splendide uniforme – un devant chacune des entrées secondaires, et une demi-compagnie à la Porte des Dieux qui faisait face à l’est – serviteurs, touristes, et un noble par-ci par-là entrant ou sortant du château. Au début de la garde de Vadin, le Prince Moranden en personne était sorti avec toute une cohorte de seigneurs et de domestiques, vêtus et armés pour la chasse. Le fils du roi avait eu un regard pour le grand écuyer dégingandé en sentinelle, un signe de reconnaissance, un bref sourire. Homme fier que ce prince, mais jamais trop pour s’intéresser à un écuyer.
Vadin leva les yeux vers le soleil. Plus longtemps à attendre avant que Kav vienne le relever. Puis une heure d’équitation, une heure d’escrime, et le soir, il était de service auprès du roi. Honneur insigne que ce dernier devoir, rarement accordé à un écuyer dans sa première année. Adjan le lui avait annoncé d’un ton revêche, mais il était toujours revêche ; plus important, Adjan n’avait ajouté aucun sarcasme mordant. Il s’était contenté de grommeler :
— Reste pas bouche bée, mon garçon, et arrête de lambiner. Le soleil va se lever.
Ce qui signifiait qu’il était satisfait de sa recrue, la plus jeune et la plus inexpérimentée de toutes, les dieux seuls savaient pourquoi ; mais Vadin avait appris à ne pas discuter avec la fortune.
Pendant que son esprit ruminait, son œil avait enregistré de lui-même, indépendamment de sa volonté : la vieille servante de Dame Odiya détalant faire une course pour sa maîtresse ; un ancien du conseil et sa suite ; une bande de paysans venus au marché, prenant le temps de badauder devant l’éblouissante merveille qu’était le château. Quand ils redescendirent vers la ville, ils laissèrent derrière eux un homme, immobile au milieu de la route et qui fixait les remparts.
Non, pas un homme. Un garçon de l’âge de Vadin peut-être, ou d’un ou deux ans plus jeune, car sa barbe commençait juste à pousser. Il se tenait très droit, très fier, et n’était manifestement pas un paysan. Il ne pouvait être que Ianyen, noir d’ébène qu’il était, pourtant il était vêtu comme les gens du Sud, d’un pantalon et d’une veste, et il portait au côté une courte épée de la même origine. La flamme d’or qu’il portait au cou, torque de prêtre du Soleil, et le large serre-tête blanc le désignaient comme un initié faisant son voyage de sept ans. Il semblait jeune pour cela, mais pas trop ; et cela expliquait ce visage de Ianyen surmontant la vêture des Cent Royaumes. Les pantalons étaient sans doute une punition pour une infraction quelconque.
Le prêtre cessa de contempler les remparts et se mit à marcher, se rapprochant de la porte. Vadin cilla. Était-ce le monde qui chancelait, ou alors…
Si l’entraînement de Vadin ne lui avait pas été inculqué jusqu’aux moelles, il aurait éclaté de rire. Ce garçon au visage de seigneur montagnard, qui se comportait comme s’il dépassait tout Han-Ianon, était à peine plus grand qu’un enfant. Plus il approchait, plus il semblait petit. Puis il leva les yeux, et le souffle de Vadin s’arrêta. Ils étaient pleins de… ils flambaient de…
Ils se détournèrent. Ce n’était plus qu’un prêtre déguenillé en pantalon, qui n’arrivait même pas à l’épaule de Vadin. Et Vadin se battit les flancs pour se réveiller. L’inconnu avait presque franchi la porte. Avec une hâte qui aurait fait froncer les sourcils à son maître d’armes, Vadin abaissa sa lance pour lui barrer le chemin. L’étranger s’arrêta. Il n’était pas effrayé ; pas visiblement furieux. Il aurait plutôt eu l’air amusé.
Grands dieux, comme il était hautain ! Vadin prit son ton le plus dur, qui était aussi le plus grave, et tonna de la façon la plus satisfaisante :
— Au nom du roi, halte-là, étranger. Tu viens des Cent Royaumes ?
— Oui.
La voix du prêtre était aussi étonnante que ses yeux, une bonne octave plus grave que celle de Vadin, mais claire comme le cristal, avec les douces inflexions du Sud.
— Oui, j’en viens.
— Alors, je dois te conduire devant Sa Majesté.
Immédiatement, spécifiait l’ordre, sans exception, indépendamment de tout autre ordre ou devoir. Sous le masque stoïque de la sentinelle, Vadin commençait à s’amuser. Il eut l’immense satisfaction de héler un guerrier armé, et chevalier adoubé en plus, et de lui ordonner – avec tout le respect qui lui était dû – de garder la porte jusqu’à l’arrivée de sa relève.
— Service du roi, dit-il, ayant soin de ne pas prendre un ton trop joyeux. Ordre permanent.
L’homme n’eut pas à demander lequel. Le torque et le pantalon le renseignaient assez.
Leur propriétaire observait tout cela avec à peine l’ombre d’un sourire. Alors que Vadin aurait dû le conduire, il s’arrangea pour passer devant et avança sans hésitation, sans demander son chemin. Il avait une démarche souple de chasseur, étonnamment rapide, qui balançait doucement la longue tresse noire lui tombant dans le dos jusqu’à la taille. Vadin dut allonger le pas pour rester à son niveau.
Le roi tourna le visage vers le cruel soleil. Une fois de plus, il montait vers le zénith ; une fois de plus, il ne lui apportait aucun espoir. Autrefois il l’aurait maudit, mais le temps avait émoussé en lui la rage comme tant d’autres choses. Même le présage de la pierre de l’aube ne voulait rien dire. Elle ne reviendrait pas.
— Monseigneur.
L’habitude et la royauté le firent lentement se retourner, avec une dignité royale. L’un de ses écuyers se tenait devant lui, en armure de sentinelle. Le nouveau, le petit seigneur d’Imehen, sur lequel, contre son habitude, Adjan fondait de grands espoirs. Avec son garde-à-vous impeccable, il faisait honneur à son maître.
— Sire, dit-il, d’un ton assez clair quoique avec un peu de raideur, un voyageur est arrivé des Cent Royaumes. Je te l’amène comme tu l’as ordonné.
Le roi vit alors l’inconnu, perdu jusque-là dans l’ombre du garde, ombre lui-même, petit, mince et noir. Mais quand il releva la tête, le grand garde rapetissa au point de disparaître. Il avait un visage qu’on n’oublie pas, finement ciselé, avec une fierté d’oiseau de proie, ni beau ni laid, mais simplement et suprêmement lui-même. Ses yeux rencontrèrent ceux du roi sans ciller, avec une assurance et un calme royaux ; il sourit presque, mais pas tout à fait.
Presque, mais pas tout à fait, le roi lui rendit son sourire. L’espoir renaissait une fois de plus. S’enflait, tremblait au bord de la peur.
Le garçon s’éloigna du garde, d’un pas seulement, comme pour se débarrasser de sa présence importune. Quelque chose dans ce mouvement trahit la tension sous-jacente. Pourtant, il parla d’une voix égale et, contrairement à son visage, très belle.
— Je te salue, monseigneur, et je loue la courtoisie de ton serviteur.
Le roi regarda Vadin, qui eut soin de rester inexpressif.
— Lui as-tu résisté ? demanda le roi à l’étranger.
— Pas du tout, monseigneur. Mais, ajouta le garçon avec son demi-sourire, je me suis montré quelque peu hautain.
Vu la lueur dansant dans les yeux de l’écuyer, ce n’était rien moins que la vérité. Le roi réprima un éclat de rire, en vit le reflet dans les yeux clairs et brillants, et le perdit dans un élancement du souvenir et d’une très, très ancienne douleur. Il n’avait pas ri ainsi, ni rencontré une telle joyeuse intrépidité depuis…
Sa voix résonna, dure et tranchante.
— Tu es des Cent Royaumes, mon garçon ?
— D’Han-Gilen, sire.
Le roi prit une profonde inspiration. Son visage ne s’était pas radouci. Pourtant, son cœur battait à grands coups dans sa poitrine.
— D’Han-Gilen, dit-il. Dis-moi, mon garçon, as-tu entendu parler de ma fille ?
— De ta fille, monseigneur ?
La voix était calme, mais les yeux s’étaient déplacés, et contemplaient maintenant les étendues méridionales d’Han-Ianon.
Le roi suivit son regard.
— Autrefois, j’avais une fille. À sa naissance, j’en fis mon héritière. Quand elle était encore jeune fille, je la consacrai au Soleil. Et quand elle devint femme, elle s’en alla comme le doivent tous les enfants du Soleil, pour accomplir le voyage de sept ans des prêtresses. Le voyage terminé, elle aurait dû revenir, prêtresse et sage, avec des histoires merveilleuses à raconter. Mais sept ans passèrent, et sept autres encore, et elle ne revint pas. Et à présent, sept ans ont passé trois fois, aucun homme ne l’a vue, et elle ne m’a pas donné signe de vie. Je n’ai entendu que des rumeurs contradictoires, des histoires d’étrangers venus du Sud. Une prêtresse du Nord, voyageant dans les Cent Royaumes, aurait renoncé à ses vœux et à son héritage pour épouser un prince du Sud ; mais non, elle aurait dédaigné le prince pour régner en grande prêtresse dans le Temple du Soleil d’Han-Gilen ; elle serait devenue folle et voyante, et aurait annoncé que le dieu lui avait parlé dans ses visions ; elle serait… morte.
Il y eut un silence. Brusquement, le roi se retourna, sa cape tournoyant autour de lui.
— Fou, dit-on de moi. Fou, parce que je viens ici, jour après jour, année après année, priant pour le retour de ma fille. Je deviens vieux et mourrai bientôt, mais je ne nomme pas d’héritier, alors que mon fils emmène mes jeunes guerriers à la chasse, ou dort près de sa dernière conquête. Homme fort que le Prince Moranden de Ianon, grand guerrier et meneur d’hommes. Il est plus que digne de s’asseoir sur le trône.
Le roi découvrit les dents, davantage rictus que sourire.
— Aucun homme ne devrait pleurer ainsi une fille quand un tel fils orne sa demeure. Ainsi disent les hommes. Ils ne le connaissent pas aussi bien que moi.
Il serra les poings, durs et noueux, maigres comme des serres d’aigle.
— Jeune homme ! Sais-tu quelque chose de ma fille ?
Le jeune prêtre avait écouté, impassible. À ces mots, il fouilla dans sa besace et en sortit un objet scintillant, un torque d’or et de cuivre montagnard torsadés.
Le roi chancela. De jeunes mains fortes le soutinrent, l’aidèrent à s’asseoir sur le parapet. Il vit vaguement le visage penché sur lui, calme et immobile ; mais une ancienne douleur assombrissait ses yeux.
— Morte, dit-il. Elle est morte.
Il prit le torque entre des mains qui ne parvenaient pas à maîtriser leur tremblement.
— Depuis quand ?
— Cinq hivers.
Sa colère flamba.
— Et tu as attendu si longtemps ?
Le garçon releva le menton ; ses narines palpitèrent.
— Je serais venu plus tôt, monseigneur, mais il y avait la guerre et on me l’a interdit, tous les hommes étaient nécessaires. Ne me reproche pas ce qui n’est pas de mon fait.
Il y avait un temps où un garçon, et même un homme fait, aurait été fouetté pour une telle insolence. Mais le roi ravala sa colère de crainte qu’elle n’éteignît son chagrin.
— Qu’était-elle pour toi ?
Le garçon le regarda dans les yeux.
— C’était ma mère.
Le roi était au-delà du choc, au-delà de la surprise. Car cette rumeur aussi était parvenue jusqu’à lui : elle avait mis un fils au monde. Et pour une prêtresse unie au dieu et concevant un enfant d’un simple mortel, le châtiment était la mort. La mort pour elle, pour son amant, et pour leur descendance.
— Non, dit le jeune étranger, dont tous les traits la rappelaient d’une façon poignante. Elle n’est pas morte pour moi.
— Comment, alors ?
Le garçon ferma les yeux, en proie à une douleur aussi vive et profonde que celle du roi ; sa voix s’éleva, douce comme s’il ne lui faisait pas confiance.
— Sanelin Amalin était une très grande dame. Elle arriva à Han-Gilen à la fin de la guerre contre les Neuf Cités, quand tout le peuple pleurait la mort du prophète du prince qui était aussi son frère bien-aimé. Elle se dressa au milieu des rites funéraires, et prédit le destin de la principauté, et le Prince Rouge en fit sa prophétesse. Peu après, sa grande sainteté la fit accepter au temple d’Han-Gilen. Nulle ne fut plus sainte et plus profondément vénérée. Pourtant, certains la haïssaient pour cette sainteté même, et parmi eux, celle qui était la grande prêtresse avant la venue de Sanelin, femme dure et fière qui avait cruellement traité l’étrangère et avait été déposée pour cette raison. Dans l’obscurité des lunes, il y a cinq hivers, cette femme et certains de ses partisans l’attirèrent hors du temple sous prétexte d’une maladie qu’elle seule pouvait guérir. Je crois… je sais qu’elle vit la vérité. Pourtant, elle sortit. Je la suivis, le prince sur mes talons. Nous sommes arrivés trop tard. Ils me jetèrent à terre et m’assommèrent, blessèrent cruellement mon seigneur, frappèrent ma mère au cœur, et s’enfuirent.
Il prit une inspiration saccadée.
— Ses dernières paroles furent pour toi. Elle souhaitait que tu aies connaissance de sa gloire, de sa mort. Elle dit : « Mon père m’aurait faite à la fois reine et prêtresse. J’ai été davantage que l’une et l’autre. Il me pleurera, mais je crois qu’il comprendra. »
Le vent soupira sur les pierres. Vadin remua, dans des crissements de cuir et de bronze. Dans le monde d’en bas, des enfants braillèrent, un étalon hennit, et une voix de fausset beugla une chanson à boire. Très bas, le roi dit :
— Tu racontes une noble histoire, étranger qui te dis mon parent. Pourtant, bien que je sois peut-être fou, je ne radote pas encore. Comment se fait-il qu’une grande prêtresse ait engendré un fils ? Avait-elle renoncé à ses vœux ? Avait-elle épousé le Prince Rouge d’Han-Gilen ?
— Elle ne renonça jamais à ses vœux, et ne fut que l’épouse d’Avaryan.
— Tu parles par énigmes, étranger.
— Je dis la vérité, monseigneur grand-père.
Les yeux du roi flamboyèrent.
— Tu es fier pour quelqu’un qui, de ton aveu même, n’est le fils d’aucun homme.
— Ce que tu dis est vrai.
Le roi se leva. Il était très grand, même parmi ceux de son peuple ; il dominait de très haut le garçon, qui pourtant ne trahissait aucune crainte. Cela aussi, c’était Sanelin : il était petit comme sa mère originaire de l’Ouest, et malgré tout absolument indomptable.
— Tu es son portrait même. Comment ?
Sa main serra l’épaule du garçon avec une force cruelle.
— Comment ?
— Elle était l’épouse du Soleil.
Si brillants étaient ces yeux, si brillants et terribles.
Le roi abaissa devant eux toutes ses défenses.
— C’est un titre. Un symbole. Les dieux ne marchent pas dans le monde comme autrefois. Ils ne couchent pas avec les filles des hommes. Pas même avec celles qui sont saintes, leurs prêtresses. Plus de nos jours.
Le garçon ne dit rien, leva seulement les mains. La gauche saignait, aux endroits où les ongles s’étaient enfoncés dans les chairs. La droite ne pouvait pas saigner. De l’or y flambait, le disque du Soleil entouré de ses rayons emplissait tout le creux de la paume.
Le roi cligna des yeux devant son éclat. Une sainte terreur menaçait de l’anéantir. Mais il était fort et il était roi ; il faisait remonter son lignage aux fils de dieux inférieurs.
— Il est venu, dit l’enfant du grand dieu, lors de sa vigile au Temple d’Han-Gilen, où se trouve son image la plus sacrée. Il vint et il l’aima. De cette union, je fus conçu ; quant à elle, elle souffrit et fut glorifiée. On peut dire qu’elle en est morte, de l’envie de ceux qui se disaient saints eux-mêmes mais ne pouvaient supporter la vraie sainteté.
— Et toi. Pourquoi t’ont-ils laissé vivre ?
— Mon père m’a défendu.
— Pourtant il l’a laissée mourir, elle.
— Il l’a prise près de lui. Elle en fut heureuse, monseigneur. Si tu avais pu la voir – mourant, elle rayonnait et elle riait d’allégresse. Elle avait enfin son amant, tout à elle à jamais.
Il rayonnait lui-même en parlant, rayonnement à peine atténué par le chagrin.
Le roi ne pouvait pas participer à cette radiance. Ni l’étranger la soutenir pendant longtemps. Il laissa retomber ses mains, voilant l’éclat du signe divin. Sans lui, il n’était pas différent d’un voyageur ordinaire, déguenillé et las, cuirassé d’un orgueil qui avoisinait le défi. Il garda la tête haute, le regard ferme, mais ses poings se fermèrent à ses côtés.
— Monseigneur, dit-il, je ne te demande rien. Si tu le veux, je m’en irai.
— Et si je te demande de rester ?
Les yeux noirs s’allumèrent. Les yeux de Sanelin, pleins du feu du soleil.
— Si tu me demandes de rester, je resterai, car c’est la voie que le dieu m’a tracée.
— Non le dieu seul, dit le roi.
Il leva une main comme pour toucher l’épaule du garçon, mais le mouvement avorta.
— Va, maintenant. Prends un bain ; tu en as grand besoin. Mange. Repose-toi. Mon écuyer veillera à satisfaire tous tes désirs. Puis je te parlerai encore.
Comme ils obéissaient :
— Comment t’appelle-t-on, mon petit-fils ?
— Mirain, monseigneur.
— Mirain.
Le roi savoura le nom.
— Mirain. Elle a bien choisi.
Il se redressa.
— Qu’est-ce qui te retient ? Va !