CHAPITRE 12

Au réveil, sortant d’un rêve de magie et de chants, Vadin avait envie de chanter lui-même. Déjà levé, Mirain faisait sa toilette, s’efforçant de ne pas trop gronder les servantes. Quand Vadin entra dans la salle de bains, il l’accueillit à la fois irrité et souriant, mais d’un sourire presque douloureux, tant il était resté longtemps enfermé avec sa colère et son dieu.

— Entre, dit-il, et donne à ces importunes une bonne raison d’aller s’affairer ailleurs.

Elles n’en furent pas offensées, ni même découragées. Elles débordaient de joie d’avoir retrouvé leur jeune seigneur fantasque, de lui livrer leur combat quotidien, toujours terminé par le même dénouement. Il se baignait, s’habillait et se restaurait lui-même, mais elles lui tiraient son eau, posaient la mousse de savon à portée de sa main, lui tendaient les serviettes, préparaient ses vêtements et le servaient à table. Vadin trouvait que c’étaient elles qui gagnaient, même si c’était de justesse.

Comme d’habitude, Mirain partagea bain et déjeuner avec Vadin. Tout était parfaitement normal. Après les jours passés en selle, et les nuits sous la tente, sans échanger un mot qui ne fût absolument nécessaire, c’était pratiquement miraculeux.

Pourtant, quand Vadin lui revit son air halluciné, il n’en fut pas trop surpris. Le regard était moins fixe et hagard qu’il ne l’avait été, et ne persista pas longtemps. Juste le temps que Mirain l’inspecte des pieds à la tête avec une moue dubitative.

— Mets tes boucles d’oreilles, dit-il. Et ton collier de cuivre. Et aussi tes bracelets et la ceinture que tu réserves pour les fêtes.

Vadin haussa les sourcils.

— Où m’envoies-tu ? Me prostituer ?

Une ombre de sourire toucha les lèvres de Mirain.

— D’une certaine façon. Je veux que tu aies l’apparence du seigneur que tu es.

— Alors, je ferais bien d’ôter ta livrée, monseigneur.

— Non, dit Mirain d’un ton sans réplique. Jayan, Ashiraï, je vous livre cette victime. Il est mon écuyer. Il est aussi héritier de Geitan. Faites-en l’abrégé de ces deux dignités.

Le jeune serviteur et le vieux, un Asanien libre et un captif de l’Est, s’emparèrent de lui avec un plaisir non dissimulé. Il souffrit leurs services avec plus de bonne grâce que Mirain, ce dont il prit le temps de s’enorgueillir. Cela calma son anxiété. L’expression de Mirain n’augurait rien de bon pour quelqu’un, mais pour qui ? Il n’osa pas s’attarder sur cette question.

Les serviteurs défirent ses nattes d’écuyer, peignèrent ses cheveux et refirent des nattes comme il sied à un seigneur. Ils rafraîchirent sa barbe, et la tressèrent avec du cuivre ; ils ajustèrent sa livrée à la perfection et le parèrent comme Mirain l’avait ordonné. Ils firent même ce qu’il ne se donnait jamais la peine de faire, sauf pour les plus grandes fêtes : ils peignirent les armes de sa maison entre ses sourcils, le lion couché de gueules prêt à bondir sur le croissant de lune. Et quand enfin ils l’amenèrent devant le miroir, il vit devant lui un étranger. Plutôt bel homme à vrai dire, et assez seigneurial en cet appareil.

Le prince vint se placer près de lui, et il n’en fut pas diminué. Plus que jamais, il avait l’apparence d’un noble de Ianon ; non l’égal de Mirain, mais assez imposant par lui-même. Il pouvait d’autant plus relever la tête qu’il connaissait un homme devant qui il l’inclinerait volontiers.

Le reflet de Mirain sourit au sien.

— Tu es franchement beau, mon ami. Assez beau pour aller rendre visite à une dame.

Vadin se tourna face au prince. L’anxiété commençait à lui nouer l’estomac. Mirain était un prêtre juré ; il ne pouvait pas dépêcher un messager à une femme qu’il voudrait prendre pour épouse. Et encore moins simplement pour le plaisir. Ce qui laissait…

— J’ai un cadeau pour une grande dame, dit Mirain. Naturellement, je ne peux pas lui faire l’injure de le lui présenter de mes propres mains. Et je ne peux pas la rabaisser en le lui envoyant par un domestique. Voudras-tu le lui remettre en mon nom ?

Vadin étrécit les yeux. La requête était si simple, si naturelle qu’elle en était inquiétante.

— Qui est cette dame ? C’est peut-être indiscret ?

— Non, dit Mirain de bonne grâce. C’est Dame Odiya. Iras-tu la voir, Vadin ?

La crainte s’accusa. L’indignation la chassa.

— Que le diable t’emporte, tu n’as pas à jouer au courtisan avec moi ! Pourquoi ne pas me donner mes ordres et qu’on en finisse ?

Mirain pencha la tête.

— Je ne veux pas te commander. Iras-tu de ta libre volonté ?

— Est-ce que je ne viens pas de te le dire ?

Maintenant, Mirain riait, et c’était exaspérant, mais quand même préférable à ce qui avait précédé.

— Tu veux lui donner – quoi que ce soit – en mains propres et en mon nom ?

— Oui.

Mirain posa le cadeau dans sa main. C’était une petite boîte, beaucoup plus longue que large, en bois odorant du Sud avec des incrustations d’or.

— Tu ne dois la remettre qu’à elle, et ne te laisser arrêter par personne.

Ce ne serait pas facile, si les rumeurs étaient vraies. Vadin suivit les incrustations du doigt.

— Dois-je attendre une réponse ?

— Attends qu’elle ouvre la boîte. Dis-lui que je lui rends ce qui lui appartient.

Mirain découvrit les dents. Ce n’était pas un sourire.

— Tu ne seras pas en danger. Je puis te l’assurer.

Vadin pensa à plusieurs répliques, dont aucune n’était avisée étant donné l’humeur de Mirain. Il choisit le silence, fit une très profonde révérence, et se retira vivement.

 

Les femmes d’Imehen étaient élevées dans la modestie, mais elles n’étaient pas cloîtrées, et encore moins gardées par des eunuques. Cette coutume était bonne pour les barbares et les gens des Marches. Vadin, face au gardien castré d’Odiya, se retrouva brièvement sans voix. Cette créature était aussi grande que lui, et encore plus filiforme, mais son visage était trop lisse, ses cheveux trop luxuriants, ses yeux trop mornes. Impassibles, ils détaillèrent le jeune seigneur en tenue de cérémonie et dans toute la gloriole de sa virilité.

Vadin dirigea sa voix sur le masque qu’était ce visage.

— Je viens au nom du prince héritier. J’ai à parler à Dame Odiya. Laisse-moi passer.

Le regard se déplaça imperceptiblement. Vadin se prépara pour un second assaut. Le garde releva l’épée qu’il avait abaissée devant lui, et s’écarta.

Vadin sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il était reçu. Si facilement. Comme si on l’attendait.

C’était un univers inhabituel, cette forteresse gardée par des eunuques, pleine de senteurs étranges et de murmures de voix. Odiya ne vivait pas seule ici. D’autres concubines du roi y avaient chacune une chambre, un appartement ou toute une Cour, et la plupart étaient libres d’aller et venir ; Vadin les avait vues parfois, dans la grande salle ou autour du château, dames d’un certain âge en général, en compagnie de parents et de courtisans. Elles étaient neuf en tout, de haute et de basse naissance, belles ou non, choisies par la coutume et par la faveur du roi, dans l’idée que, par son union avec elles, il fortifierait le royaume. Mais la dixième était la Première Dame du Palais. Quelque haut placées que fussent les autres, quelque nobles que fussent leur lignage et leurs titres, c’était elle qui régnait ici, et elle régnait en souveraine absolue.

Vadin, une fois entré dans son domaine, aurait pu y errer longtemps sans guide. Mais il était chasseur, et les chasseurs apprennent la sagesse : s’arrêter quand on est perdu, et attendre. Peu après, quelqu’un vint, un autre eunuque, très vieux et ridé, avec des yeux aussi vifs que ceux de l’autre étaient ternes.

— Viens, dit-il, d’une voix presque assez grave pour être celle d’un homme.

Vadin le suivit, avec le sentiment de vivre un rêve, et pourtant il était en alerte, conscient du moindre son et du moindre mouvement. La boîte, légère dans sa main, contenait le poids d’un monde.

Des gens passaient, allant et venant : des domestiques, une dame ou deux, un joli page qui s’arrêta pour le regarder. Avec envie, peut-être. Ce n’était pas un endroit pour un mâle, même pour un garçonnet de sept ans, avec des yeux en amande et le teint brun-rouge des gens du Sud. Sa maîtresse, qui qu’elle fût, était bonne ou coquette : elle avait remplacé le large collier d’esclave en fer par un tour de cou en cuivre.

Croisant l’enfant, l’eunuque précéda Vadin dans un long escalier. À son sommet attendait un autre garde, monstrueux, qui ressemblait à une grande limace chauve. Le pire, ce n’était pas sa taille ou l’absence totale de poils, c’était sa blancheur ; il était blanc, comme la femme du conteur, et ses yeux étaient gris comme le fer. Vadin frissonna dans son chaud uniforme de velours, et passa devant lui en prenant grand soin de ne pas le toucher, comme si sa pâleur de larve était contagieuse.

Son guide sourit avec un soupçon de malice.

— Comment, jeune seigneur, tu n’apprécies pas Kashi ? Il est très rare et très admirable, fils de l’extrême Ouest, où tous les habitants sont blancs comme la neige. Ma maîtresse l’a payé une fortune.

Vadin ne daigna pas répondre. Il était déjà assez regrettable que ces yeux amers eussent remarqué sa révulsion ; il ne leur donnerait pas davantage sujet de se moquer de lui. N’était-il pas héritier de Geitan ? N’était-il pas l’envoyé du prince héritier ?

Cette hauteur le soutint presque jusqu’au bout. Dame Odiya se trouvait dans une salle aux larges baies, ouvertes au soleil et au vent ; et malgré tous les gardes, les commérages et les rumeurs de réclusion, elle n’était même pas voilée. Ses longs cheveux, d’un noir corbeau à peine strié d’argent, étaient nattés comme ceux d’un homme ; elle était vêtue d’une longue robe, aussi simple que celle d’une servante, et elle ne portait pas de bijoux. Pourtant, sa beauté était aussi éclatante qu’elle l’avait été dans le Bois de la Déesse. Beauté qui n’avait rien de doux, rien de bienveillant, rien de ce qui pour lui avait toujours représenté la féminité ; et cependant elle était femme jusqu’au bout des ongles. Femme comme la déesse était femme, femelle incarnée, sœur de la louve et de la tigresse, fille des lunes, des marées et de la nuit, aussi impitoyable que la terre elle-même.

La douleur tira Vadin de sa stupeur, les arêtes aiguës de la boîte tranchantes comme des lames entre ses mains crispées. Un sort – elle était en train de lui jeter un sort. Il la regarda, et il s’obligea à voir une femme vieillissante en robe sombre, maigre, presque asexuée.

Ses cheveux étaient ternes, son visage creusé jusqu’à l’os par l’amertume des ans. Mais elle était toujours très belle.

Le corps de Vadin, bien entraîné, lui avait fait mettre un genou à terre et baisser la tête, exactement selon l’inclinaison requise pour une concubine royale. Ses membres lui paraissaient plus disgracieux que d’ordinaire, ses côtes plus proéminentes, sa barbe plus embroussaillée. Comment osait-il infliger la vue de cet être lamentable à cette grande reine ?

Un sort. Dans sa tête, la voix sonna exactement comme celle de Mirain. Donne-lui la boîte, Vadin.

Il était en train de la donner. Il disait les mots que Mirain lui avait demandé de dire.

— Le prince héritier t’envoie ce présent, grande reine ; ce que tu as perdu, il l’a retrouvé et maintenant, il te le rend.

Elle prit la boîte. Son visage ne trahissait rien. En cela, il était comme celui de Mirain ou du roi. Royal.

— Je dois attendre que tu l’ouvres, haute dame, dit Vadin.

Elle leva les yeux. Il n’aurait pas pu bouger s’il l’avait voulu. Elle examina tous les traits de son visage, du front au menton. Elle dit :

— Tu es… presque… beau. Tu le seras tout à fait quand tu auras terminé ta croissance. Si tu vis jusque-là, ajouta-t-elle.

— Ouvre la boîte, dit Vadin.

Ou Mirain actionnait la langue de Vadin, ou la terreur ne lui laissait ni esprit ni voix. Mentalement, il se vit dans une pièce sombre, loin de toute aide, un couteau levé et luisant, un nouveau garde à la porte. Jeune, assez pour se rappeler ce que c’était que d’être un homme.

Les yeux de la dame le relâchèrent, si brusquement qu’il chancela. Ses longs doigts fuselés trouvèrent le fermoir, soulevèrent le couvercle. Elle baissa les yeux sans surprise, mais son calme s’était envolé. Maintenant, c’était la rage qui flamboyait sous ses sourcils, qui découvrait ses dents. Il lui en manquait deux, lacune disgracieuse, qui finit de rompre le charme.

Avec une violence soudaine, elle jeta la boîte loin d’elle. Son contenu luisait doucement dans sa main ; c’était la dague noire de la prêtresse d’Umijan. Vadin ravala son air. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle était plantée jusqu’à la garde dans le cœur d’Ustaren.

— Dis à ton maître, dit-elle, d’une voix dure comme le croassement d’un charognard, dis a ton puissant prince que j’ai bien reçu son cadeau. Et que je le garde jusqu’au moment où il boira son sang. Car mes servantes ont été faibles, mais elles reprendront des forces ; et la déesse a soif.

— J’entends, dirent la gorge, la langue et les lèvres de Vadin. Je suis sans crainte. Que la déesse convoite le sang du Soleil, mais qu’elle prenne garde. Son feu consume tout ce qui est issu de la nuit.

— Mais à la fin, c’est le feu lui-même qui est consumé.

— Qui peut savoir quelle sera la fin ?

Vadin s’inclina une dernière fois, toujours avec la même précision.

— Bonne journée, Dame Odiya.