CHAPITRE 19

Vadin mangeait des fruits à la crème et du pain frais avec du miel, et buvait une chope de bière pendant que Ledi, adoucissant encore le moment, peignait et tressait ses cheveux. Par la fenêtre, il entendait les bruits matinaux de la ville, sentait l’air frais sur son visage, jouissait des rayons capricieux du soleil. Plus tard, il se remettrait à pleuvoir, pensa-t-il. Le ciel avait cette curieuse clarté laiteuse présageant la tempête, comme s’il se reposait avant un nouvel assaut.

Ledi noua ses bras autour de sa taille, se blottissant, nue et tiède, contre son dos. Il se retourna à moitié. Elle lui prit un baiser, au goût de crème et de miel, et dit :

— Tu devrais t’en aller. Ton roi a besoin de toi.

Il soupira.

— Un demi-millier de personnes vivent uniquement pour le servir, et on dirait que je suis le seul dont il a toujours besoin.

— Tu es son ami.

— Je crois que j’ai été maudit à ma naissance.

Il prit son kilt, mais ne fit pas un geste pour le revêtir.

— Je ne suis pas son ami. Je suis un genre de condamné. À être son ombre, un second lui-même, ou un frère jumeau. Je croyais le haïr, jusqu’au moment où j’ai réalisé que c’était faux ; je lui en veux. Comment a-t-il osé sortir de nulle part pour changer le monde ?

— Ton monde, dit-elle.

Très légèrement, et pour la première fois, elle effleura la marque de la lance.

— Tu es différent. Tu lui ressembles davantage. Comme… comme quelqu’un qui sait ce que sont les dieux.

— Je ne sais rien du tout.

Son ton boudeur la fit sourire.

— Va. Il t’attend.

Qu’il attende ! aurait-il crié s’il avait eu le moindre bon sens. Mais au contraire il s’habilla, l’embrassa une fois de plus, puis une fois encore, et descendit l’escalier sans trop de bruit.

Il y avait un ou deux clients dans la salle commune, en train de déjeuner, et un autre, assis dans un coin, qui ne buvait ni ne mangeait, ignoré de tous, sauf de Vadin, à qui sa présence fit l’effet du feu sur sa peau.

— Tu as passé toute la nuit ici ? demanda Vadin.

— Non.

Mirain se leva. Sous sa cape, il portait sa tenue d’équitation : court kilt en cuir au-dessus de bottes presque assez hautes pour être des cuissardes.

— Rami est dehors.

— Où allons-nous ?

Mirain ne répondit pas. Il précéda Vadin dans la cour pleine de flaques. Le Fou était là, sans selle, et Rami, sellée et harnachée, qui broutait un brin d’herbe. Le temps que Vadin eût vérifié sa sangle et sauté en selle, Mirain était déjà à la grille.

Ils chevauchèrent dans un silence que rompaient uniquement le claquement des sabots et les grincements de la selle, enfilant les rues tortueuses jusqu’à la porte de l’Est, la Porte des Champs, conduisant au cœur de la Vallée. Elle était ouverte, et le garde se mit au garde-à-vous en reconnaissant le roi. Mirain, d’un sourire, lui intima le repos, et talonna les flancs du Fou. L’étalon se cabra, hennit, et partit au galop.

Quand ils ralentirent enfin, le château et la ville étaient loin derrière eux. La Vallée se déployait devant eux, son herbe jaunie par la chaleur, en une vague qui déferlait jusqu’au mur des montagnes.

Le Fou s’ébroua et fit un écart devant une pierre. Rami lui tendit une oreille impatiente. Elle n’avait pas de temps à perdre avec des fantaisies. Piqué mais soumis, l’étalon prit une allure dansante. Son cavalier lui caressa l’encolure avec une sympathie ironique.

— Pauvre roi. Ni lui ni moi n’avons vu un ciel sans murs depuis une éternité.

— Tu n’es pas prisonnier, tu sais, dit Vadin.

— Ah non ?

— Seulement si tu penses l’être. Tes vieux vautours de conseillers voudraient t’enfermer dans ta chambre, avec des serviteurs pour te moucher, et aucun angle aigu pouvant blesser ta précieuse peau.

— Et aucune tâche vile pour souiller mes royales mains.

Vadin s’efforça de réprimer son sourire.

— Tu es allé chercher le senel toi-même, non ?

— En effet, dit Mirain, très contrarié. On aurait dit que je proposais de transformer le temple d’Avaryan en bordel. Quoi, Sa Majesté de Ianon piétinant dans le crottin de l’écurie, touchant l’étrille et la bride de ses mains sacrées !

— Scandaleux.

Vadin prit une profonde inspiration, rejeta la tête en arrière, ouvrant tout grands les yeux sur un ciel chiffonné. Un éclat de rire lui échappa, non aux dépends de Mirain, simplement du bonheur d’être vivant et indemne et de chevaucher dans le vent.

Rami s’arrêta et inclina le cou pour brouter. Au bout d’un moment, le Fou l’imita.

— Quand ta beauté sera en chaleur, dit Mirain, j’aimerais qu’ils s’accouplent. Accepterais-tu ?

— Avec le Fou ?

Vadin avait eu l’intention de le lui demander. De l’en supplier s’il le fallait. Mais il conserva la voix froide et le regard critique.

— Il est pratiquement parfait, bien qu’un peu trop petit ; mais elle est grande pour deux. Et le pedigree est bon des deux côtés. Mais ne crains-tu pas qu’il transmette sa folie ?

— Il n’est pas fou. C’est un roi qui exige son dû.

— C’est la même chose, dit Vadin.

— Alors, nous prierons les dieux qu’ils nous donnent un poulain ayant le bon sens de Rami. Avec quand même un peu de feu, Vadin. Tu ne peux pas être contre.

Vadin répondit à la raillerie de Mirain par un regard sombre et glacé ; puis il eut un grand sourire.

— Un peu de feu, monseigneur, concéda-t-il. Et dans ce cas, tu ferais bien de pacifier ton royaume avant l’hiver.

Mirain haussa des sourcils interrogateurs.

— Parce que, expliqua Vadin, je ne monterai pas Rami quand elle sera grosse, et elle mourrait de me voir partir à la guerre sur une autre monture.

— Alors, pour l’amour de Rami, nous passerons bientôt à l’action.

Mirain ne plaisantait pas, pas tout à fait.

— Ce matin, j’ai envoyé des cavaliers lever le ban.

— Tu plaisantes.

Le regard de Mirain ne cilla pas.

— Tous ?

— Tous, dans un rayon de trois journées de cheval.

— Espèce de vau… Tes anciens auront une ou deux petites choses à te dire.

— En effet.

Quelque part derrière le masque royal rôdait un large sourire malicieux. Vadin émit un grognement.

— Quand prendrons-nous les armes ?

— Quand Lumilune sera dans son plein.

Vadin poussa un hurrah, qui fit dresser la tête à Rami. Le sourire de Mirain se libéra, s’épanouit. Le Fou se cabra, piaffa et dansa, agitant la tête comme un poulain en cours de dressage. Rami l’observa avec un dédain de reine ; se ramassa, caracola autour de lui, puis bondit, prenant son vol, rapide, légère et magnifique comme seule une jument seneldi peut l’être. Avec un hennissement mi-joyeux, mi-indigné, le Fou s’élança à sa poursuite.

 

Ils rentrèrent tard et trempés par la pluie, l’estomac plein de solides nourritures paysannes, dispensées par une fermière. Elle s’était montrée généreuse, crevant de fierté que le roi en personne ait choisi sa maison pour s’abriter.

Mirain quitta la ferme, le cœur encore plus léger qu’en entrant. Mais en approchant du château, son humeur s’assombrit. Son visage se ferma, toute sa jeunesse comme envolée, son regard à nouveau étrange. Vadin détourna les yeux.

La pluie avait vidé le marché, et confiné dans la grande salle du château les moins intrépides des courtisans. Il aurait dû y avoir du vin, des jeux, une ou deux filles passées en contrebande, et quelques accords de harpe derrière le paravent des dames. Mais on n’entendait qu’un brouhaha grave et régulier. Les gens étaient rassemblés par groupes dans les coins de la salle comme sous les auvents du marché ; la musique des dames s’était tue, mais leurs voix aiguës dominaient celles des hommes.

Sous le regard sombre et étincelant de Mirain, le brouhaha cessa. Tous baissèrent les yeux, ou les dirigèrent vers la porte derrière le trône. Il passa devant eux à grands pas, rejetant derrière lui sa cape trempée de pluie. Personne n’osa se mettre sur son chemin.

Dans le petit solarium derrière la salle, se tenait le Conseil des Anciens, les conseillers assis ou debout en cercle. Vautours en effet, pensa Vadin, dos rond dans leur robe noire, entourant leur proie, petite silhouette en haillons éclaboussés de boue, aux cheveux en désordre. Vadin sursauta en réalisant que, bien qu’en armure avec un fourreau vide au côté, il s’agissait d’une femme.

Elle releva la tête à l’entrée des arrivants. Une profonde blessure, à moitié cicatrisée, barrait son visage de la tempe au menton.

— Encore des nôtres ? murmura-t-elle d’une voix enrouée. Ils sont en meilleure forme que moi.

— Surveille ta langue, femme ! dit sèchement le président des anciens.

— Tais-toi, dit Mirain avec douceur.

Il mit un genou en terre devant la femme, et prit ses mains glacées dans les siennes.

Elle le fixa, les yeux vitreux d’épuisement.

— Abandonne la partie, jeune homme. Que le roi soit un dieu ou un démon, son conseil est une bande d’imbéciles radoteurs. Nous n’avons rien à en attendre.

— Tu désespères donc ? lui demanda-t-il.

Elle éclata d’un rire bref et dur.

— Tu es jeune. Tu sembles de haute naissance. Je l’étais aussi autrefois. Je gouvernais, maîtresse d’Asan-Abaidan, fief que je tenais du Seigneur Yrian, mon suzerain. C’était avant la mort du vieux roi. Nous en avons un nouveau m’a-t-on dit, un jeune garçon à peine sorti de l’enfance paraît-il, mais déjà légendaire, demi-dieu ou demi-démon, et élevé dans le Sud. Tant mieux pour lui, pensions-nous à Abaidan ; s’il nous laisse tranquilles, qu’importent son nom et son lignage ?

« Abaidan est un fief petit mais prospère, à la frontière orientale des terres du Seigneur Yrian, mais pas assez proche pour tenter ses voisins, et à une dure journée de cheval des Marches. Nous avons entendu parler de pillages dans le Nord et dans l’Ouest, chose assez commune et qui n’a rien d’alarmant. Pour notre confort plus que pour notre sécurité, nous avons armé nos paysans et doublé la garde de notre château, mais nous ne prévoyions pas de gros problèmes.

« Pourtant, à la dernière Lumilune descendante, les pillards se sont enhardis. Des réfugiés sont apparus sur les routes, fuyant vers l’est. Nous les avons accueillis. Nous avons de la chance : les puits de notre château sont profonds et jamais à sec, et nous avions beaucoup de provisions. Nous avons pu donner asile à ces malheureux.

Elle se tut. Elle ne voyait plus Mirain, ni rien de ce qui l’entourait. Au bout d’un moment, elle se remit à parler, d’une voix égale, son histoire bien rodée de l’avoir tant racontée.

— En l’absence de Lumilune, et avec Grandlune à trois jours de son plein, un cavalier m’apporta un billet de mon seigneur. Il disait que les raids avaient pris fin. Nos fugitifs se réjouirent et se préparèrent à rentrer chez eux. Pourtant, le Seigneur Yrian ne semblait pas totalement rassuré. Il soupçonnait que ce n’était qu’une accalmie et il priait tous ses vassaux de le rejoindre, armés pour livrer combat.

« Cela se passait le matin. Le lendemain soir, nous étions prêts : moi, mon fils, qui ne voulait pas rester en arrière, le vieux maître d’armes de mon mari, et autant d’hommes qu’on put en rassembler sans laisser le château sans défense.

« Le flot des réfugiés commençait à se tarir. Pourtant, en nous dirigeant vers le soleil couchant, nous rencontrâmes un grand nombre de gens, tous en fuite, et tous trop terrorisés pour nous écouter. Alors même que les messagers de notre seigneur se mettaient en route pour lever le ban, une armée avait traversé la frontière. Elle était immense, toutes les tribus des Marches s’étaient rassemblées, mettant de côté leurs querelles et leurs différends. Les seigneurs frontaliers qui s’étaient enhardis à résister avaient été écrasés, mais ils étaient très rares. Les autres – presque tous – étaient à la botte de l’ennemi.

« À ce moment, certains des miens auraient bien fait demi-tour et suivi le mouvement. Je les obligeai à avancer par mes paroles, et, quand cela ne suffisait pas, du plat de mon épée. Notre seigneur avait besoin de nous plus que jamais. Allions-nous le trahir par notre lâcheté ?

Vadin lui mit un verre dans les mains. Elle but machinalement, sans savourer le vin au miel.

— Nous avons marché, reprit-elle. Même de nuit, avec Grandlune suspendue au-dessus de nous comme un œil dilaté, nous avons marché. Je perdis neuf hommes sur les trente que j’avais au départ. Peut-être qu’un ou deux étaient trop faibles pour soutenir le rythme que j’imposais. À minuit, cinq autres avaient disparu, égarés dans le noir, et nous approchions du lieu de rassemblement. Les routes étaient désertes. Nous étions seuls.

« Pourtant, quand nous sommes arrivés en vue du camp militaire, nous avons poussé un cri d’étonnement. Il était tout illuminé par les feux de l’armée, et en son centre, était planté l’étendard de notre seigneur. Tous les vassaux d’Yrian devaient s’être rassemblés autour de lui.

« Plus nous approchions, plus notre joie augmentait, car nous voyions d’autres bannières près de celle de notre seigneur. Le Seigneur Cassin était là, le Prince Kirlian aussi, et bien d’autres encore, trop nombreux pour les nommer. Pensant rejoindre un détachement, petit mais vaillant, nous nous trouvions devant une puissante armée. Quel que soit le nombre des ennemis, pensai-je à part moi, ils ne peuvent pas espérer vaincre des forces si importantes.

« Malgré ma fatigue, je marchais tête haute. Le roi lui-même allait peut-être venir et anéantir ses ennemis.

Elle pencha la tête sur son verre, à demi oublié dans sa main.

— Je chargeai mon sergent de trouver un emplacement de camp pour nos hommes, et, emmenant mon fils avec moi, je me dirigeai vers la tente de mon seigneur. Malgré l’heure tardive, je savais qu’il voudrait être informé de mon arrivée. Le Seigneur Yrian est sensible aux petites attentions.

« Comme je m’y attendais, il veillait encore, et sa tente était pleine à craquer de ses autres vassaux. Je vis le Seigneur Cassin et le Prince Kirlian dans sa célèbre armure d’or. Et…

Sa gorge se ferma. Elle fit un effort pour la rouvrir.

— Et je vis le Prince Moranden.

Le silence continua à vibrer comme après un carillon de cloches. C’était la nouvelle qui avait frappé au cœur le marché et le château.

Elle rejeta ses cheveux en arrière.

— Je vis le Prince Moranden. Il trônait comme un monarque, coiffé d’un casque couronné de roi, et mon seigneur Yrian s’inclinait devant lui.

« Ma vue se brouilla. J’étais venue pour combattre le rebelle. Maintenant, il était clair que je devais le suivre. Tout l’Ouest ne s’était-il pas soumis à son autorité ?

« J’aurais dû me retirer, aller chercher mes hommes et partir discrètement. Mais la prudence n’a jamais été mon fort. “Monseigneur, dis-je à celui qui avait reçu mon serment, avons-nous donc perdu un autre roi ?”

« Même alors, je pouvais encore m’échapper. J’étais près de l’ouverture de la tente. Mais mon fils était allé saluer un ami, un très jeune garçon que son père, aussi stupide que moi, avait amené avec lui à la guerre. Non loin d’eux se trouvait un de mes vieux ennemis. Dès qu’il entendit mes paroles, il s’empara de mon fils, ce qui revenait à s’emparer aussi de moi.

« Le Seigneur Yrian s’était retourné en m’entendant. Étrange, pensai-je, il n’a pas l’air d’un traître. “Ah, Dame Alidan ! s’écria-t-il. Tu arrives à propos. Vois, c’est le roi lui-même qui est venu pour nous guider.”

« J’enrageai d’entendre mes paroles déformées à ce point et j’insistai. “J’avais entendu dire que le roi était jeune et étranger. Est-il mort ? Avons-nous un nouveau seigneur ?”

« “Voilà notre seul vrai roi”, dit monseigneur Yrian, avec autant de révérence que s’il n’avait pas prêté serment au garçon d’Han-Ianon.

« Je regardai celui devant lequel il s’inclinait. Je connaissais le prince ; nous le connaissions tous. J’avais même soupiré pour lui autrefois, quand j’étais une jeune veuve, et qu’il se tenait près d’Yrian pour recevoir mon serment d’allégeance. Mais maintenant, il avait été exilé par un roi dont la justice était célèbre, il s’était révolté contre le successeur choisi par ce roi, et il y avait dans ses yeux quelque chose qui me déplaisait, malgré le sourire qu’il m’adressait. “Le vrai roi, dis-je. Peut-être. Je n’ai pas vu l’autre. Et il n’a pas déclaré la guerre à son propre peuple.”

« “Il ne s’agit pas de guerre”, dit-il en souriant. Oh, il était bel homme, et il le savait. “Je ne fais que revendiquer mes droits. Tu es très belle, Dame Alidan. Voudras-tu chevaucher à mon côté pour reprendre ce qui m’appartient ?”

« Entendons-nous bien : même dans le meilleur des cas, quand j’étais une vierge parée pour mes noces, je n’ai jamais été mieux que passable. Et ce soir-là, j’étais vêtue comme maintenant et d’humeur épouvantable en plus. J’étais tout sauf belle.

« Je le regardai dans les yeux, je sus qu’il mentait – et s’il mentait en cela, il mentait peut-être en tout. “Je crois, dis-je, que je vais décliner ta proposition. Tu pourras sans aucun doute trouver des femmes plus belles. Des femmes qui ne condamnent pas la trahison.” Je ne saluai pas. “Bonsoir, monseigneur Yrian, messeigneurs. Bonne chance dans l’entreprise que vous avez choisie.”

« Je me retournai pour sortir, mais on me barrait la route. Bien que pressée de toutes parts, je tentai de dégainer mon épée. Et je vis mon ennemi – puissent tous les dieux l’emporter dans leur enfer le plus profond ! – égorger mon fils de sa dague.

« J’avais mon épée à la main. Je crois en avoir marqué un ou deux avant qu’on me l’arrache. Un couteau me balafra la joue ; bien que inondée de sang, je tentai de reprendre mon arme. J’aurais peut-être réussi, ou je serais peut-être morte, si la voix tonnante du prince ne les avait pas fait reculer. Ils obéirent à regret, mais ils obéirent, comme tous les chiens doivent le faire. “Laissez-la partir”, ordonna-t-il. Et comme ils protestaient, il leur fit honte. “Vous la craignez donc tant ? Ce n’est qu’une femme. Que peut-elle faire ? Désarmez-la et laissez-la partir.”

« Naturellement, je n’avais plus mon épée. Ils me prirent ma dague. Ils ne me laissèrent pas approcher de mon fils, et ils refusèrent que j’aille retrouver mes hommes et ma monture. Seule et à pied, je repartis vers l’est.

« J’ai marché. Parfois, je dormais. J’ai rattrapé les fugitifs ; j’ai marché avec eux, puis je les ai dépassés. Je me suis abritée quand je pouvais, comme je pouvais, ne parlant à personne. Ma seule pensée était de rejoindre le roi.

« Un jour, j’ai trouvé de la nourriture et un lit dans une grange. Il y avait un senel, vieux mais robuste. Je l’ai volé. Il m’a permis de déjouer les poursuites et m’a amenée jusqu’ici. À la porte d’Han-Ianon, j’ai retrouvé la parole.

« “Moranden a franchi la frontière”, ai-je dit aux gardes. “Tout l’ouest du pays s’est soulevé pour le suivre”, ai-je crié au marché. “Bientôt, il marchera sur l’est, ai-je dit au château. Prenez les armes et luttez si vous aimez votre roi !”

Elle tourna la tête de droite et de gauche, les yeux flamboyants dans son visage défiguré.

— Et voilà qu’au conseil du roi je n’entends que des momeries teintées d’incrédulité. Nul doute que j’ai perdu l’esprit, me disent-ils. Il n’y a pas d’armée dans l’Ouest. Les seigneurs ne se sont pas retournés contre leur roi. J’hallucine, je mens. Je suis présomptueuse, et scandaleuse en plus, femme habillée en homme et montant un senel volé sans autre harnachement qu’un bout de corde. Mes divagations ne sont pas faites pour des oreilles royales.

— Est-ce exact ? demanda doucement Mirain.

Les anciens ouvrirent la bouche pour protester, mais, s’étranglant d’indignation, ne purent émettre un son.

Elle lui saisit le bras.

— Peut-être qu’ils t’écouteront, toi, dit-elle, avec un ardent espoir. Tu es un homme, tu as l’air censé. Oblige-les à écouter, ou tout Ianon est perdu !

— Je n’ai nul besoin de les contraindre.

Il la fixa dans les yeux, ajoutant :

— Je suis le roi.

Elle garda les mains sur son bras un long moment. Jusque-là, elle l’avait à peine regardé, ne voyant que sa douleur, sa rage et l’urgence de la situation. Elle s’efforça de concentrer sur lui ses yeux fatigués, pour qu’il devienne réalité, qu’il cesse de n’être qu’une oreille lui donnant du courage, et qu’il devienne le roi pour lequel elle avait tout perdu.

— Je t’ai cherché. Je t’ai cherché à travers tout ton royaume. Pour voir… si…

Sa voix mourut.

— Pour voir si je valais la peine que ton fils meure.

Elle ferma les yeux de douleur ; l’épuisement les maintint fermés, mais elle se força à les rouvrir. À sa consternation, elle se mit à rire. Elle se ressaisit sombrement.

— J’aurais dû le savoir, majesté.

Elle voulut s’agenouiller devant lui, mais il l’obligea à rester sur sa chaise. Sa force la surprit.

— Monseigneur…

— Tu es mon hôte ; tu n’as pas d’hommage à me rendre. Viens. Tu as besoin de nourriture, de soins, de sommeil.

Elle se raidit pour lui résister.

— Je ne peux pas. Pas avant de savoir… Me crois-tu ?

— J’ai fait lever le ban. Quand Lumilune sera dans son plein, nous partirons en guerre.

Les anciens en restèrent bouche bée. Mirain et Alidan ne leur prêtèrent pas la moindre attention. Elle lui saisit les mains et les baisa l’une après l’autre, puis, lentement, très lentement, elle s’abandonna à la fatigue.

 Tu es mon roi, dit-elle, ou pensa, ou désira penser.

Son dernier souvenir fut le visage de Mirain, et sa main, chaude à brûler, sur sa joue déchirée.