CHAPITRE 11

Depuis le départ de Mirain, le roi avait repris l’habitude de monter sur les remparts, ne regardant plus vers le Sud maintenant, mais vers l’ouest. Ymin lui tenait compagnie pendant ces heures de guet, immobile et silencieuse, les yeux aussi souvent braqués sur lui que sur l’horizon. Il est vieux, pensait-elle. Il avait toujours été vieux ; mais il avait été fort, fort comme un arbre centenaire. Maintenant, il semblait fragile comme du verre. Quand le vent glacé soufflait des montagnes, il frissonnait, resserrant sa cape autour de lui ; quand le soleil l’accablait, il se courbait sous ses rayons.

Le quatrième jour après le plein de Lumilune, le vingtième après le départ de Mirain, le soleil se leva derrière un lourd rideau de nuages. Une petite pluie grise assombrissait le château. Pourtant, le roi continua à faire le guet. Ymin s’efforça en vain de l’en dissuader. Il resta sans l’entendre sous le dais que ses serviteurs avaient érigé pour lui, la pluie lui fouettant le visage et les cheveux volant au vent. De temps en temps, un frisson agitait son corps, malgré sa riche cape de cuir brodé doublée de fourrure.

Ceux qui allaient et venaient pour expédier les affaires du royaume – car le roi gouvernait aussi fermement du rempart que de son trône – se regardaient, en se faisant des signes qu’il ne pouvait pas voir, croyaient-ils. Sans doute s’était-il enfin mis à radoter.

Il ne daignait pas les remarquer. Ymin tolérait leur présence, et, ayant échoué à lui faire quitter son poste, elle gardait le silence. Parfois elle fredonnait entre ses dents des chansons à la pluie et des hymnes au soleil.

Soudain, elle se tut. Il s’était raidi et avait avancé en plein vent.

Un fin brouillard enveloppait la Vallée de Ianon. Des formes se mouvaient à l’intérieur, tantôt à peine visibles, tantôt reconnaissables : fermiers venus s’acquitter d’affaires ne pouvant attendre un ciel clair, un voyageur ou deux se traînant vers la chaleur et des pieds secs. Une fois, il y avait eu un courrier, et une autre fois, la calèche d’une dame.

Ce jour-là, ce fut un détachement monté, trempé de pluie. Ils étaient quatre. Aucune bannière ne flottait au-dessus de leurs têtes ; et leurs insignes, quels qu’ils fussent, étaient cachés par leurs capes. Leurs montures allaient assez rapidement, mais en baissant la tête de fatigue.

La robe noire de celui qui les conduisait luisait de pluie, et lui seul semblait avancer avec aisance. Il n’avait pas de bride.

Le roi était déjà à l’escalier menant à la porte.

 

Les sabots claquèrent sous l’arche. Un par un, les cavaliers descendirent de cheval pour rendre hommage au roi. Il les ignora. Mirain fut le plus lent à mettre pied à terre, pourtant, il semblait moins épuisé que les autres. Il eut même un petit sourire en s’avançant dans les bras de son grand-père, reculant quand le roi relâcha son étreinte, et disant :

— Comment, tu es aussi trempé que moi ! M’attendais-tu, Grand-Père ?

— Oui.

Le roi l’écarta à bout de bras.

— Où est Moranden ?

Le visage de Mirain ne changea pas.

— Derrière moi. Il avait des affaires à régler.

— Comme la guerre ?

— La guerre est terminée.

Mirain frissonna et éternua.

— Grand-Père, si tu permets, puis-je congédier mon escorte ?

Le roi comprit peut-être qu’il éludait le sujet, mais il vit aussi la sagesse de cette remarque.

— Toi aussi. Je te parlerai quand tu seras séché et reposé.

 

Le feu brûlait dans la chambre du roi, avec du vin aux épices qui chauffait sur les flammes. Le roi siégeait devant la cheminée, Ymin assise sur un tabouret près de lui. Mirain s’assit près d’eux sans un mot, acceptant la tasse que lui tendait Ymin. Il avait pris un bain. Ses cheveux propres flottaient sur ses épaules, et il avait enfilé une longue robe souple. À la lueur du feu, son visage était immobile, comme un masque, la bouche plus pincée qu’il ne le réalisait peut-être.

Le roi fit un geste.

— Raconte, dit-il simplement.

Pendant un long moment, Mirain garda le silence, fixant son vin sans le boire. Il dit enfin :

— La guerre est finie. Non qu’elle ait été très impressionnante, finalement. C’était un piège, dans lequel Ustaren d’Umijan joua un grand rôle. Il est mort. Je suis là. Moranden reviendra dès qu’il aura pacifié son fief.

Nouveau silence. Comme Mirain ne faisait pas mine de continuer, le roi dit :

— Tu l’as laissé bien tôt, et seul. Pourquoi ?

— Je n’avais plus rien à faire.

— Tu aurais pu rester pour gouverner en mon nom. Tu es mon héritier, et tu seras roi.

— Moranden est seigneur des Marches Occidentales.

Le roi le regarda longuement, avec insistance.

— Peut-être t’es-tu enfui, dit-il.

Mirain releva brusquement la tête.

— M’accuses-tu de lâcheté ?

— Je dis ce que d’autres diront. Es-tu prêt à te défendre ?

— Dans cette région de Ianon, dit Mirain, il ne serait pas bon de me prévaloir de mon lignage. En l’absence de guerre à livrer, j’ai jugé plus sage de rentrer.

— Comment Ustaren est-il mort ?

Si cette question était destinée à prendre Mirain au dépourvu, ce fut un échec.

— Il est tombé sous les coups d’une parente, prêtresse de la déesse. Elle était complètement folle. C’était moi qu’elle visait, ajouta-t-il.

Le visage du roi se figea.

— Personne n’est intervenu pour te défendre ?

— Mon oncle a essayé, et aussi mon écuyer. On les en a empêchés. Ustaren est mort. Pas moi.

— Et tu es parti.

— Avant que d’autres puissent mourir pour moi. Le moment n’est pas encore venu de montrer aux Marches la fausseté de leur religion.

Le roi baissa la tête comme si elle était soudain devenue trop lourde. Ses yeux voyaient une scène d’horreur, Mirain mort avec une dague noire dans le cœur.

Mirain s’agenouilla devant lui, posant ses mains sur les genoux noueux.

— Grand-Père, dit-il tout bas d’un ton pressant, je suis sain et sauf. Regarde, je suis là, vivant et indemne. Je ne mourrai pas et je ne te laisserai pas seul. Par la main de mon père, je le jure.

— La main de ton père.

Le roi souleva celle de Mirain, touchant du bout du doigt le soleil d’or. Il eut un sourire, bref, douloureux.

— Va au lit mon enfant. Tu as l’air d’en avoir besoin.

Mirain hésita, puis se leva et le baisa au front.

— Bonne nuit, Grand-Père.

— Bonne nuit, dit le roi, presque trop bas pour qu’il l’entende.

 

Ymin ferma doucement la porte derrière elle. La chambre était sombre, le faible mouvement d’air fit vaciller la flamme de la lampe. L’écuyer d’Imehen se dressa dans son alcôve, les yeux luisants, l’inquiétude incarnée. Elle chanta un Mot ; il se rallongea.

Mirain était couché mais il ne dormait pas. Il ne bougea pas quand Ymin s’approcha de son lit. Il ne la regarda pas non plus, mais il replia un bras derrière sa tête. Il ne portait pas son torque. Il avait l’air tout drôle sans lui, plus jeune, étrangement désarmé.

Cela, elle le savait, était une illusion. Même à bout de forces, Mirain n’était jamais sans défense. Il n’avait qu’à lever la main.

Il parla avec douceur, calme, sans salutation préalable.

— Il y a beaucoup d’adresse dans ta Voix.

— Dans le cas contraire, je ne serais pas la chanteuse du roi.

Alors il tourna les yeux sur elle. Peut-être était-il amusé. Certainement tenait-il quelque chose en échec.

— Je ne peux pas être ensorcelé ainsi. Même si j’aspire à l’être.

Elle s’assit sur le lit près de lui.

— L’as-tu prouvé ?

— Mon initiation à la prêtrise fut… confuse. L’un des prêtres était jeune, fort et impatient. Il a essayé la force.

Mirain se tut le temps d’un battement de cœur. La chose dans ses yeux, l’obscurité surgissante, la lumière soudaine, Ymin fut sur le point de les nommer.

— Il vécut. Il guérit, si on veut.

— Tu as conquis ton torque.

— Les prêtres d’Avaryan ne pouvaient pas le refuser au propre fils d’Avaryan. Bien qu’il n’eût pas soumis cette dernière parcelle de sa volonté. Bien qu’il eût failli commettre un meurtre. Bien qu’il ne pût maîtriser le pouvoir qui était un danger pour eux tous.

— Peut-être, dit-elle, que le pouvoir a ses propres règles, que ton âme connaît, mais pas ton esprit. Le rite du torque a été institué pour les simples mortels, pour leur enseigner la soumission, pour les éveiller à la puissance du dieu. Comme tu es son fils, tu n’avais besoin ni de l’un ni de l’autre.

— J’en ai plus besoin que personne.

Il se tut, mais elle commençait à comprendre. L’obscurité, c’était la colère, le chagrin, et la haine de lui-même. La lumière, c’était le feu du Soleil réclamant d’être libéré.

— Dis-moi, reprit-elle avec douceur mais fermeté, dis-moi ce que tu caches au roi.

Il baissa les yeux.

— Qu’y a-t-il à cacher ?

Soudain, elle perdit patience.

— Devons-nous jouer à « vrai-ou-faux » comme des enfants ? Le roi le tolère ; il veut t’épargner toute souffrance. Je n’ai pas ces scrupules. Tu as quitté Umijan parce que Moranden a essayé de te tuer. Exact ?

— Pas Moranden. Ustaren, par l’intermédiaire de sa nièce, prêtresse de la Nuit. Moranden m’a aidé autant qu’il le pouvait.

— Ce n’était pas suffisant.

— C’était plus qu’il n’avait à faire.

— Et cela t’exaspère.

Brusquement, il roula sur le ventre. La couverture glissa, et il ne fit rien pour la rattraper. Elle considéra avec plaisir son corps compact et sa peau douce, vit les cicatrices en voie de guérison et les reconnut pour ce qu’elles étaient ; céda à la tentation, et caressa son dos d’une main légère. Il frissonna, mais parla d’une voix claire et ferme.

— Au contraire, cela me réjouit le cœur. Moranden aurait pu trahir ; il aurait pu me lancer un défi. Mais en cette extrémité, il est venu à mon aide. Il deviendra peut-être mon allié.

— Alors, pourquoi l’as-tu abandonné ? Pourquoi n’es-tu pas resté pour presser ton avantage ? Maintenant, il est dans les Marches, au milieu de son peuple ; il oubliera votre alliance et ne se rappellera que votre inimitié, jusqu’à ce qu’il soulève les foules contre toi. Pourquoi l’as-tu laissé libre de te trahir ?

Il réagit à la vitesse de l’éclair, se redressant à demi et lui saisissant la main d’une poigne de fer. Elle plongea son regard dans ses yeux sombres et dilatés ; ses narines palpitaient ; ses lèvres se retroussèrent en un rictus.

— Je ne l’ai pas laissé libre ; je n’avais pas voix au chapitre. J’étais menacé, alors le pouvoir m’a envahi et a agi à sa guise. Il a précipité Ustaren vers la mort. Il a soumis la prêtresse. Il a jeté les Marches à la tête de Moranden, et m’a renvoyé à ma niche, où je suis au chaud, en sécurité, et à l’abri de tout danger.

Aussi brusquement qu’il lui avait saisi la main, il la lâcha, se pelotonnant en un petit bloc de rage et de souffrance.

— Le pouvoir a fait tout cela, et maintenant, il sommeille. Et moi, je me réveille pour affronter ce que j’ai fait. Meurtre, folie, couardise…

— Sagesse.

Cela le réduisit au silence.

— Oui, sagesse. Je me suis trompée tout à l’heure ; je n’avais pas réfléchi. Il valait mieux que tu t’en ailles après que ton pouvoir se fut révélé. Et Moranden ne se retournera pas contre toi pour le moment. Pas lui. Il te lancera un défi au grand jour, devant tout Ianon. C’est ce que savait ton pouvoir quand il t’a renvoyé vers nous.

— Mon pouvoir n’a pas fait que me défendre. Il a tué. Et moi, je… j’exultais. J’ai donné du sang à la déesse, et le dieu s’est enflammé en moi, et c’était plus doux que le vin, plus doux que le miel, plus doux même que le désir.

Sa voix se brisa sur le dernier mot, il se recroquevilla un peu plus, se balançant, le visage caché par ses cheveux défaits.

— Je me pose des questions, chanteuse. Ces vœux que j’ai prêtés sont-ils une grave erreur ? Peut-être que si je…

Il eut un rire étranglé.

— Mais tout est peut-être très simple. Je n’ai besoin de faire que ce que fait tout homme quand le besoin se présente, et le pouvoir verra comme c’est agréable et oubliera les délices du meurtre.

Elle se demanda sottement s’il avait bu plus que de raison. Mais son nez ne perçut pas l’odeur du vin, seulement l’odeur légère, mâle et caractéristique du musc de son corps. Et ses yeux virent que ceux de Mirain étaient clairs, bien que troublés. Et son cœur sut qu’il était tout simplement lui-même. Engendré par un dieu, marqué par lui au fer rouge, et accablé d’une destinée qu’il était contraint d’assumer. Pourtant, il était aussi un homme, et très jeune avec ça, pas encore adulte, qui avait reçu des pouvoirs et était chargé de fardeaux qui auraient écrasé un homme dans la force de l’âge.

Elle sentit qu’il était dans sa tête, attiré dans sa tête, et arpentait les voies de ses pensées. Il était décidé à rejeter toute pitié. Elle n’en ressentit aucune, ce qui le choqua au point qu’il se retira. Elle vit la colère monter en lui, elle le vit réaliser à quel point c’était ridicule, elle le vit s’efforcer de ravaler sa gaieté. À ce moment, il faisait bien son âge. Avant qu’il éclate de rire, elle lui imposa le silence, posant la main sur ses lèvres ; elles étaient brûlantes.

Elle la retira doucement. Il avait retrouvé son regard. La peine et le remords subsisteraient, la colère reviendrait, mais le plus fort de la tempête était passé. Maintenant, il la regardait, et pour un prêtre du Soleil élevé à Han-Gilen, il était étonnamment dépourvu de honte et ne chercha pas à dissimuler la réaction de son corps.

— Il vaut mieux que tu t’en ailles, dit-il d’une voix égale, la respiration à peine oppressée.

Ymin ne bougea pas.

— Aimerais-tu que je t’endorme en chantant ?

Il se raidit, piqué.

— Ai-je tellement l’air d’un enfant ?

— Tu as tout à fait l’air d’un homme. D’un homme qui a prêté des serments que seuls la mort ou un trône peuvent rompre. D’un homme qui a accompli des exploits dignes d’être célébrés dans des ballades, qui a souffert et a commencé à trouver la paix. Tu es le roi qui sera, et je suis la chanteuse du roi. Dois-je chanter pour toi ?

Le moment était passé, le danger s’estompait. Il s’allongea sur le flanc, tira sur lui la couverture, pas avec précipitation, comme s’il voulait cacher quelque chose, mais avec une certaine détermination. Puis il sourit avec toute la douceur du monde, et elle eut envie de le tuer, car maintenant qu’il s’était dominé, il l’avait dépouillée de son détachement hautain. Et il ne réalisait même pas ce qu’il avait fait.

— Chante pour moi, dit-il, avec la simplicité d’un enfant.

Elle prit une longue inspiration, et obéit.