CHAPITRE 10
Vadin était par terre. Le sol était froid. Et il ne se rappelait pas être tombé. Il se redressa péniblement, centimètre par centimètre, sachant que, dès qu’il serait debout, il deviendrait fou. Il devait soigner Rami, sinon elle périrait. Il devait soigner Mirain, ou son honneur d’écuyer périrait.
Ils emmenèrent Rami, des gens qui prétendaient savoir s’occuper d’elle. D’autres s’attroupèrent autour de la jument de Jeran, et quelques braves pansaient le Fou. Mirain…
Mirain était debout au centre d’un cercle de géants, regardant dans les yeux le plus grand d’entre eux, qui dominait Vadin comme Vadin dominait Mirain. Même à travers la brume de l’épuisement, Vadin le reconnut, la ressemblance avec Moranden était surnaturelle.
La voix de Mirain résonna, claire, fière et indomptable.
— Bonjour, seigneur baron. Je t’apporte le salut du Prince Moranden. Il te prie de te préparer à sa venue ; il demande que sa chambre soit dépourvue de vermine.
Vadin ravala son air. Les gens qui l’entouraient parurent aussi choqués que lui, et certains se raidirent sous l’insulte. Mais le Baron Ustaren regarda l’ambassadeur de son parent et rit.
— Quoi ? Et n’y laisser aucun rat que mon cousin pourrait chasser à loisir ?
— Seulement si tu es prêt à faire partie du tableau de chasse.
Vadin se rapprocha discrètement de Mirain. Non qu’il eût grand espoir de lui être utile ; certains des assistants avaient des lances de jet, et d’autres des arcs. Et les hommes d’Umijan étaient grands, même pour des gens du Nord. Ici, il n’était qu’un jouvenceau, ayant à peine la force de se tenir debout et encore moins celle de se battre.
Ils le laissèrent se placer derrière son seigneur, prouvant l’étendue sublime de leur mépris. Mirain n’y prêta pas attention. Il fixait le baron pour lui faire baisser les yeux, et il y réussit. Ustaren avait moins d’orgueil que Moranden, ou plus de ruse ; il céda, en apparence de bonne grâce.
— Les rats seront éliminés. Comment dois-je nommer le porteur des ordres de Sa Seigneurie ?
— Comme le nomme le Prince Moranden lui-même, répondit Mirain. Messager.
— Eh bien, sire messager, dois-je te loger avec les guerriers ? Ou serait-il plus sage de te traiter en hôte ? ou en prêtre ? ou peut-être en héritier de Ianon ?
— Où que je sois, je reste moi-même, dit Mirain, relevant le menton. Seigneur baron, tu as de la vermine à chasser, et mes compagnons ont grand besoin de repos. Ai-je ton accord ?
Ustaren s’inclina très bas et fit un signe que Mirain reconnut presque. D’autres le répétèrent tandis qu’il disait :
— Tout sera fait selon les ordres du Fils du Soleil.
Sa voix s’enfla jusqu’au rugissement.
— Haut les cœurs, Umijan ! Nous allons combattre !
Vadin était couché dans un lit qui aurait dû être d’une mollesse divine, et pourtant tous ses muscles et tous ses os étaient douloureux. Il avait dormi aussi longtemps qu’il dormirait jamais, mais son corps ne récupérait pas aussi vite. Même ses oreilles bourdonnaient. Un homme ronflait, ou plus vraisemblablement deux, Tuan et Jeran couchés dans la niche du garde de la grande salle d’Umijan. Mirain, qui ne ronflait jamais, occupait l’autre moitié du vaste lit, assez long et assez large pour que s’y perde même le Seigneur d’Umijan.
Quelqu’un avait dû les porter dans le lit, les déshabiller et les laver. Vadin se rappelait être entré dans cette chambre, sachant à qui elle était, mais rien de plus. Les deux soldats y avaient été transportés inanimés. Vadin y était arrivé sur ses deux pieds, très fier de cet exploit. Mirain non seulement marchait mais encore donnait des ordres. Mirain avait dû se coucher sans son aide, simplement pour prouver qu’il en avait la force.
Avec quelque effort et beaucoup de douleurs, Vadin se souleva sur un coude. Mirain dormait comme un enfant, sur le ventre, le visage tourné vers Vadin, le poing fermé contre sa joue. S’il avait été plus jeune, il aurait peut-être sucé son pouce. Mais ce visage n’était pas celui d’un enfant. Même dans le sommeil, il était plissé d’épuisement. Vadin claqua des dents. Généralement, Mirain ne dormait pas sur le ventre, mais sur le dos, ou en chien de fusil sur le flanc. Et ce n’était pas seulement la fatigue qui avait creusé ce profond sillon entre ses sourcils.
Très doucement, Vadin rabattit les couvertures. Le dos de Mirain était net, lisse, indemne. Aucune flèche n’était venue s’y nicher. Il portait un kilt, à l’évidence emprunté, beaucoup trop long, et enroulé deux fois autour de sa taille. Comme si cela pouvait tromper Vadin ; il savait très bien que Mirain dormait aussi nu que tout homme de Ianon.
Son kilt, tout subterfuge pathétique qu’il fût, s’était retroussé pendant son sommeil, découvrant ce qu’il était destiné à cacher. Vadin faillit pousser un cri de bête. Mièvre, Mirain ne l’était pas, et il en avait donné des preuves incontestables. Mais pour la première fois de sa vie, il était monté à cheval avec la pauvre protection d’un kilt et d’une tunique de bataille. Et il avait accompli la plus grande des Grandes Courses, une demi-journée, toute une nuit, et de nouveau presque tout un jour, et pas une fois, pas un instant il ne s’était trahi, révélant qu’il était écorché vif.
Vadin aurait dû s’en douter. Il aurait dû y penser. Il aurait dû…
— Sottises.
Mirain était réveillé. Il n’avait pas l’air moins hagard, mais son regard était clair.
— Tu n’en diras rien à personne.
Vadin comprit. Non que cela l’eût diminué aux yeux de quiconque, mais son maudit orgueil…
— Rien à voir avec ça ! dit sèchement Mirain. Ne sens-tu pas le danger qui rôde autour de nous ? Si l’on sait que je suis blessé, ils en profiteront pour nous entourer jour et nuit, et ne se contenteront plus de placer un garde à la porte.
Cette histoire de danger était suffisamment vraie. Vadin se mit en devoir de dérouler le kilt. Mirain le foudroya du regard, mais le laissa faire.
Ce n’était pas aussi grave qu’il l’avait craint. Les blessures étaient propres, quoique assez impressionnantes. Elles ne s’étaient pas infectées. Vadin les recouvrit avec précaution, et se leva. C’est seulement en arrivant à la porte qu’il réalisa avoir oublié ses courbatures. Il tira le verrou et cria à la cantonade :
— Du baume rouge, les pansements les plus doux que vous avez, et à manger. Et vite !
Il prit son temps pour refermer la porte et revint vers le lit sans plier les genoux.
La pommade arriva dans une jarre couverte, et c’était bien du baume rouge ; son odeur piquante lui fit pleurer les yeux. Les bandages étaient fins et doux, la nourriture substantielle et fumante, et il y avait aussi un pichet de bière. Ils n’épargnaient pas leur peine, ces gens-là. Par amour pour Mirain, se demanda-t-il fugitivement, ou par amour pour Moranden ? Il tira le verrou sur les visages curieux, et avança sur Mirain.
Le prince était en train de s’asseoir, ce qui était admirable pour sauver les apparences, mais consternant pour la douleur que ça provoquait.
— Allonge-toi, ordonna Mirain.
Miracle, il obéit. Une fois revenu à l’horizontale, il émit un soupir et ferma les yeux. Ceux de Vadin étaient dilatés et brûlants. Il se rappela sa mère, le jour où l’étalon tavelé avait embroché son père ; son expression ressemblait à ce qu’il ressentait en ce moment. Raide, silencieux, et fou de rage. La voix déformée par la colère, il dit avec brusquerie :
— Attention, ça va piquer.
Les mains de Vadin furent plus douces que sa langue. Mirain supporta tout sans broncher. Il faut dire qu’il vivait avec le feu du soleil dans sa main, auprès duquel le piquant du baume n’était qu’une simple bouffée de chaleur. Non que la douleur en fût diminuée, ou la honte. Vadin dit :
— Tu es un initié maintenant. Tu as ensanglanté ta selle et été oint de baume rouge.
— Qu’est-ce qui te fait penser que j’ai besoin d’être rassuré ?
— Tu n’en as pas besoin, d’accord, dit Vadin, se mettant en devoir de couvrir de bandages la chair blessée et pommadée. Tu m’agresses parce que ça t’amuse. D’où crois-tu que je tienne ce postérieur tanné comme du cuir ? Des jours passés en selle, des nuits passées sur le ventre, le baume rouge me brûlant jusqu’à l’os, et d’une demi-douzaine de missions à porter des pansements enroulés comme des culottes.
— Tu devrais porter des culottes pour commencer, et t’épargner ainsi bien des souffrances.
— Ce serait trop facile. Sinon, tu l’aurais fait toi-même.
Mirain se leva pour que Vadin puisse terminer sa tâche, bougeant avec précaution, l’air aussi sombre que son grand-père.
— Doucement. C’est là le hic. Les culottes sentent l’aise, le confort, et les mœurs efféminées du Sud. Je ne peux pas en porter ici et être considéré comme un homme et un prince. Alors que mon visage rasé, bon, c’est scandaleux mais tolérable : difficile à admettre, gênant, ça provoque souvent des bagarres. Les hommes de Ianon pourront sacrifier leur barbe de grand cœur par flatterie ou pour suivre la mode, mais ils mourront plutôt que cacher leurs jambes dans un pantalon.
— Moi, je mourrai avant de faire l’un et l’autre.
Vadin enroula la dernière bande, mais resta à genoux. Impression étrange que de lever les yeux sur Mirain, sachant que cela n’avait rien à voir avec la sorcellerie. Il s’assit sur les talons.
— J’ai conquis mon confort en kilt. Je n’ai pas l’intention d’expier cela en me rasant.
— Tu es vraiment un philosophe.
Mirain sourit si brusquement que Vadin cligna des yeux. Il passa un doigt sur la joue de l’écuyer. Geste qui frisait l’insulte, et qui frisait aussi la caresse.
— Et en plus, tu es beaucoup plus beau que moi, et sans le savoir. Ledi ne te chérit pas seulement pour ton beau caractère.
— Bien sûr que non. Pour mon cuivre, et parfois pour mon argent.
— Sans parler de ton sourire splendide. Et de cette fossette au menton… Ah !
Vadin se croisa les mains pour s’empêcher de frapper.
— Tu ferais mieux de t’habiller, monseigneur, dit-il. Avant que les autres ne se réveillent et te voient.
— Ils ne verront rien.
Mais Mirain partit à la recherche d’un vêtement, et trouva une tunique qui lui fit une robe assez élégante. Vadin retrouva son calme. Quand le prince s’approcha de la table pour manger, il put manger aussi, et même s’empêcher de le foudroyer du regard. Au bout d’un moment, il alla même jusqu’à sourire, quoiqu’en montrant un peu les dents.
Quand Moranden arriva enfin, Mirain était là, vêtu de son kilt et de sa cape, maintenant propres et raccommodés. Le prince était escorté de son parent d’Umijan, et chaque Umijien qui les suivait portait la tête d’un rebelle piquée au bout de sa lance. De même que bon nombre de Ianyens. Ils entrèrent en chantant.
Les femmes d’Umijan entonnèrent leur propre péan à voix aiguës, mi-chant triomphal pour la victoire, mi-mélopée funèbre pour les morts. Au milieu du tumulte, Mirain était seul, avec les trois compagnons qui lui restaient, entouré d’un cercle de silence, et de gens qui faisaient le signe qu’il avait déjà vu à son arrivée. De nouveau il le trouva familier, de nouveau il ne se rappela pas sa signification. Ils venaient tous vers Mirain, Moranden en tête, donnant les rênes à un homme qui tendit la main pour les prendre, et se retrouvant face au fils de sa sœur. Plein de sa victoire, il se montra magnanime, et embrassa son rival ; Mirain lui sourit comme s’ils avaient toujours été amis. Vadin ne comprit pas pourquoi il eut la mesquinerie de ne pas se joindre aux acclamations qui éclatèrent. Acclamations qui n’avaient rien de discret. Les soldats frappaient leur bouclier de leur lance en rugissant :
— Mirain ! Moranden ! Mirain ! Moranden !
Quand un semblant de calme fut revenu, Moranden dit :
— Beau travail, mon parent. Parfaitement exécuté. Si tu n’étais déjà chevalier d’Han-Gilen, je te ferais chevalier de Ianon.
Mirain sourit au visage heureux du prince, si agréable à contempler, et répondit avec douceur :
— Je prends tes paroles comme tu les entends, mon oncle.
Moranden éclata de rire, lui donna une bourrade dans le dos qui le fit trébucher, et se tourna vers le baron.
— J’espère que tu as logé et traité mon parent comme il le mérite. Il n’est rien moins que l’héritier de Ianon.
— Je l’ai installé dans ma propre chambre, dit Ustaren, et j’ai mis à son service mes propres esclaves, qu’il peut commander à sa guise.
— Et dont je suis très satisfait, dit Mirain.
Que de mamours. Vadin en avait la nausée. Heureusement, cela ne dura pas. Il y avait des blessés à soigner, des trophées à accrocher, et des femmes à aimer selon les rites du triomphe. Avec beaucoup de sollicitude, Mirain fut encouragé à se reposer des fatigues que cette chevauchée lui avait imposées. Non qu’on connût la vérité ou qu’on la devinât. Il refusait de boitiller, et deux jours sans monter avaient effacé les rides d’épuisement de son visage. Il était choyé comme une vierge royale, et il le savait, mais il quitta la cour de bonne grâce.
Jeran alla voir sa jument, qu’on pensait sauver ; Mirain n’avait rien à voir avec ça. Tuan le suivit, un œil sur le grenier à foin, l’autre sur une servante. Mirain venait derrière.
Ils avaient dû installer le Fou à part, dans une écurie toute à lui. Il tolérait les mains étrangères, si elles se limitaient à le soigner, mais il ne pouvait souffrir l’étalon qui régnait ici en roi. La bête, un splendide jeune bai, en porterait les cicatrices jusqu’à sa mort, quoique le Fou eût négligé de l’achever ; par dédain sans doute, soupçonna Vadin. Le démon noir semblait satisfait dans son exil, avec Rami à côté de lui et la jument de Jeran revenant lentement à la vie un peu plus loin. Il accepta les friandises que Mirain lui apporta, se soumit à l’examen du prince, et s’ébroua tandis que Vadin observait :
— Il n’a pas une marque. On dirait qu’il n’a rien fait de plus fatigant que défiler un jour de parade.
Mirain caressa la tête que Rami passait par un trou dans le mur, trou qui n’existait pas avant l’arrivée du Fou.
— Cette beauté aussi, dit-il. L’oisiveté la fait déjà piaffer d’impatience.
— Tu peux lui parler, dit Vadin, d’un ton plus maussade qu’il n’en avait l’intention.
— Les seneldi ne s’expriment pas en paroles.
Mirain inspecta le sabot du Fou, se penchant avec sollicitude et dit, comme s’adressant à l’étalon :
— Pour Rami, je suis un grand homme qui brille dans la nuit, un maître de magie. Je peux lui parler clairement et savoir ce qu’elle accepte que je sache, et peut-être a-t-elle bonne opinion de moi. Mais c’est toi qu’elle aime.
Vadin entendit à peine. Les mots n’étaient que des mots, des sons masquant les pensées, puis le souvenir le frappa si fort qu’il faillit tomber de son haut. Hommes d’Han-Ianon, natifs des Marches, et signes secrets des doigts partout où passait Mirain.
— Le signe, dit-il. Le signe qu’ils font tous quand on ne peut pas le voir. C’est un Grand Signe. Le signe contre un prince des démons.
— Je sais, dit Mirain avec calme, lâchant le sabot et lissant la crinière emmêlée.
— Tu sais ?
L’effort de hurler en murmurant le fit trembler.
— Tu sais ce qu’il veut dire ? Nous sommes dans la contrée de la déesse. Ce qu’elle est à Han-Gilen, et ce que le roi voudrait qu’elle soit à Ianon, Avaryan l’est ici. L’ennemi. L’adversaire. Le diable ardent. Et ils savent que tu es son fils. Tout homme d’Umijan pourrait t’abattre et être considéré comme un saint pour cet exploit.
— Personne n’a encore essayé, dit Mirain. Personne ne l’a tenté quand nous étions impuissants. Et maintenant, Moranden est là, avec son armée de la Vallée.
— Comment sais-tu que Moranden n’encouragera pas un meurtrier ? Par ses sarcasmes, il t’a incité à venir ici. C’est peut-être un piège qu’il t’a tendu, joliment appâté.
— T’es-tu totalement retourné contre lui ?
La bile monta dans la gorge de Vadin. Il la ravala, à demi étranglé.
— Non. Non. Pas du tout. Je sais seulement ce que je ferais si j’étais Moranden et si ce fief m’appartenait. Je te défierais en duel, je te tuerais, et je m’arrangerais pour que la vérité ne parvienne jamais dans l’Est.
— Mais tu oublies quelque chose, dit Mirain. L’armée a appris à m’apprécier.
— Cela s’oublie très facilement.
Vadin le saisit par le bras et l’entraîna.
— Fuyons. Immédiatement.
Mirain regarda tour à tour la main de Vadin puis son visage, et haussa un sourcil sarcastique.
— Es-tu soudain devenu couard ?
— Je n’aime pas m’attarder dans un piège qui se referme.
Lentement, Mirain leva sa main libre en un geste de dénégation.
— Non, Vadin. Je sais à quoi m’a exposé mon orgueil, mais je ne m’enfuirai pas maintenant. La partie a trop bien commencé. Je la jouerai jusqu’au bout.
— Même jusqu’à ta mort ?
— Ou celle de Moranden.
— Ou les deux.
Vadin le lâcha.
— Pourquoi est-ce que je discute avec toi ? Ymin elle-même n’a pas pu te faire entendre raison ; et c’était avant même que tu te mettes en route. Eh bien, continue. Tue-toi. Tu seras confortable dans la mort, et tu n’auras pas à te soucier de la suite.
Cela piqua Mirain, mais pas assez.
— Si c’est la volonté des dieux, qu’elle soit faite. Mais je ferai tout ce que je pourrai pour l’empêcher. Cela te satisfait-il ?
Il faudrait s’en contenter. Mirain ne céderait pas davantage.
Le Baron Ustaren menait un train princier. Ses chevaliers dînaient dans des assiettes en bois blanchi, ses capitaines dans des assiettes en cuivre, lui et ses hôtes de marque avaient des assiettes et des gobelets en argent repoussé.
Ici comme partout dans les Marches, les femmes ne mangeaient pas avec les hommes, mais des servantes servaient à la table d’honneur, vêtues de longues robes, modestement voilées et baissant les yeux. Une ou deux, pensa Vadin, devaient être jolies. Celle qui rôdait autour de Mirain l’était certainement, s’il fallait en croire sa silhouette élancée et son doux œil noir ; mais elle était plus grande que Vadin, et paraissait géante à côté de Mirain. Discrètement, Vadin s’efforça de percer son voile, pour voir si le visage tenait les promesses de l’œil.
Mirain lui-même la regardait, avec une insistance presque insultante. Presque, mais pas tout à fait. Ustaren posa lourdement la main sur son épaule.
— La fille de ma sœur, dit-il. Elle te plaît ?
Mirain choisit ses paroles avec un soin évident.
— Elle est très belle et me sert bien. Elle fait honneur à ta maison.
— Ferait-elle honneur à la tienne, Prince de Ianon ?
Elle s’était figée comme une biche poursuivie par les chiens. Sa peur était palpable. Peur du baron, peur de Moranden, qui observait et écoutait sans mot dire ; peur de Mirain. Peur de Mirain par-dessus tout, mêlée de fascination, et d’une pitié étrange, récalcitrante et pathétique.
— Je suis trop jeune pour penser à ces choses, dit-il.
Ustaren hurla de rire.
— Trop jeune pour ça, prince ? Ta stature est peut-être celle d’un enfant, mais la rumeur te donne l’âge d’un homme. Mentirait-elle ?
La salle, remarqua brusquement Vadin, était devenue silencieuse.
Ni Jeran ni Tian n’était assis près d’eux, ni ceux des soldats qui s’étaient montrés fidèles à Mirain. En fait, il n’en trouva aucun. Tous les visages que reconnut Vadin appartenaient à Moranden, et ils regardaient Mirain avec insistance et une hostilité palpable.
La tactique était ancienne, et efficace. Séparer l’ennemi de ses alliés, l’encercler et le vaincre.
Le gobelet de Mirain était plein d’un vin fort et capiteux. Il le leva et but à la santé d’Ustaren.
— Un homme est un homme, quelle que soit sa taille.
— Ou peut-être est-il un demi-dieu, dit Ustaren. Dis-moi, est-il venu à ta mère comme fait un homme ? Ou en tant qu’esprit, ou sous la forme d’une averse ou d’une pluie d’or ? Comment un dieu prend-il sa bien-aimée ?
Les yeux de Mirain flamboyèrent, mais il répondit d’une voix égale :
— Cela fut et reste entre elle et le dieu.
— De quelque façon qu’il soit venu, poursuivit Ustaren, imperturbable, il a laissé sur toi sa marque. Du moins le dit-on.
Mirain serra le poing.
— Il a eu la bonté de me laisser la preuve de mon lignage.
— De simples mortels sont-ils autorisés à la voir ?
La tension dans la salle était presque visible. Les tempes de Vadin puisaient sous sa pression.
— La marque ! cria un homme. Montre-nous la marque !
Mirain se leva brusquement, manquant renverser sa chaise. Un ou deux assistants rirent, pensant qu’il avait trop bu. Il brandit le poing.
— Oui, mon père m’a marqué ; marqué au fer rouge pour que tous puissent le voir. Là, regardez !
L’or prit feu dans sa paume. Quelqu’un poussa un cri.
Vadin sentit le danger derrière lui. Il banda ses muscles pour bondir. Trop tard. Des bras puissants se refermèrent sur lui, le tirant en arrière.
À l’endroit où tout à l’heure se trouvait le cœur de Mirain, une lame noire fendit l’air. La servante pivota, les yeux fixes et dilatés.
Moranden se leva d’un bond. Les hommes d’Umijan l’entouraient. Deux d’entre eux avaient saisi Vadin, qui se débattait de toutes ses forces. Mais Mirain était libre. Les assistants avaient reculé, traînant les tables après eux. Un grand espace était dégagé autour d’un feu central, et l’ordre régnait parmi ceux qui l’entouraient, l’ordre du rituel : les hommes faisaient cercle à l’extérieur, les femmes à l’intérieur, et au centre se tenait Mirain avec la nièce du baron. Elle avait rejeté son voile, et était encore plus ravissante que Vadin ne le soupçonnait. Et bien plus dangereuse. Elle tenait une dague dans chaque main, l’une droite et noire, l’autre incurvée et en bronze. Lentement, à mouvements fluides comme une danse, elle se rapprochait de sa proie.
Vadin mordit une main négligente. Son propriétaire l’assomma à moitié, mais ne le lâcha pas. Comme il bandait ses forces pour reprendre la lutte, Moranden s’écria avec la violence de la rage :
— Non ! J’interdis cela !
Ce fut Mirain qui répondit, Mirain qui rejeta sa robe de cérémonie, sans manquer un pas dans la danse de mort. Sa voix fut d’une douceur terrifiante.
— Laisse donc, mon oncle. Je mourrai, et tu auras ce que tu désires, ou je vivrai pour t’affronter au champ d’honneur. Comment pourrais-tu échouer ?
Il eut un sourire fulgurant.
— Moi, je n’ai pas l’intention d’échouer.
La dague noire le frôla. Il recula en dansant. La fille sourit.
— Ô brave, dit-elle presque avec tendresse, vaillant garçon attiré ici pour livrer la guerre que nous t’avons préparée. Dommage que tu doives mourir. Tu es si jeune.
— La lame noire, dit Moranden d’une voix dure quand s’éteignit l’écho de ces paroles. La lame noire est empoisonnée. L’autre est pour ton cœur quand elle t’aura soumis. Après avoir pris ta virilité.
— Un doux poison, dit-elle. Il donne à ses victimes envie de se coucher et de m’aimer. Veux-tu l’accueillir ? Tu appartiens à la déesse, et tu es si joli.
— Et si aimé de son ennemi.
Mirain salua Moranden, qui ne pouvait ou ne voulait pas l’aider, mais qui avait fait pour lui ce que l’honneur exigeait. Il imitait les figures de la femme, pas à pas, comme dans un miroir, maintenant entre eux une distance qu’elle ne parvenait pas à réduire. Elle n’était pas plus rapide que lui, pas plus lente non plus.
Vadin pensa d’abord que ses oreilles le trompaient. La salle était aussi silencieuse qu’elle pouvait l’être avec cinq cents personnes à l’intérieur, un feu flambant au milieu, et deux créatures démentes se traquant l’une l’autre autour du foyer. Mais sous le silence, autour et à travers lui, commença à résonner une musique douce et lente. Comme du noir strié d’or. Une voix à la fois grave et claire. Mirain s’était mis à chanter.
La femme – non, elle était prêtresse, adoratrice de la déesse ; elle ne pouvait pas être autre chose –, la prêtresse bondit, brandissant la lame de bronze et la noire. Le chant s’interrompit. Reprit. Il était clairement audible à présent, mais les paroles étaient étranges.
Elles semblaient n’avoir aucun sens, ou un sens qui dépassait celui des paroles humaines.
Une forme massive bondit dans le cercle. Ustaren, visage figé, yeux fixes, ensorcelé. Mirain avait disparu comme une ombre. La prêtresse pivota comme l’éclair, ses dagues des taches floues dans ses mains. La dague noire fulgura de l’avant. L’élan du baron le précipita sur la lame empoisonnée. Lentement, sans autre son qu’un soupir, il s’affaissa par terre. La prêtresse éclata d’un rire strident, dément.
— Du sang ! Du sang pour la déesse !
Mirain fut sur elle, rapide et souple comme un chat. La lame noire, profondément enfoncée dans le corps d’Ustaren, cessa de vibrer quand le cœur s’arrêta. La lame bronze fulgura si près de la joue de Mirain qu’il dut être rasé de près. Il eut un rire farouche. Sa main dorée se referma sur le poignet de la femme, qui hurla de douleur.
La dague tomba, la femme après elle. Il les laissa tomber. Il ramassa la dague et pivota sur lui-même. Les flammes rugirent jusqu’au plafond, puis s’affaissèrent en braises. Il marcha dessus, les traversa. Le cercle se rompit, les gens reculaient de terreur devant ses yeux qui embrassaient les visages gris cendre. Le dieu les emplit de son éclat, y flamboya, les consuma.
— Imbéciles ! dit-il avec une terrible douceur. Pauvres imbéciles aveugles et traîtres.
— Suppôt de l’enfer ! hurla quelqu’un, plus audacieux ou plus fou que les autres.
C’était peut-être une femme. Ou un homme que la peur faisait crier dans l’aigu.
Mirain ne répondit pas. Il fit face au frère de sa mère et dit :
— Je me souviendrai que tu as parlé pour moi. Et souviens-toi que j’ai causé la mort du chef de tes rebelles, celui qui avait soulevé les Marches et qui était maître des tribus. Il nous aurait piégés tous les deux, moi pour me mettre à mort, toi pour en faire sa marionnette sur le trône. Je te laisse ses domaines et ses gens.
Il lança la dague aux pieds de Moranden. Son cliquetis fracassa le silence.
— Fais-en ce que tu voudras, seigneur des Marches Occidentales. Mon père m’appelle ailleurs.