CHAPITRE 17
Mirain aurait volontiers festoyé jusqu’à l’aube, et les seigneurs et roturiers en avaient bien l’intention, mais le soleil était à peine couché qu’Ymin donna à Vadin le signal qu’elle l’avait averti d’attendre. Mirain avait bu beaucoup plus qu’il ne mangeait, pourtant il était loin d’être soûl ; gai, pourrait-on dire, et joyeux, et plus prodigue que jamais de la magie de sa présence. Sa cape jetée sur le dos de son siège, il se penchait sur la table pour regarder une danse du feu, tout en plaisantant avec un seigneur assis non loin de lui. Quand Vadin lui toucha l’épaule, il décocha même un trait d’esprit et but une longue rasade. Il se retourna, riant et scintillant, et sa seule proximité suffit à faire flancher les genoux de Vadin.
— Mon… monseigneur, balbutia Vadin, qui n’avait jamais balbutié depuis son sevrage. Sire, tu dois…
L’éclat de diminua pas, mais son regard se concentra, un peu inquiet.
— Des problèmes, Vadin ?
Il éclata de rire. D’un rire un peu hésitant.
— Non, par tous les dieux ! Mais il est temps de partir, monseigneur.
— Partir !
Mirain fronça les sourcils.
— Suis-je un enfant pour aller me coucher avec le soleil ?
Vadin s’était enfin ressaisi, et il sourit.
— Bien sûr que non, monseigneur. Tu es le roi, et il y a encore une chose à laquelle tu dois apposer ton sceau ; il vaut mieux que tu le fasses avant que quiconque s’en avise. D’ailleurs, laisse ici ta cape ; tout le monde pensera que tu es allé à la toilette.
Un instant, Vadin crut que Mirain allait résister. Mais il savait sûrement ce qui se passait ; il était Fils du Soleil, il savait tout. Sauf qu’il se conduisait comme s’il ne savait rien. Était-il possible que…
Il le suivit, lentement, mais il le suivit. Il usa peut-être de magie, car personne ne sembla remarquer son départ. Vadin le conduisit dans un passage derrière le trône, le fit monter jusqu’à la porte cachée et aux appartements qui étaient maintenant les siens. Certaines de ses affaires s’y trouvaient déjà, mais son empreinte était encore faible, au regard de la forte présence encore perceptible de celui qui n’était plus.
Vadin n’avait pas conduit Mirain là pour ruminer sur la mort. Il se tourna vers la chambre à coucher, ouvrit la porte et s’effaça.
— Monseigneur, dit-il.
Si Mirain commençait à comprendre, il avait trop bu pour hésiter. Il entra dans la grande chambre à l’austérité doucement éclairée par des lampes, à l’air parfumé de fleurs.
D’autres l’avaient précédé. Neuf, compta Vadin de la porte. Dix avec Ymin. Dix femmes, assises, debout ou à genoux, attendaient dans le scintillement de leurs bijoux. Une ou deux lui étaient familières, vierges servant le roi au bain, et maintenant parées comme il convenait à leur rang. Vadin en reconnut plusieurs autres de la Cour et du château, et au moins une qui faisait partie des invités du Solstice d’Été, et qui était restée pour les obsèques et le couronnement. Il y en avait même une portant un collier d’esclave, mais elle avait le regard hardi, et, fille de la nuit au teint de velours, c’était l’une des plus belles.
Mirain s’immobilisa sous leur regard, presque comme il l’avait fait sous l’arche avant de revendiquer le trône. Vadin l’entendit ravaler son air, vit les muscles de son dos se tendre.
Ymin lui sourit.
— Oui, monseigneur. Il reste encore une épreuve pour parfaire l’avènement du roi. En ma qualité de chanteuse sacrée, j’ai autorité pour te délier du vœu qui te lie ; en tant que chanteuse du roi, j’ai juré d’accepter le témoignage de la dame que tu choisiras. Ou des dames, ajouta-t-elle, avec une nuance de malice.
— Je ne souhaite pas participer à ce rite, répondit Mirain d’une voix blanche.
— Tu le dois, monseigneur. C’est prescrit. Ianon sait maintenant que tu es un homme, et que tu n’as aucune infirmité préjudiciable au pays. À présent, tu dois prouver ta force. Il fut un temps où tu l’aurais fait dans les champs, à la belle étoile, répandant une partie de ta semence sur la terre même.
— Et maintenant ?
— Tu n’as qu’à satisfaire ton élue. Qui me satisfera en m’assurant que tu as fait ton devoir, et j’en porterai témoignage devant ton peuple.
— Et… si j’échoue ?
— Tu n’échoueras pas.
Elle parlait avec assurance, s’avança, mains tendues, et s’inclina très bas.
— S’il te plaît, monseigneur. Ton torque.
Il y porta la main.
— Je ne peux pas…
Il s’interrompit, se dépouilla de tous ses bijoux qu’il jeta à ses pieds. Mais pas de sa robe ni de son torque. Enfin, avec une visible répugnance, il en ouvrit le fermoir et posa le torque sur ses deux mains. Il prononça des mots en une langue que Vadin ne connaissait pas, qu’il psalmodia vite et très bas, presque avec colère.
Ymin tendit les mains, chanta sur le même mode, dans la même langue sonore. Avec révérence, elle prit le torque, le baisa, le salua, puis le rattacha à son cou.
C’est aussi simple que ça ? s’étonna Vadin.
Il semblait que oui. Mirain prit une profonde inspiration, et son attitude exprima un peu de regret, une grande crainte, et un immense soulagement. Mais il aurait préféré mourir que d’avouer ces deux derniers sentiments. Et quand il parla, il fut tout à fait lui-même.
— Pourquoi m’offre-t-on un choix si difficile ? Neuf dames de si grande beauté… comment choisir ?
— Un roi doit toujours choisir, dit Ymin, avec une douceur sous laquelle perçait la dureté de l’acier.
Il temporisait, c’était évident. Nerveux comme une vierge, et sans doute n’était-il pas loin de l’être ; et maintenant, il devait faire ses preuves dans ce domaine, après des années d’abstinence, avec de graves conséquences si son corps lui jouait un mauvais tour. Vadin souhaita désespérément pouvoir faire quelque chose. N’importe quoi.
Il n’était même pas censé être là. Il se mordit la langue, serra le poing et s’obligea à rester en dehors de tout ça. Mirain était Mirain, après tout. Et Ianon avait besoin d’un roi fort.
Mirain se ressaisit d’un seul coup, et rit, presque avec désinvolture.
— Eh bien, je vais choisir ; et puisse le dieu guider ma main.
Il passa les jeunes filles en revue, s’arrêtant devant chacune, lui prenant la main, lui adressant quelques mots. Il s’arrêta le plus longtemps devant la princesse dorée du bain, dont il alla jusqu’à baiser les mains, et elle le regarda, le cœur dans les yeux. Mais il ne prononça pas le mot qui aurait scellé son choix. Il recula, et elles attendirent, respirant à peine. Puis il se tourna vers Ymin et lui tendit la main.
— Viens, dit-il.
Un silence stupéfait suivit. Même Ymin ne s’attendait pas à cela. Sans doute se moquait-il d’elle, il se vengeait de l’épreuve qu’elle lui imposait.
Elle dit ce qu’elles pensaient toutes.
— J’ai plus de deux fois ton âge.
— Et une bonne tête de plus que moi, acquiesça-t-il de bonne grâce. Tu n’es plus une jouvencelle, mais tu es mon élue.
De nouveau il lui tendit la main.
— Viens, chanteuse.
Si elle pensa à des protestations, elles moururent avant d’arriver à ses lèvres. Calme et tranquille, elle renvoya les jeunes filles choisies avec tant de soin et si peu d’effet, chargeant Vadin de les protéger. Fermant la porte, il les vit face à face, le roi et la chanteuse, en une attitude qui ressemblait plus à la guerre qu’à l’amour.
— Pourquoi ? demanda Ymin quand ils furent seuls.
Elle était toujours calme, mais le masque commençait à se craqueler.
Cette faiblesse sembla raffermir Mirain. Il haussa les épaules et sourit.
— Je te désire.
— Pas la Princesse Shirani ?
— Elle est ravissante ; mais elle a peur de moi aussi, ce qu’elle appelle amour. Et ce soir, je ne suis pas d’humeur à affronter le saint respect d’une vierge.
Son visage s’assombrit.
— Est-ce que je te répugne ? Je sais que je n’ai pas de beauté, que je suis trop jeune pour être un bon amant, et trop petit pour avoir belle allure près de toi.
— Non !
Elle saisit ses mains dans les siennes et les serra très fort.
— Ne dis jamais de telles choses. Ne les pense même pas.
— On m’a appris à dire la vérité.
— La vérité, oui. Mais ce que tu viens de dire est faux. Mirain, mon cher seigneur, ne sais-tu donc pas que tu es beau ? Tu possèdes ce qui, près de toi, fait paraître ordinaire même la ravissante Shirani. L’éclat, la splendeur. La magie. Et de très beaux yeux dans un visage plein de caractère, et un corps où je ne trouve aucun défaut.
— Absolument aucun ?
— Peut-être, dit-elle d’un ton pensif, que si je le voyais tout entier…
— Ne l’as-tu pas déjà vu ?
— Ah, mais c’était pendant l’investiture, et j’étais aveuglée par le dieu dans tes yeux. J’aimerais voir l’homme, puisqu’il s’est obstiné à me choisir.
Il se dégagea, se débarrassa de sa robe et se laissa examiner. Elle le contempla longuement, l’air très satisfaite, et sourit.
— Aucun défaut, monseigneur. Aucun.
— Chanteuse à la langue de miel.
Il détacha la ceinture d’Ymin, les mains mal assurées.
— J’espère, Dame Ymin, que ta pudeur n’est que pour la foule.
— Monseigneur, je suis très licencieuse.
Elle se débarrassa de sa lourde robe, téméraire maintenant qu’elle n’avait plus à se cacher, et détacha ses cheveux. Leur masse tomba lourdement, cascadant comme de l’eau jusqu’à ses pieds. Elle l’entendit ravaler son air de surprise, et elle rit. Mais quand il la toucha, elle frémit, leurs yeux se rencontrèrent et elle s’affaissa dans le lac de ses cheveux. Il referma les bras sur elle, et la sentit trembler.
— Tu n’aurais pas dû me faire cela, monseigneur.
— Mon nom est Mirain.
Elle releva la tête, en un mouvement emporté.
— Monseigneur !
— Mirain, répéta-t-il, doux et implacable. Le royaume ordonne que je fasse cela, et le dieu ordonne que tu sois mon élue, mais je ne veux pas être monseigneur pour toi. Sauf si tu souhaites que j’échoue.
Le cœur d’Ymin se serra. La vérité lui avait enfin échappé. Il agissait sur l’ordre du dieu. Pas de sa propre volonté. Pas par désir, et encore moins par amour. Que son corps réagît à sa beauté, c’était pur désir physique ; cela ne signifiait rien.
Elle savait que son visage était calme ; mais ce n’étaient pas les visages qu’il lisait. Il la regarda, interdit, et s’écria :
— Non, Ymin, non ! Maudite soit ma langue maladroite. Le dieu m’a guidé, je l’avoue, mais seulement parce que, livré à moi-même, je n’aurais pas osé. C’était tellement plus facile de choisir l’une de ces vierges adorantes, de faire mon devoir et de la renvoyer. Avec toi, c’était plus difficile. Parce que tu les surpassais toute, corps et âme, par ton éclat. Parce que… parce que avec toi ce ne serait pas seulement un rite et un devoir. Avec toi, j’aurais l’amour.
Elle leva la main et lui caressa la joue.
— Maudit sois-tu, mage et voyant, dit-elle doucement.
Il baisa sa paume.
— Enfant, dit-elle.
Il sourit.
— Insolent garnement. J’ai une fille à peine plus jeune que toi, et je lui donnerais la fessée si elle me regardait comme toi.
— Ce serait consternant qu’elle le fasse.
Sa main trouva son sein, auquel il fit l’hommage d’un baiser.
— Comme tu es belle.
— Et si vieille.
— Et moi si jeune, et comme cela a peu d’importance.
Il baisa l’autre sein, et le creux tiède entre eux deux, et la douce courbe de son ventre. Le corps d’Ymin vibrait partout où il le touchait ; protestait quand il s’écartait. Se remit à vibrer quand il la guida vers le lit. L’esprit d’Ymin, renonçant à toute résistance, se mit à chanter lui aussi. Mélodie parfaite dans sa pureté, où son seul nom revenait toujours, simplement et éternellement, sans être souillé des mots de roi ou de monseigneur. Il vit ; il sut. Et son feu l’inonda et l’engloutit.
Vadin bâilla, s’étira, et sourit au plafond de sa nouvelle chambre. Jayida aux yeux hardis était retournée vers sa maîtresse, l’une des anciennes dames du vieux roi. Mais elle avait promis de revenir le voir. Et elle n’avait pas semblé trouver qu’elle perdait au change. Après tout, avait-elle dit, le roi était un demi-dieu et un prêtre complet, ce qui augurait mal de lui en tant qu’amant. Tandis que l’écuyer du roi…
Toujours souriant, il s’assit dans son lit, rejetant en arrière ses cheveux défaits. Aucun son ne venait de la chambre royale. Il ouvrit la porte sans bruit et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Et sursauta comme un voleur. Mirain était sur le seuil et riait, nu et ébouriffé, mais un peu mieux réveillé.
— Bonjour Vadin, dit-il. T’a-t-elle bien servi ?
Vadin cilla. Il avait bien pensé qu’il usurpait une femme choisie pour le roi. Elle l’avait raillé quand il lui avait confié ses scrupules. Mais il y avait des contrées où il aurait payé de son sang les plaisirs de sa nuit.
Mirain l’embrassa avec une sincère exubérance, l’entraîna dans la salle de bains, heureusement vide de ses officiantes, le poussa dans la baignoire et y sauta après lui dans une gerbe de gouttes. Vadin refit surface en crachant, pas encore prêt à se joindre au jeu.
— Monseigneur, je…
— Monseigneur, tu es pardonné, elle est à toi, tu peux prendre ton plaisir avec elle. Veux-tu que je l’affranchisse pour toi ? Je peux le faire.
Mirain était joyeux, exubérant, heureux, sachant qu’il était roi, qu’il était libre, qu’il pouvait faire ce qu’il voulait. Vadin cligna ses yeux embués de larmes.
— Je ne crois pas… ce n’était que pour une nuit. Si je devais demander une femme, ce serait Ledi. Mais…
— Mais, dit Mirain, reprenant son sérieux, tu ne veux pas de cadeaux. Aujourd’hui, quand je tiendrai ma Grande Audience, j’accepterai le serment de fidélité de tous les seigneurs, des soldats, des pages et des domestiques. Et des écuyers qui ont servi mon grand-père. Aimerais-tu les retrouver ? Tu n’as plus besoin de t’occuper de moi tout seul ; tu peux redevenir un écuyer parmi les autres, ne me servant que lorsque ton tour reviendra. Si cela te convient ?
Vadin s’immobilisa dans l’eau chaude qui coulait toujours. Mirain attendit, sans expression. Espérant peut-être que Vadin accepterait. Cherchant à se débarrasser de son serviteur le plus récalcitrant.
Sauf que la répugnance de Vadin s’était perdue quelque part, et que la résistance n’était plus qu’un rituel, pour sauver la face. Et l’idée de retourner à la caserne, de redevenir un simple écuyer parmi les autres, n’avait aucun attrait. En voir un autre derrière Mirain, savoir qu’un autre serait dégoulinant dans cette salle de bains, supporterait ses amicales railleries, partagerait son bain avec lui, son déjeuner…
Vadin déglutit, s’étranglant à moitié.
— Tu veux que je m’en aille, monseigneur ?
— Je ne veux pas que tu restes à un poste qui te déplaît.
— Et si…
Vadin déglutit une fois de plus.
— Et s’il ne me déplaît pas ?
— Même si les gens t’appellent mon chien et mon giton ?
Vadin pensa aux noms dont on avait traité Mirain. S’il les entendait…
— Je les ai entendus.
— Tu recommences à te promener dans ma tête. Après tout ce que je t’ai dit. Tu t’es servi de mon corps en m’envoyant à cette femme épouvantable. Qui sait ce que tu vas me faire la prochaine fois ? Mais je commence à m’habituer à toi et à tes tours de magicien. Maintenant, la vie à la caserne m’ennuierait à mourir.
— Mais tu gagnerais ton pari.
— Bien sûr. Mais qui te dorloterait quand tu es pris d’une humeur bizarre ? Non, monseigneur, tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça. J’ai promis de rester près de toi, et je suis un homme de parole.
— Prends garde, Vadin ; tu n’es pas loin d’avouer de l’amitié pour moi.
— Peu probable, dit Vadin, prenant une poignée d’écume savonneuse. Tourne-toi, je vais te laver le dos.
Mirain s’exécuta, mais dit d’abord :
— Je sais exactement ce que je ferai de ton âme quand je l’aurai gagnée. Je l’enfermerai dans un cristal lui-même entouré d’un filet en or, et je la suspendrai au-dessus de mon lit.
— Belle vue que ce sera pour toi, maintenant que tu peux vivre comme un homme, dit Vadin, imperturbable.
Pour toute réponse, Mirain éclata de rire.