CHAPITRE 15
— Imbécile impatient.
Odiya ne fit preuve d’aucune indulgence envers le fils de ses entrailles.
— Si tu avais retenu tes chiens, si tu t’étais contenté de jouir de tes victoires…
Moranden pivota vers elle tout d’une pièce.
— Retenir mes chiens ? Ils ne m’appartenaient pas !
— C’étaient tes partisans. Tu n’as fait aucun effort pour leur imposer le silence.
— Et qui les a encouragés à parler ?
Il la dominait de tout son haut.
— Bas les masques, ma mère. Plus de faux semblants. Je sais quel esprit a tissé ce réseau de trahisons à Umijan. Je sais qui se trouve derrière les folies de ce soir. Et le roi, madame, le sait aussi.
— Le roi le savait aussi.
Il la prit à la gorge.
— Qu’as-tu fait ? Que lui as-tu fait ?
— Moi, rien, dit-elle. Il désirait mourir. Ce présent lui fut fait. Quand elle le veut, la déesse est miséricordieuse.
— La déesse !
Il cracha par terre.
— Et qui le lui a demandé ? Qui a dansé les sortilèges ? Qui a composé le poison ? Car c’était du poison, hein ? Mes partisans, ma colère, mon exil – diversions que tout cela, rien de plus. Le petit bâtard avait raison. Tu me manipulais !
— Naturellement que je te manipulais, dit-elle avec calme. Tu es un bon outil. Attrayant, malléable, et intelligent seulement par intermittence. Cet imposteur est cent fois supérieur au roi que tu ne seras jamais.
— Tu n’es pas une mère pour moi, fille des tigres.
— Je te donne le trône auquel tu aspires.
Il étrécit les yeux. Son chagrin était profond et déchirant, mais son esprit était lucide, et faisait froidement son devoir. En ce sens, il était bien le fils de sa mère ; et peut-être aussi de son père.
— Le trône, grommela-t-il. Il est vide à présent. Et le garçon… je l’ai entendu supplier le roi en ma faveur. Il révoquera ma sentence. Je lui lancerai un défi ; il tombera. Demain matin à l’aube, je serai roi.
— Demain matin à l’aube, tu seras en route pour les Marches.
— Es-tu folle ? Dois-je partir maintenant que tu m’as jeté tout Ianon à la tête ?
— Tu partiras en exil comme le seigneur ton père l’a ordonné. Tu es affligé, tu es furieux avec juste raison, mais tu es un homme d’honneur ; tu fais ce que ton roi a commandé. Si le nouveau roi te rappelle, eh bien, est-il ton roi ? Tu ne lui as pas juré allégeance, et tu ne le feras jamais, car c’est l’assassin de ton père.
— C’est toi qui as tué mon…
Elle le gifla, et il la fixa, bouche bée.
— Imbécile, dit-elle. Enfant stupide. Ce n’est pas un homme que tu puisses affronter. C’est un mage, le fils d’un dieu. Toute la Vallée de Ianon est sous son charme. Tout homme qu’il rencontre apprend aussitôt à l’adorer. Rappelle-toi la chevauchée vers l’ouest ; rappelle-toi ce qu’il a fait, s’effaçant parmi tes hommes, les subjuguant d’un mot ou d’un sourire, gagnant leur âme par sa magie. Et il a été le grand vainqueur de la guerre qui n’a jamais été. Il a conçu la course jusqu’à Umijan, il l’a dirigée et gagnée, pendant que tu t’attardais en arrière, dans l’exécution d’un devoir sans prestige. Tu n’étais que le commandant ; il était le héros. Et tu l’affronterais devant le cadavre du roi, rivalisant avec lui pour le trône !
Ses lèvres se retroussèrent en un rictus.
— Réfléchis ! Tu étais aimé de certains, respecté de tous, considéré comme le futur roi. En dehors de la Vallée, cela est toujours vrai dans une large mesure. Va là-bas ; montre-toi ; affiche-toi aux yeux du peuple, pendant que l’étranger apprendra qu’un trône peut attacher à lui son prétendant comme par des chaînes. Et quand enfin il aura acquis la force de les briser, quand il sortira de la Vallée pour revendiquer tout son royaume, laisse-lui découvrir par lui-même qu’il n’est roi que des contrées les plus centrales. Le reste sera à toi, soutenu par une armée, qui t’aura juré allégeance comme à son roi légitime. Alors tu pourras défier l’usurpateur. Alors tu régneras sur Ianon.
Moranden s’était immobilisé pendant ce discours, retrouvant sa raison, maîtrisant sa colère. Il l’écouta jusqu’au bout, presque calmement, tripotant les nattes entrelacées de cuivre de sa barbe. Quand elle eut fini, il alla jusqu’au bout de la longue pièce, fit une pause, se retourna face à elle.
— Attendre… je peux attendre. J’ai déjà attendu une douzaine d’années. Mais même mon faible esprit voit la faille de ton intrigue. Si le petit bâtard est un mage – et je ne doute pas que ce soit possible ; je l’ai vu à Umijan – s’il est passé maître en magie, comment pourrais-je le vaincre ? Je suis un guerrier, pas un sorcier.
— Il s’imagine être un homme de guerre. Défié comme il le sera si tu m’écoutes, il laissera son pouvoir de côté pour te combattre. Et je veillerai à ce qu’il respecte son serment.
— Toi, toujours toi.
— Et où serais-tu si je n’étais pas là ? Elle lui tendit la main.
— Dis-moi adieu, mon fils. Ta monture et tes bagages sont prêts ; ton escorte t’attend. Hâte-toi, ou l’aube te surprendra ici.
Il s’approcha comme s’il ne pouvait pas s’en empêcher, mais sa révérence fut pleine de raideur, et ses lèvres ne touchèrent pas la paume de sa mère.
— Tu vas rester ici ? Après tout ce que tu as fait ?
— Je conduirai mon vieil ennemi à son bûcher funéraire.
Elle eut un geste impérieux.
— Va ; je t’enverrai des nouvelles dans les Marches. Avec une dernière et sèche inclinaison de tête, il tourna les talons et sortit.
Elle était toujours là au lever du soleil, seule près de la fenêtre ouvrant à l’est, sa cape enroulée autour d’elle et son voile relevé.
Les pas légers sur son seuil, la présence qu’elle sentait dans son dos ne la firent pas se retourner tout de suite.
— Les étrangers n’entrent pas souvent ici, dit-elle au ciel embrasé.
— Je ne crois pas que nous sommes étrangers l’un à l’autre, dit une voix douce et grave.
Alors, elle se retourna. Malgré sa sagesse et ses espions, il la surprit un peu. Il était si petit, et pourtant il la dominait de si haut ! Et il ressemblait tant au père de sa mère.
D’un geste vif, elle annula son sortilège. Il rapetissa. Un peu. Il portait toujours sa robe blanche, maintenant sale et froissée, et il avait les traits tirés d’épuisement. Mais il était calme ; elle ne détecta aucune colère en lui.
— Le roi est mort, dit-il.
Elle s’étonna elle-même. Elle s’effondra sous le poids de ces simples mots ; visage contre le sol, elle pleura comme une femme qui vient de perdre le grand amour de sa vie. Et la douleur était réelle ; elle lui déchirait les entrailles.
— La haine, dit Mirain, est la jumelle de l’amour. Uveryen et Avaryan sont nés du même sein.
Elle se releva sur les mains. Il s’agenouilla près d’elle, sans la toucher, la regardant comme il aurait regardé une bête en train d’exécuter un rite étrange de son espèce. Mais ce regard n’était pas froid ; il y brûlait un feu subtil.
Il se déplaça légèrement, s’asseyant sur les talons et posant les poings sur ses cuisses. La main droite n’était pas complètement fermée ; la tension qui l’habitait était celle de la souffrance.
— Tu m’appartiens maintenant, dit-il. Toi et tout le cheptel de mon grand-père. Y as-tu pensé, quand tu as osé rester ici ?
Elle se releva d’un seul mouvement, comme le lynx dont elle portait le nom.
— Je n’appartiens à personne. La mort a tranché mes liens ; je suis libre.
Son geste de dénégation fut accompagné d’un éclair d’or.
— Ce serait vrai si tu avais été esclave ; et aussi si tu avais été une concubine. Mais il t’a pris pour épouse en un mariage de clan, et les femmes de clan passent à l’héritier. Pour en user, ou les donner, selon son bon plaisir.
— Non, dit-elle. Il n’a jamais…
— C’est écrit dans le livre de son règne. C’est enregistré dans les annales de sa chanteuse. Tu le savais sans aucun doute.
Odiya enserra sa taille palpitante de ses deux bras. Sa douleur s’était envolée. Sa haine était un feu brûlant. Mensonges, affreux mensonges. Elle connaissait la forme du mariage de clan, que dans l’Ouest on appelait accouplement des épées. Elle n’y avait jamais été soumise. Elle avait été enlevée dans sa chambre, elle avait été transportée dans la salle de son père, jetée devant son trône, elle avait été…
— Il ne t’a jamais violée devant ses hommes, ni dans le sang de ton père.
La voix n’était ni jeune ni douce. Elle le frappa par sa ressemblance avec celle du vieux roi.
— Il a passé l’épée au-dessus de toi. Il a prononcé les mots du mariage. Il a donné son nom à l’enfant que tu portais.
— Moranden est son fils !
Elle était tombée très bas ; elle lutta pour revenir au cœur de cette bataille.
— Nous n’avons pas été unis par l’épée. Non !
— Parce que tu n’as pas voulu prononcer les paroles rituelles ? Cela importe peu sous la lame.
Mirain était debout devant elle et, la tête renversée en arrière, baissait sur elle les yeux suivant la longue courbe de son nez. Cela, c’était un exploit ; elle eut envie de rire, pour rompre ce nouveau sortilège, pour retrouver sa force. Mais elle ne put que le regarder, rageant intérieurement, sachant qu’il était plus puissant qu’elle ne l’avait imaginé.
Elle savait maintenant. Elle ne le sous-estimerait plus jamais. Elle laissa sa tête s’incliner, son corps s’affaisser, comme vaincu.
— Que feras-tu de moi ?
— Que devrais-je en faire ?
Il dit cela d’un ton si léger qu’elle faillit se trahir.
— Je ne veux pas de toi pour mon lit. Je me méfie de toi dans le château, je me méfie de toi à l’extérieur du château, et même morte, je crois que je me méfierais encore de toi.
La crainte qu’elle afficha ne fut que superficielle.
— Massacrerais-tu une femme sans défense ?
Il eut un rire joyeux.
— Comment, Dame Odiya ? As-tu oublié ton heure quotidienne d’exercice à l’épée ? Ou la potion que tu distilles toi-même et qui a si bien adouci le vin de mon grand-père ?
Il cessa de rire ; il devint très froid.
— En voilà assez. Tu me tentes ; tu m’attires dans la nuit. Vivante ou morte, tu es mon ennemie ; vivante ou morte, tu t’efforceras de m’annihiler.
Elle attendit, sombrement patiente. Son pouvoir n’était pas aussi fort, peut-être, mais elle était plus âgée, et sa haine était plus pure, ne se mélangeait pas avec des illusions enfantines de compassion. Car c’était de cela qu’il rêvait, malgré la cruauté de ses paroles. S’il avait voulu la tuer, il n’aurait pas attendu si longtemps.
Il ouvrit les main, la sombre et la dorée.
— Tu es autorisée à accompagner le roi à son bûcher. Mais dans ce cas, sache que tu auras choisi, que tu devras le suivre dans le feu. Si tu veux vivre, quitte le château aujourd’hui, et jure de ne jamais lever la main contre le trône ou son seigneur. Mais si c’est la vie que tu choisis, je crois que ta déesse ne tardera pas à te la reprendre.
— C’est un choix ?
— C’est le seul que tu aies.
Elle garda le silence. Pas pour réfléchir à sa décision ; elle n’avait pas tant d’importance. Pour le considérer. Pour laisser sa haine refroidir et s’épurer.
— Je regrette, dit-elle, que tu ne sois pas mon fils.
— Remercie tous tes dieux que je ne le sois pas.
Elle sourit.
— Je choisis la vie. Comme tu savais que je le ferais. C’est un grand avantage des femmes : on n’a pas besoin de préserver son honneur, de craindre la honte de la lâcheté.
Il s’inclina très bas comme devant une reine, et lui rendit son sourire avec naturel.
— Ah, Dame Odiya je le sais bien, moi qui suis roi et fils d’un dieu. Je suis lié par l’honneur, et la honte et la parole donnée. Mais ce qu’ils signifient… enfin, c’est l’avantage qu’il y a à être ce que je suis. Je peux les modeler à ma propre image.
Elle s’inclina plus bas, presque jusqu’au sol, et pas entièrement par raillerie. Quand elle se releva, il avait disparu. Même avec le soleil rayonnant à travers la fenêtre, la pièce semblait sombre et triste, dépouillée de la splendeur qu’était sa présence.