CHAPITRE 13

Moranden entra dans Han-Ianon sous l’éclat du soleil de midi, bannières claquant au vent, suivi de son armée en bon ordre.

— Hardi comme le cuivre, dit quelqu’un, comme les sabots claquaient en traversant le marché.

— Chut ! l’avertit un autre d’un ton pressant. Les murs ont des oreilles.

— Et c’est ce qu’il faut ! J’ai entendu dire…

Ymin se fraya un chemin dans la foule. Elle savait ce que la femme avait entendu. Tout le monde l’avait entendu.

— Il a tenté d’assassiner l’héritier, oui, il a essayé, à ce qu’on dit.

— Quand on ne dit pas qu’il a sauvé la vie au prince.

— Sauvé sa vie ! Il a attiré au loin le jeune seigneur, il l’a ligoté sur un autel, et il l’a offert à la…

— Ça serait pas plus mal s’il l’avait fait. Il minaude comme un étranger. Au moins, l’autre est un vrai fils de Ianon.

La chanteuse pinça les lèvres. Cette rumeur ne voulait pas mourir, malgré toutes ses ballades, les proclamations du roi et la magie de Mirain. Moranden absent, la rumeur s’était un peu calmée ; maintenant, elle allait repartir de plus belle, et les lignes de bataille seraient établies plus fermement que jamais. Elle frissonna sous la chaleur du soleil, et maudit la lucidité de son esprit qui frisait la prophétie.

Un tumulte soudain noya tous les sons. Ymin, écrasée dans la foule, vit la compagnie de Moranden faire halte. Une seconde troupe descendait du donjon, sans bannières et en désordre : les écuyers du roi en permission pour la journée, avec faucons sur les poignets et chiens de chasse en laisse. Un chien s’était échappé et faisait des dégâts parmi les étals. Deux ou trois jeunes cavaliers s’étaient lancés à sa poursuite, braillant comme des limiers qui flairent une piste.

Pourtant, au centre de ce tintamarre régnait le silence, îlot de fraîcheur dans la touffeur de l’été. Mirain était face au frère de sa mère, Mirain monté sur le Fou, immobile à part ses yeux flamboyant. Le destrier fourbu de Moranden piaffait, tapait du pied, s’efforçant de baisser ses cornes.

Des acclamations et des glapissements annoncèrent la capture du chien, assourdissants dans le silence qui se propageait. Les écuyers s’étaient rangés en ligne derrière Mirain, le regard dur et étincelant.

— Salutations, mon oncle.

La voix de Mirain résonna, claire, calme et distincte dans le silence.

— Comment va la guerre ?

Moranden eut un grand sourire, qui découvrit ses dents éblouissantes.

— Bien, prince, très bien.

Il se pencha sur le pommeau de sa selle, parfaite incarnation de l’aisance seigneuriale.

— Bien mieux qu’elle n’allait quand tu l’as quittée.

Deux écuyers, dont le garçon de Geitan, s’avancèrent. Mirain leva la main ; ils s’arrêtèrent pile. Mirain sourit.

— Quand je suis parti, il n’y avait pas de guerre du tout. Seulement…

Il hésita, comme répugnant à prononcer le mot.

— … seulement la trahison. Je me réjouis que tu en sois débarrassé.

Ymin retint son souffle. Autour d’elle, les yeux étaient avides.

Moranden se pencha sur l’encolure de son destrier.

— J’ai toujours été loyal envers mon souverain légitime.

— Je n’en doute pas, dit Mirain.

Le Fou piaffait autour de l’étalon brun de Moranden, pointe d’une lance qui traçait un passage au milieu de la compagnie. Les hommes de Moranden le suivirent des yeux. Aboyant un ordre l’aîné des princes les rappela à la discipline, et éperonna son étalon vers le château.

 

Personne n’eut le temps de se sentir lésé. Moranden était revenu à peine quelques jours avant la plus importante des deux plus grandes fêtes de Ianon, celle du Solstice d’Été, consacrée à Avaryan. Et elle serait plus belle que toutes celles qui l’avaient précédée, car le jour le plus saint de la fête était aussi le jour anniversaire de Mirain, son premier au château et son seizième en ce monde. Tous les seigneurs et les chefs de clans de Ianon, plus de nombreux roturiers, étaient venus pour voir l’héritier du royaume ; la plupart avaient apporté des présents, aussi riches que le permettaient leurs moyens.

Mirain se réveilla de bonne heure ce jour-là, jour du solstice, premier jour de la nouvelle année ; bien avant l’aube. Pourtant, Vadin s’était levé avant lui, et, plus remarquable encore, le roi. Quand les yeux de Mirain s’ouvrirent, ils se posèrent d’abord sur le visage de son grand-père, penché sur lui, et qui le regardait, calme et patient. Il s’assit, fronçant légèrement les sourcils, et secoua la tête pour rejeter ses cheveux en arrière.

— Monseigneur, qu’est-ce…

— Des cadeaux, dit le roi, avec son sourire splendide mais si rare. Des cadeaux pour le Prince Héritier du Trône de Ianon.

Des cadeaux, en effet. Vadin les apporta un par un, honneur pour lequel il avait combattu victorieusement ; il combattit moins victorieusement pour réprimer son sourire. Une panoplie complète, aux mesures de Mirain, mais lui laissant la place de grandir : armure telle que seuls les forgerons d’Asanion savent les faire, légère, solide et dorée, les rayons de soleil de son père gravés sur le plastron ; une tunique de cuir rembourré pour porter dessous, à la jupe coupée pour l’aisance et le confort et renforcée de bronze doré ; et un casque d’or poli orné de flammes et surmonté d’un plumet écarlate. Plus un baudrier et un fourreau, également d’or et d’écarlate, une épée du précieux acier d’Asanian, à la lame assez tranchante pour tirer du sang de l’air ; une cape d’écarlate à l’agrafe d’or, un bouclier rond, une lance, et une selle de cuir également écarlate incrusté d’or.

Mirain caressa le cuir doux et leva les yeux sur le roi.

Vadin ne l’avait jamais vu aussi près de rester sans voix.

— Monseigneur, dit-il. Grand-Père. Ces cadeaux sont inestimables.

— Le fils du Soleil peut-il se contenter de moins pour défendre son royaume ?

Le roi fit signe à un serviteur que Vadin n’était pas parvenu à renvoyer.

— Mais cela, c’est pour l’avenir. Voilà mon présent pour la fête.

C’était une robe de cérémonie, une robe royale en étoffe d’or. Le serviteur en revêtit Mirain, lui fit des tresses entremêlées d’or, le couronna du trésor des rois de la montagne. Mirain resta très droit sous son poids, répondant par un sourire au sourire du roi.

— Tu fais un très beau prince, dit le roi.

— Tissu d’or et couronne, dit Mirain. Et, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, l’air arrogant qui sied.

Le roi éclata de rire, chose si rare que même Mirain le regarda, étonné. Le roi lui tendit la main.

— Viens, jeune roi. Viens chanter le soleil pour moi.

 

À l’autel d’Han-Ianon, Mirain célébra le rite du soleil levant, premier parmi les prêtres, et rayonnant d’un feu différent de celui de l’or et de la lumière naissante. Pour une fois, Vadin était là, avec tous ceux qui se pressaient dans le temple, et son souffle, comme celui de tous, s’arrêta dans sa gorge quand Avaryan, paraissant au-dessus de l’horizon, frappa le cristal couronnant l’édifice et projeta sur l’autel une épée de feu opalin. Il ne s’agissait pas de magie, mais d’art, merveille de la fête annuelle, familière comme les feux de joie au moment des moissons. Debout devant l’autel étincelant, Mirain leva la main, et Avaryan lui-même descendit pour l’emplir.

Un instant ébloui, Vadin crut qu’il devenait aveugle. Puis il réalisa qu’il voyait. Il se tenait au cœur du soleil, dans un monde de pure lumière, fraîche malgré son ardent éclat. Lumière qui chantait, psalmodiait d’une voix qu’il connaissait bien, avec des paroles qu’il entendait tous les Solstices d’Été depuis qu’il était assez grand pour assister à la cérémonie. Il cligna des yeux ; l’éclat disparut, ou se fondit dans le monde. Mirain poursuivit le rite, dans un tourbillon de prêtres et d’encens. La descente du dieu n’était peut-être qu’une illusion.

Peut-être n’était-il jamais venu. Personne ne s’en souvenait. Kav le regarda, étonné, quand il lui posa la question, mêlé à la foule se dirigeant vers la salle du banquet pour le repas qui les attendait ; Olvan éclata de rire et dit quelque chose au sujet des apprentis sorciers. D’abord, Vadin ne put s’approcher de Mirain pour solliciter son avis, et quand, poussant et jurant, il se fut frayé un chemin jusqu’au siège de son maître, Mirain s’était mis en tête de laisser les seigneurs à leur gloire et d’aller déjeuner au marché avec le petit peuple. Le roi sourit et le laissa aller, bien des seigneurs l’accompagnèrent, et la question de Vadin se perdit dans le tumulte.

 

À la troisième heure du matin, tous, à part les banqueteurs les plus déterminés, quittèrent le château et la cité pour se répandre dans les champs d’alentour où se tiendraient les Jeux d’Été : jeux de force et d’adresse, jeux de guerre et de paix, courses à pied et courses montées, et courses en char des seigneurs.

C’était le jour de gloire de Mirain, et il trônait en tant qu’arbitre des jeux, le roi assis près de lui sur un siège légèrement inférieur. Voyant cela, il s’était arrêté, l’air de vouloir protester, mais le roi l’avait regardé dans les yeux, et, lentement, il avait pris la place qui lui était destinée. Lentement, son visage s’était rasséréné. Quand Vadin l’avait quitté pour rejoindre les écuyers, la gêne de Mirain semblait s’être envolée, remplacée par la joie.

Le seigneur des jeux ne pouvait pas y participer. Mais le Seigneur des Marches Occidentales se mit en devoir de gagner tous les prix. Il accumulait ses gains comme des prises de guerre, attirant à lui l’allégeance des jeunes chevaliers, fascinés par ses victoires.

— Monseigneur est magnifique aujourd’hui.

Mirain baissa les yeux du haut de son siège, gratifiant Ymin d’un sourire.

— Mais, dit-il, il est contraint de recevoir ses prix de mes mains.

Elle s’assit à ses pieds, ce qui était le privilège de la chanteuse sacrée. Dans l’arène, Moranden attendait avec une douzaine de princes et de barons, dans la rangée mouvante des chars dont les chevaux piaffaient d’impatience. Ses bêtes à lui restaient immobiles, matées par sa main puissante, pouliches jumelles striées d’or et de brun, aux crinières raidies en crêtes, aux sabots aiguisés sertis de bronze.

Le char était léger et souple, et Moranden le pilotait avec une grâce désinvolte. Comme les autres, il ne portait qu’un pagne et une large ceinture cloutée ; et les muscles de ses bras et de ses épaules ondoyaient sous la peau. À son cou, une guirlande de fleurs écarlate, don d’une dame.

— Il est splendide, remarqua Mirain, sans envie discernable.

— Monseigneur est magnanime aujourd’hui.

Mirain rencontra les yeux vifs et rieurs de Ymin et rit.

— Ma dame est pleine de compliments aujourd’hui.

— L’air en bourdonne. Tout Ianon est amoureux de toi, au moins pour cette journée. Cela te plaît-il ?

Mirain prit une joyeuse inspiration.

— Cela chante en moi.

Il ouvrit les bras, ce qui, et non par hasard, était le signal du départ de la course. Les seneldi s’élancèrent. La foule rugit. Mirain rit.

Il souriait encore quand Moranden ramena son attelage écumant devant le dais, et sauta légèrement à terre. Son corps luisait de sueur, ses narines palpitaient, ses yeux étincelaient.

Mirain se leva, tenant le prix – un harnais d’or – dans ses mains. Avant que Moranden ait pu monter les marches de la tribune, Mirain les descendit. Le jeune prince face à son aîné, Mirain sur la seconde marche, Moranden sur l’herbe.

— Nouvelle victoire, mon oncle, dit Mirain. Tu fais grand honneur à notre maison.

— Ce n’est que son dû, dit Moranden, acceptant le prix avec une profonde révérence. Après tout, je suis son seul champion dans cette arène.

— Tous les rois devraient avoir un tel champion.

— Est-ce une coutume du Sud ? demanda Moranden. Dans le Nord, chaque roi est son propre champion.

Mirain étrécit les yeux, puis éclata de rire.

— Comment mon oncle ! Voilà un mot d’esprit digne du Sud !

Il s’inclina en roi, le soleil faisant scintiller toutes ses parures.

— Puisses-tu gagner souvent pour l’honneur des rois de la montagne !

Il regagna son trône, Moranden rejoignit son char. Ymin, qui les regardait, soupira.

Le roi le remarqua et se pencha vers elle.

— Allons, mon enfant, dit-il tout bas. Les étalons se battront et les hommes frapperont dans des gerbes d’étincelles, et plus forts les hommes, plus forts les coups.

— Ceux-là sont déjà trop forts pour ma tranquillité, dit-elle.

— Forts et jeunes. L’âge les calmera.

— Si chacun laisse l’autre vivre assez longtemps.

Elle se ressaisit et sourit au roi. L’espoir chez lui était si rare, et si précieux.

— Ah, sire, dit-elle, je semble m’ingénier à projeter une ombre sur ton soleil.

Il eut un geste de dénégation.

— C’est impossible. Car, vois-tu, mon fils est le plus grand des vainqueurs, et mon héritier – sa voix s’adoucit – mon héritier est le plus grand de mes princes. Et tout Ianon le sait bien.

— Comme le savent mes deux seigneurs, dit-elle, trop bas pour qu’il l’entende. Ils ne le savent tous deux que trop bien.

 

Vadin n’était pas Moranden, mais il se défendit bien. Il gagna la course montée, et prit une belle deuxième place au duel à l’épée des jeunes gens. Puis il gagna de nouveau, deux fois, la course à pied et le lancer de javelot. Et quand il s’en vint recevoir ce dernier trophée, il vit que Mirain souriait jusqu’aux oreilles et réalisa brusquement qu’il avait réussi : il était bien placé pour être le Jeune Champion de l’année. De même que le Prince Pathan, le calme et méthodique Kav, et un petit seigneur hautain de Suvein. Un instant, il eut honteusement envie de s’enfuir se cacher. Alors Mirain lui dit :

— Gagne le titre pour moi, Vadin.

— Sans subterfuges, Fils du Soleil.

— Sans subterfuges, concéda Mirain les yeux rieurs.

Vadin s’inclina et se retira, non sans lui avoir lancé un regard soupçonneux.

Le Jeune Champion gagna sa couronne en combat monté, à armes non mouchetées. C’était le même rite mortel que celui par lequel on devenait un homme, mais plus facile, pensa Vadin, tandis que ses amis vérifiaient ses armes. Il n’avait pas à livrer ces batailles après avoir participé à la Grande Course. Rami était fougueuse et impatiente, et bientôt l’humeur de Vadin s’accorda à celle de sa monture. Il savait qu’il avait des chances ; il était l’un des meilleurs d’Imehen.

— Nous verrons si je suis aussi l’un des meilleurs de Ianon, dit-il à sa jument.

Elle roula un œil liquide et s’ébroua, sentant la bataille. Il sauta légèrement en selle. Des mains lui passèrent ses armes. L’épée à son baudrier, la dague dans son fourreau, deux lances de jet, et le bouclier rond orné de l’écusson de Geitan. Les hérauts proclamèrent son nom. Il était opposé au Suveinien. Il talonna le flanc de Rami, qui caracola, tête haute.

Par chance, la monture du Suveinien était aussi une jument. Il n’avait pas à craindre de coups de corne. Et il n’avait guère à craindre non plus du cavalier. Il était assez bon, et rapide, mais il perdait facilement patience, et avec elle, une partie de ses moyens. Vadin le laissa se démener et jurer jusqu’à l’épuisement, et quand la nervosité lui eut fait perdre ses défenses, il l’abattit proprement, presque à regret, d’un coup du plat de son épée.

De l’autre côté du champ, Kav s’était bravement battu contre Pathan, mais ce dernier n’était pas seulement habile, il était brillant. C’est donc Pathan qui resta pour affronter Vadin quand les deux vaincus quittèrent l’arène, Kav sur ses deux pieds, le Suveinien sur son bouclier. Vadin s’arrêta quelques instants pour faire souffler sa monture, s’éponger le visage et avaler une gorgée d’eau, face au parangon des écuyers. Le roi l’armerait chevalier le soir même, tout le monde le savait. Et voilà qu’il était opposé à Vadin alVadin, nouvelle recrue à au moins deux ans de l’adoubement.

Pathan ne semblait pas inquiet de l’issue du combat. Sentant que Vadin le regardait, il alla même jusqu’à lui sourire en saluant. Kav l’avait durement combattu, mais son armure luisait sans une marque, son beau visage n’avait pas une tache de sang, et son plumet était intact. La robe crème de son étalon luisait comme s’il venait d’être étrillé. Il se tenait en selle comme s’il y était né, léger, à l’aise, respirant sans effort.

Rami était encore assez fraîche, mais Vadin était couvert de poussière, son bouclier était cabossé, et il savait qu’il empestait royalement. Il prit une profonde inspiration. Mirain était une flamme d’or au bord de l’arène. Vadin aurait juré qu’il sentait son regard, le défiant de tourner bride. Comme si Rami l’aurait permis ! Il resserra sa prise sur ses lances et son bouclier, et inclina la tête devant le héraut. Il était aussi prêt qu’il pouvait l’être.

La trompe sonna. Rami s’élançait déjà. Une lance quitta sa main, visant le bouclier du prince en son milieu. Un coup de vent la dévia. Un choc, comme un coup de marteau, le fit reculer, étourdi. Il arracha la lance de son bouclier, lança sa deuxième – imbécile, imbécile aurait ragé Adjan, il n’avait pas visé avant de lancer. Mais Pathan non plus, et peut-être le vent était-il doublement traître. Vadin dégaina son épée. Art auquel Pathan l’avait déjà vaincu. Mais pas à cheval, pas avec Rami combattant avec lui. L’étalon était bien dressé, il était rapide, et il portait ses redoutables cornes d’ivoire. Cependant Rami avait appris pas mal de choses sur les étalons et leurs armes.

Vadin aussi. Et il vit que les cornes étaient bien affûtées. C’était permis. Quelle folie d’avoir donné son cœur à une jument au front dégarni, refusant de lui faire poser de lourdes cornes de bronze.

Ils s’amusaient, Pathan et son étalon. Titillant, feintant, feignant de ne pas pouvoir placer un coup. Vadin s’étonna lui-même ; il en plaça un qui fit chanceler Pathan sur sa selle. Comment le parfait escrimeur aguerri ne l’avait-il pas vu venir ?

Peut-être n’était-il pas parfait, après tout. L’étalon fit un écart causé par le choc de l’épée sur le bouclier, ou le casque, ou la lame. Il ne semblait pas toujours savoir ce qu’il faisait, et quand il le savait, le senel était trop près ou trop loin. Vadin ne pouvait pas rivaliser de vitesse ni d’adresse, mais peut-être…

Il fallait faire vite. Vadin faiblissait, il commençait à avoir du mal à se défendre. Maintenant Rami immobile entre ses genoux, il leva d’un degré son bouclier et para un méchant coup. La lame de Pathan rebondit en arrière, feinta de côté, et plongea dans une brèche de la parade de Vadin. Par miracle, la lame de Vadin se trouvait là, et la force du choc faillit l’abattre. Faillit. L’étalon vira ; Pathan le ramena de face d’un coup d’éperon. Il s’élança. Le nouvel assaut de Pathan laissa une ouverture, un instant, de la largeur d’une bonne lame de bronze. Vadin y plongea, évita le bouclier et tourna la pointe de son épée, désarçonnant et désarmant Pathan d’un même mouvement serpentin.

Un silence stupéfait tomba sur la foule. Pathan gisait sur le dos, les yeux ouverts et vitreux, et pendant un instant, Vadin crut qu’il était mort. Puis il remua en gémissant, et s’assit, berçant une main douloureuse. Vadin se mit à sa place ; il avait appris ce tour à la dure avec son maître d’armes de Geitan. Il sauta à terre, courut à Pathan pour l’aider à se relever, radotant bêtement.

— Je suis désolé… je ne voulais pas… je voulais seulement…

— Jeune imbécile, gronda Pathan, repoussant la main tendue vers lui, et se levant avec raideur mais sans blessure apparente.

Vadin ouvrit la bouche, et la referma. Que tous les dieux lui viennent en aide, il avait ridiculisé cet orgueilleux prince devant tout Ianon, gâché le jour de son adoubement, transformé sa bienveillance hautaine en amère inimitié.

Le rire de Pathan interrompit ses ruminations.

— Jeune imbécile, répéta le prince, cette fois avec une ironie amusée, tu ne sais donc pas quand tu as gagné ?

Vadin cligna des yeux. Un coup violent devait lui avoir dérangé le cerveau. Il se retourna. Rami broutait comme un bœuf de labour. Au-delà, le peuple de Ianon acclamait follement.

Pathan lui administra une bourrade, sans douceur.

— Monte, petit. Va recevoir ton prix.

Les hérauts s’approchèrent, disant à peu près la même chose, l’un menant Rami par la bride, et Vadin prit conscience des acclamations assourdissantes de la foule. Il lui fallut un moment pour se ressaisir. Aussi légèrement qu’il le put, il se remit en selle, et reprit les rênes tandis que Rami se mettait à dansoter. Elle savait ce qu’on attendait d’elle. Il redressa ses épaules lasses, releva la tête, et regarda droit devant lui.

Mirain n’était pas sous son dais. Le Fou approchait, monté par Mirain portant la couronne de cuivre et d’or qu’un coup d’œil rapide et une botte astucieuse lui avaient gagnée. Rami rongeait son frein, se cabra.

— Juste un peu, dit Vadin, lui lâchant la bride.

Ils se rejoignirent au galop, le senel argent et le senel noir, tournèrent l’un autour de l’autre, crinières au vent, et s’arrêtèrent au même instant. Mirain ne dit rien, mais ses yeux disaient tout. Vadin avait les joues en feu, et pas seulement à cause de l’exercice ; il baissa la tête, comme un enfant trop complimenté. Il sentit un poids frais sur son front. Il leva les yeux, un peu étonné, au moment où Mirain abaissait ses mains vides.

— Va, dit le prince.

Et comme Vadin hésitait, Mirain reprit :

— Par courtoisie, Rami, sauve l’honneur de ton maître.

Rejetant la tête en arrière, elle prit le mors aux dents et s’élança pour le tour d’honneur de l’arène. Le Fou ne suivit pas, et pendant un moment excessivement mortifiant, personne ne fit attention à lui ni à son cavalier. Vadin regarda en arrière, une fois. Mirain n’était pas offensé.

— Douce modestie, parvint tout bas à l’oreille de Vadin, d’une voix claire, pleine de rire, de fierté et d’affection profonde.

Au diable, pourquoi étaient-ils tous si indulgents ? Était-il encore un enfant sans nattes pour qu’on lui fasse tant de risettes, et qu’on lui caquette des compliments ? Que les démons les emportent, il était un adulte et il l’avait prouvé. La colère l’éveilla enfin à la vérité. Il avait gagné. Il était le Jeune Champion. Il était le meilleur écuyer de Ianon. Il lança bien haut son épée et la rattrapa dans un tonnerre d’acclamations. Puis il fit pivoter Rami, et la lança au galop autour de ce glorieux champ.