Chapitre 6
Au cœur de l’Empire
Le contrôle du trafic aérien de la face éclairée de Coruscant guida le Pic de la Charogne vers le Palais, puis, une fois sur place, en direction d’une piste d’atterrissage privée installée dans une cour intérieure suffisamment grande pour accueillir des Destroyers Stellaires de classe Victory et Venator. S’aidant de ses répulseurs, le vaisseau descendit à travers les voies aériennes chargées pour aller se poser, et Tarkin réalisa que la résidence actuelle de l’Empereur n’était autre que l’ancien quartier général des Jedi. De l’élégant Temple de l’Ordre Jedi, néanmoins, il ne restait plus que son bosquet de cinq flèches suspendues aux nuages, qui constituaient désormais le pinacle d’un amas tentaculaire d’édifices cubiques aux façades inclinées.
Au bord de l’aire d’atterrissage, au milieu d’un détachement de gardes impériaux drapés de capes rouges et armés de piques de force étincelantes, se tenait Mas Amedda, vêtu d’une tunique volumineuse à épaulettes et portant un bâton plus grand que lui dont le sommet était orné d’une forme humanoïde lustrée.
— Comme c’est charitable de votre part de nous accorder un peu de votre temps, gouverneur, susurra le Chagrien alors que Tarkin, après avoir descendu la rampe de la corvette, s’approchait de lui.
Le Moff entra dans le jeu de son interlocuteur.
— Et tout aussi charitable de votre part de m’accueillir personnellement, Vizir.
— Nous apportons tous notre contribution à l’Empire.
Après un demi-tour impeccable, Amedda et les gardes casqués le guidèrent à l’intérieur du Palais à travers une série de portes ouvragées. Tarkin connaissait bien l’intérieur du bâtiment, mais les longs couloirs spacieux qu’il avait traversés des années auparavant étaient alors empreints d’une solennité rare. Ils grouillaient désormais de civils et de fonctionnaires d’espèces variées, et leurs murs et socles étaient laissés nus, sans art ni statue pour les décorer.
Curieusement, Tarkin se sentait déphasé, peut-être à cause de la pesanteur accrue, du rythme, de la foule, ou d’une combinaison de tous ces facteurs. Pendant trois ans, les seuls non-humains ou presque-humains qu’il avait vus et avec lesquels il était entré en contact avaient été des esclaves ou des ouvriers recrutés sur des bases périphériques et sur le chantier de la station de combat. Il avait entendu dire que nul n’avait besoin de s’absenter des années de Coruscant pour être ébahi par les changements à son retour ; car chaque jour, des immeubles étaient construits, détruits ou intégrés à des monstruosités plus grandes et plus hautes encore, ou simplement dépouillés de la décoration de l’ère républicaine et rénovés selon une esthétique plus austère. Les lignes courbes avaient laissé place aux angles droits, la sophistication à la rigueur. Cette tendance s’était aussi répercutée sur la mode et, hormis la cour impériale, peu nombreux étaient ceux à arborer des capes, des coiffes ou des robes voyantes. Cependant, la plupart des Coruscantiis s’estimaient satisfaits de leur vie, surtout ceux qui vivaient et travaillaient dans les étages supérieurs de cet insondable paysage urbain ; heureux ne serait-ce que d’avoir cette horrible guerre enfin derrière eux.
Tarkin avait passé les années les plus insouciantes de sa vie sur Coruscant et dans les Mondes du Noyau avoisinants avant d’être élu gouverneur d’Eriadu avec l’aide de membres de sa famille et de contacts influents. Il eut l’envie soudaine de filer en douce du Palais pour aller explorer les circonscriptions qu’il avait sillonnées dans ses jeunes années. Mais peut-être était-ce suffisant de savoir que l’ordre public avait enfin triomphé contre la corruption et la faiblesse, qui étaient les marques de fabrique de la République.
Quelqu’un héla son nom alors qu’il traversait une colonnade avec Amedda et, tournant la tête, Tarkin reconnut le visage d’un homme qu’il connaissait depuis l’académie.
— Nils Tenant ! s’exclama-t-il avec une surprise sincère.
Le Moff se sépara du cortège du Chagrien pour serrer la main que lui tendait Tenant. L’homme avait la peau claire, un nez proéminent et des lèvres charnues aux commissures tombantes. Il avait commandé un Destroyer Stellaire pendant la Guerre des Clones, et la tunique de son uniforme arborait la plaque d’insigne d’un contre-amiral.
— Quelle joie de te voir, Wilhuff ! déclara Tenant en serrant vigoureusement la main de Tarkin. Je suis venu dès que j’ai appris ton arrivée.
Tarkin fronça les sourcils.
— Et moi qui pensais que ma venue était un secret bien gardé.
Tenant renifla, amusé.
— Rares sont les secrets bien gardés sur Coruscant.
Manifestement agacé par cette perte de temps, Mas Amedda cogna l’extrémité de son bâton contre le sol poli et attendit que les deux hommes aient rejoint le cortège pour repartir et s’enfoncer davantage dans le Palais.
— Est-ce là le nouvel uniforme ? demanda Tenant tout en marchant.
Tarkin pinça la manche de sa tunique.
— Quoi ? Ce vieux machin ?
Puis il ajouta avant même que son interlocuteur ait le temps de répondre :
— Alors qui a laissé entendre que j’étais de passage ? Yularen ? Tagge ? Motti ?
Tenant resta très vague.
— Oh, tu sais bien, on entend dire tout un tas de choses…
Il faisait exprès d’avancer très lentement.
— Tu es allé dans les Confins Occidentaux, Wilhuff ?
Tarkin acquiesça :
— Je continue à traquer les anciens alliés du général Grievous. Et toi ?
— Pacification, répondit Tenant, d’un air distrait. Je suis revenu pour assister à une réunion des chefs d’état-major.
Il agrippa brusquement le haut du bras de Tarkin, l’invitant à laisser Amedda et les gardes s’éloigner. Lorsque le Vizir lui sembla hors de portée de voix, Tenant reprit la parole :
— Wilhuff, est-ce que les rumeurs sont vraies ?
Tarkin prit un air étonné.
— Quelles rumeurs ? Et pourquoi est-ce que tu chuchotes ?
Tenant regarda autour de lui avant de répondre :
— Au sujet d’une station mobile de combat. Une arme capable de…
Tarkin l’interrompit avant qu’il puisse aller plus loin, et jeta un coup d’œil vers Amedda, espérant être bien hors de portée du Chagrien.
— Ce n’est pas l’endroit approprié pour de telles discussions, répliqua-t-il fermement.
Tenant prit un air contrit.
— Bien sûr. Mais c’est seulement que… On entend tellement de rumeurs. Un jour, les gens sont là, le lendemain, ils ont disparu. Et personne n’a aperçu l’Empereur depuis des mois. Amedda, Dangor et le reste du Conseil ont pris l’habitude d’organiser des cortèges de limousines à répulseurs uniquement pour maintenir l’illusion que Palpatine se déplacerait en public.
Il se tut brièvement puis continua :
— Est-ce que tu es au courant qu’ils ont commandé une énorme statue de l’Empereur pour la place du Sén…, enfin, je veux dire la Place impériale ? Pourtant, le résultat semble plus terrifiant que majestueux pour le moment.
Tarkin haussa un sourcil.
— N’est-ce pas là l’objectif, Nils ?
Tenant acquiesça, l’air absent.
— Tu as raison, bien sûr.
Il regarda à nouveau les colonnes alentour avec méfiance.
— D’après les bruits de couloir, tu serais venu ici pour t’entretenir avec lui, poursuivit-il.
Tarkin haussa les épaules, l’air évasif.
— Si tel est son désir.
Tenant pinça les lèvres.
— Glisse-lui un mot à mon sujet, Wilhuff : en souvenir du bon vieux temps. Un grand changement se prépare – tout le monde le sent – et j’aimerais revenir sur le devant de la scène.
Tarkin fut surpris par la demande de Tenant qu’il trouva étrange et même un tantinet audacieuse. Mais en y réfléchissant, il se dit qu’il comprenait le désir de Nils de s’attirer les bonnes grâces de l’Empereur, lui-même étant reconnaissant d’être dans ses petits papiers.
Il tapota l’épaule de son camarade officier.
— Si l’occasion se présente, Nils.
Tenant esquissa un petit sourire.
— Tu es quelqu’un de bien, Wilhuff, dit-il avant de reculer et de disparaître dans la foule.
Tarkin s’empressa alors de rattraper Amedda et le cortège, qui venaient de tourner au coin du couloir.
Tarkin attirait la plupart des regards tandis que le groupe gravissait un large escalier donnant sur un vaste atrium. Toutes sortes de personnalités, tous grades confondus – fonctionnaires, conseillers, soldats –, s’arrêtaient net en l’apercevant, même s’ils essayaient de ne pas le dévisager trop ouvertement. Pourfendeur de pirates, ancien gouverneur d’Eriadu, diplômé de Prefsbelt, officier de marine pendant la Guerre des Clones, décoré lors de la Bataille de Kamino et promu amiral après une évasion audacieuse de la prison Citadelle, adjudant général à la fin de la guerre, et nommé par l’Empereur pour être l’un des vingt Moffs impériaux… Après des années d’absence loin de la capitale de l’Empire, Tarkin était-il là pour se faire pardonner, récompenser ou bien punir avec une énième mission consistant à traquer des récidivistes séparatistes dans les Confins Occidentaux, le Secteur Corporatif ou l’Hégémonie de Tion ?
Il se demandait parfois ce qu’aurait été sa destinée s’il n’avait pas intégré le système académique après ses années passées avec la Force de Sécurité, à un moment où il estimait que le fait d’acquérir un enseignement civil était la meilleure stratégie pour se faire connaître du reste de la galaxie. Peut-être serait-il toujours à la poursuite de pirates et de mercenaires de la Bordure Extérieure, ou enchaîné à un bureau dans une quelconque capitale planétaire ? Quoi qu’il en soit, il aurait alors été peu probable qu’il croisât la route de l’Empereur, connu à l’époque sous le seul nom de Palpatine.
C’était à l’époque où Tarkin étudiait à l’Académie Spatiale du Secteur de Sullust qu’ils s’étaient rencontrés, ou plutôt que Palpatine était venu le trouver. Tarkin venait de rentrer à l’installation orbitale de l’académie après de longues heures passées à piloter un vaisseau d’entraînement T-95 d’Incom et traversait le pont d’envol quand il entendit quelqu’un l’appeler. Se retournant pour découvrir d’où venait cette voix, il fut surpris de voir le Sénateur de la République s’avancer vers lui. Tarkin savait que Palpatine était membre du parti du Chancelier Suprême Kalpana, dont l’administrateur Finis Valorum et plusieurs autres Sénateurs se trouvaient dans la station pour assister aux cérémonies de remise des diplômes et de prestation de serment de l’académie. La majorité des diplômés occuperaient ensuite des postes dans le secteur du pilotage commercial, dans la flotte navale d’un système voisin ou au sein du Département Judiciaire. Vêtu d’une tunique bleue élégante, le politicien esthète aux cheveux roux lui fit un grand sourire accueillant et tendit la main pour le saluer.
— Cadet Tarkin, je suis le Sénateur Palpatine.
— Je sais qui vous êtes, répondit Wilhuff en lui serrant la main. Vous représentez Naboo au Sénat. Votre monde et le mien sont presque des voisins galactiques.
— En effet.
— J’aimerais vous remercier personnellement pour la position que vous avez prise au Sénat sur le projet de loi visant à encourager le maintien de l’ordre dans les zones de libre-échange.
Palpatine balaya ce compliment de la main.
— Nous espérons apporter de la stabilité aux mondes de la Bordure Extérieure.
Il plissa les yeux et demanda :
— Les Jedi ne vous ont-ils pas apporté leur aide pour faire face aux pirates qui continuent de piller le Seswenna ?
Tarkin secoua la tête.
— Ils ont ignoré nos demandes d’intervention. Apparemment, le Seswenna ne figure pas assez haut dans leur liste des priorités.
Palpatine renifla de dédain.
— Eh bien, je pourrais peut-être vous apporter un peu d’aide à cet égard. Pas avec les Jedi, bien sûr. Avec les Judiciaires, j’entends.
— Eriadu serait honorée de recevoir de l’aide, d’où qu’elle vienne. Si la situation s’apaisait dans le Seswenna, cela pourrait atténuer les tensions sur toute la Voie Hydienne.
Palpatine haussa les sourcils, l’air à la fois surpris et enchanté.
— Un cadet qui, en plus de piloter avec talent, s’intéresse aussi à la politique ? Comment est-ce possible ?
— Je pourrais vous poser la même question. Comment est-ce possible qu’un Sénateur de la République sache qui je suis ?
— En fait, votre nom a été évoqué lors d’une discussion que j’ai eue sur Coruscant avec un groupe d’amis animés des mêmes idées que moi.
— Mon nom ? répéta Tarkin, incrédule, tandis qu’ils prenaient lentement la direction des salles de repos des pilotes.
— Nous sommes toujours à l’affût d’individus dotés d’aptitudes remarquables dans le domaine de la science, de la technologie ou autres.
Palpatine marqua une pause puis ajouta :
— Dites-moi, cadet Tarkin, quels sont vos projets une fois que vous serez diplômé de cette institution ?
— J’ai encore deux années de formation devant moi. Mais j’espère être accepté à l’académie des Judiciaires.
Palpatine balaya cette idée de la main.
— Rien de plus simple. Il s’avère que je suis ami avec le doyen de cette académie. Je serais ravi de vous recommander si vous le souhaitez.
— J’en serais honoré, répondit Tarkin. Je ne sais pas quoi dire, Sénateur. S’il y a quoique ce soit que je puisse faire pour vous…
— C’est le cas.
Palpatine s’arrêta brusquement sur le pont d’envol et se tourna pour regarder Tarkin en face.
— Je souhaite vous proposer une carrière alternative. La politique.
Tarkin se retint de rire.
— Je ne suis pas sûr, Sénateur…
— Je sais ce que vous devez penser. Mais certains membres de votre famille ont néanmoins estimé cette voie assez noble pour la choisir. Ou ne seriez-vous pas fait de la même étoffe ?
Palpatine continua avant que Tarkin puisse répondre :
— Si vous me permettez de vous parler franchement un instant, cadet, nous avons le sentiment – mes amis et moi – que vous gâcheriez vos talents à l’académie des Judiciaires. Avec vos compétences en pilotage, je suis certain que vous seriez un atout excellent parmi leurs forces, mais vous êtes déjà bien plus qu’un simple pilote.
Tarkin secoua la tête, ébahi.
— Je ne saurais même pas par où commencer.
— Et c’est bien normal. Cependant, la politique est mon domaine de compétence.
L’expression jusqu’alors détendue de Palpatine devint sérieuse.
— Je comprends ce que cela fait d’être un jeune homme plein de fougue et, manifestement, d’ambition qui a le sentiment d’être marginalisé par les circonstances de sa naissance. Même ici, j’imagine que vous avez été mis à l’écart par la progéniture gâtée des influents. Ce n’est pas une question de richesse – votre famille pourrait acheter et revendre la plupart des morveux de cette école – mais plutôt une question de chance : vous payez le fait de ne pas être né plus près du Noyau. Et vous voilà donc contraint de lutter contre leurs charmants préjugés : vous manquez de finesse, de culture, de bienséance.
Il s’arrêta pour s’autoriser l’esquisse d’un sourire avant de reprendre :
— Je suis bien conscient que vous avez déjà réussi à vous faire un nom malgré tout. Et rien que cela, jeune Tarkin, prouve que vous n’êtes pas né pour être un suiveur.
— Vous parlez en connaissance de cause, s’aventura Tarkin après un long silence.
— Bien sûr, lui répondit Palpatine. Nos mondes d’origine sont différents dans le sens où le mien n’a jamais eu l’ambition de participer à la politique de la galaxie, alors que le vôtre a longtemps cherché à y être inclus. Mais j’ai su dès le début que la politique pouvait m’ouvrir une voie jusqu’au centre. Malgré cela, je n’ai pas atterri à Coruscant par mes seuls moyens. J’ai eu l’aide d’un… professeur. J’étais plus jeune que vous ne l’êtes aujourd’hui quand cette personne m’a aidé à réaliser ce que je désirais par-dessus tout et m’a permis d’atteindre cet objectif.
— Vous…, commença Tarkin.
Palpatine acquiesça.
— Votre famille est puissante, mais seulement dans le Seswenna. La Force de Sécurité des Régions Extérieures aura bientôt débarrassé le secteur de toute cette vermine pirate. Alors, que ferez-vous ensuite ?
Il plissa à nouveau les yeux.
— Il y a des combats plus grands à mener, cadet, poursuivit-il. Quand vous serez diplômé, pourquoi ne passeriez-vous pas me voir sur Coruscant ? Je vous ferai visiter le Sénat et avec un peu de chance, je parviendrai à vous faire changer d’avis sur votre future carrière. Contrairement à Coruscant, Eriadu n’est pas corrompue par la cupidité ni paralysée par le fatras des voix contradictoires. Ce monde a toujours appartenu aux Tarkin, et il pourrait devenir un modèle pour les autres planètes qui désirent être reconnues par la communauté galactique. Vous pourriez être celui qui initie ce mouvement.
Tout compte fait, Tarkin n’intégra pas le monde de la politique avant de longues années, même s’il accepta l’aide de Palpatine pour être admis à l’académie des Judiciaires. Une fois là-bas – et exactement comme le Sénateur de Naboo l’avait prédit –, ses camarades cadets le considérèrent d’abord comme une sorte de sauvage noble : un être de principe doté d’une énergie et d’une volonté à toute épreuve qui avait la malchance de venir d’un monde barbare.
Cette réputation était en partie imputable au père de Tarkin et à l’échelon supérieur de la Force de Sécurité des Régions Extérieures. Désireux d’impressionner le Noyau avec leurs performances et le fait qu’ils acceptent de faire don à la République de l’un de leurs plus fins stratèges, les dirigeants de la Force de Sécurité avaient eux-mêmes déposé Tarkin à l’Académie dans l’un de leurs plus beaux cuirassés, dont la coque brillante était ornée du symbole du veermok rugissant. Tarkin, quant à lui, arborait l’uniforme d’un commandant de la Force de Sécurité. Son arrivée provoqua une telle agitation que le grand prévôt de l’Académie le prit pour un dignitaire de passage, ce qui, même si c’était sûrement vrai dans les mondes situés d’un bout à l’autre du Secteur Seswenna, n’avait strictement aucun poids dans le Noyau. Sans l’influence de Palpatine, une fois encore, Tarkin aurait pu se faire renvoyer de l’Académie avant même d’être inscrit en première année.
Tarkin comprit qu’il avait omis de tenir compte des leçons apprises à Sullust et qu’il avait commis un des pires impairs qui soit en termes de tactique. Que ce soit sur le plateau de la Charogne ou dans l’espace d’Eriadu, il avait tellement pris l’habitude de se ruer avec audace au cœur de la confrontation et de faire des entrées aussi théâtrales qu’impétueuses qu’il n’avait pas pris le temps de prendre en considération le côté guindé de son nouveau terrain d’essai. Loin de semer le chaos comme il l’avait fait si souvent pour arriver à ses fins sur terre et au fin fond de l’espace, il n’avait réussi, cette fois-ci, qu’à susciter le mépris instantané de ses instructeurs et les railleries de ses camarades, qui ne rataient pas une occasion de l’appeler « commandant » ou de lui faire des saluts facétieux à chaque fois qu’ils le croisaient.
Rapidement, les moqueries donnèrent lieu à des bagarres, dont il sortait généralement vainqueur, mais aussi à des sanctions disciplinaires et à des blâmes qui le condamnèrent à rester en queue de classe. Le fait qu’un élève puisse se faire renvoyer des Judiciaires uniquement pour s’être défendu était plutôt inédit, et peut-être Tarkin aurait-il dû percevoir, dans cette attitude, le symbole de la position qu’adopterait la République elle-même dans les années à venir, quand son autorité serait remise en question par les Séparatistes. Mais il n’arrivait pas à s’empêcher de combattre le feu par le feu. Petit à petit, il parvint à encaisser les affronts de ses pairs sans avoir recours à la vengeance, mais il continuait néanmoins à collectionner les blâmes, accusé d’être un fauteur de troubles et d’être l’auteur de débordements impulsifs. Malgré tout, il refusa de se laisser intimider, et choisit plutôt de prendre son mal en patience afin d’attendre l’opportunité qui lui permettrait de montrer à ses pairs de quoi il était capable.
Et cette opportunité se présenta sur Halcyon.
Planète membre de la République située dans la région des Colonies, Halcyon traversait elle aussi une période troublée. Un groupe d’usurpateurs sans pitié revendiquant pour Halcyon le droit de gérer elle-même ses affaires avait enlevé plusieurs responsables haut placés de la planète et les retenait en otages dans un bastion reculé. Après l’échec des négociations, le Sénat de la République avait accordé la permission aux Jedi d’intervenir et, si nécessaire, d’avoir recours à la « diplomatie du sabre laser » pour résoudre la crise. Tarkin faisait partie des quatre-vingts Judiciaires choisis pour assister et soutenir les Jedi.
N’ayant jamais vu et encore moins servi aux côtés d’un Jedi, il fut fasciné dès le début. Sa connaissance théorique de la Force était tout aussi pointue que celle de la plupart de ses pairs à l’Académie, mais il ne souhaitait pas tant approfondir sa compréhension de la métaphysique qu’observer les Jedi en action. Comment s’en sortaient-ils en tactique et en stratégie ? À quelle vitesse brandissaient-ils leurs sabres laser quand leurs ordres tombaient dans l’oreille d’un sourd ? Jusqu’où étaient-ils prêts à aller pour faire respecter l’autorité de la République ? Se considérant expert au maniement de la vibrolance, Tarkin était tout aussi captivé par leurs compétences au sabre laser. En les regardant s’entraîner pendant le voyage vers Halcyon, il remarqua qu’ils avaient chacun un style de combat différent, et qu’il ne semblait pas y avoir de lien entre leurs techniques d’attaque et la couleur de leurs lames d’énergie.
Sur Halcyon, les Jedi divisèrent les Judiciaires en quatre équipes ; l’une d’entre elles fut chargée de les accompagner à la forteresse et les trois autres furent affectées de l’autre côté d’une crête de petites montagnes pour bloquer d’éventuelles voies d’évasion. Même si Tarkin reconnaissait une certaine logique à cette tactique, il n’arrivait pas à se défaire de l’impression que les Jedi voulaient simplement se dédouaner de leurs responsabilités envers le personnel des forces de l’ordre qu’ils considéraient clairement comme inférieur.
Cependant, les Jedi n’avaient pas pris en compte le fait que les usurpateurs d’Halcyon étaient des experts en technologie et qu’ils avaient eu largement le temps de se préparer en cas d’assaut mené contre le bastion. À peine les équipes de Judiciaires s’étaient-elles enfoncées dans les contreforts densément boisés que les satellites du système de géo-positionnement planétaire furent désactivés et la communication sol-air brouillée. Très vite, l’équipe de Tarkin perdit tout contact avec les deux croiseurs qui les avaient emmenés sur Halcyon, leurs commandants Jedi et les autres équipes de Judiciaires. S’ils avaient voulu être prudents, ils auraient patienté sagement que les Jedi remplissent leur mission à la forteresse et attendu sur place l’équipe d’exfiltration. Mais le commandant de l’équipe un humain aimant suivre les règles à la lettre, dont les vingt ans de service au sein des Judiciaires, les talents de pilote et les compétences martiales avaient peu à peu gagné le respect de Tarkin, pourtant réticent au départ – avait d’autres projets. Convaincu que les Jedi, eux aussi, étaient tombés dans un piège, il s’était mis en tête d’attaquer par voie de terre, de traverser la crête et d’ouvrir un second front en atteignant la forteresse. Tarkin fut frappé par l’arrogance de cette stratégie – assez proche finalement de ce qu’il avait pu voir chez les quelques Jedi qu’il avait rencontrés – mais il comprit également que le commandant ne supportait sans doute pas l’idée de se retrouver coincé en pleine nature sauvage avec un groupe d’élèves sans expérience.
Tarkin prit immédiatement conscience de la catastrophe qui les guettait. Le datapad du commandant contenait des cartes de la région, mais Wilhuff savait d’expérience qu’il y avait un monde entre les cartes et la réalité du territoire, et que ces forêts à triple canopée pouvaient s’avérer complexes à traverser. En même temps, il réalisa que l’opportunité de prouver sa valeur était enfin venue et que lui-même n’aurait pas pu créer situation plus idéale. Les briefings sur la mission l’avaient familiarisé avec la topographie locale, et il était à peu près sûr de pouvoir se rendre directement au bastion en suivant son instinct. Mais il décida de garder cela pour lui.
Pendant trois jours ponctués de mauvais temps, de coulées de boue et de chutes d’arbres inopinées, le commandant les fit avancer péniblement à travers la forêt épaisse et les marécages, tourner en rond à l’occasion et perdre peu à peu tous leurs repères. Quand, au bout du quatrième jour, leurs rations sous blister commencèrent à s’épuiser et la fatigue à s’installer, tout semblant d’intégrité disparut au sein de l’équipe. Ces rejetons de familles aisées du Noyau, pour qui voyager à travers les étoiles était on ne peut plus naturel, avaient oublié ou n’avaient même peut-être jamais su comment faire pour vivre et dormir sous leur éclat, loin de toute lumière artificielle et de tout contact avec des espèces intelligentes, dans la jungle isolée d’un monde reculé. Ils étaient démoralisés par les pluies diluviennes, fréquentes et violentes, perturbés par les cris d’apparence hostile mais inoffensifs des bêtes invisibles et restaient blottis dans leurs abris étroits, effrayés par le vrombissement des insectes qui pullulaient au-dessus de leur tête. Ils commencèrent à avoir peur de leurs propres ombres et, devant leur détresse, Tarkin sentit monter en lui un sentiment de puissance.
L’opportunité de montrer ce dont il était capable se présenta sur le rivage caillouteux d’une large rivière aux eaux limpides et au cours rapide. Pendant des heures, l’équipe avait progressé de façon intermittente le long de la rivière, et Tarkin en avait profité pour étudier le courant, observant la parallaxe des objets qui tapissaient le lit du ruisseau ainsi que les ombres projetées par les timides soleils d’Halcyon. Quelques heures auparavant, en aval d’une chute d’eau, ils avaient longé une étendue d’eau qu’ils auraient pu traverser à gué sans difficulté, mais Tarkin avait tenu sa langue. À présent, alors que le commandant et certains des membres de l’équipe discutaient de la profondeur estimée de la rivière, Tarkin se contenta d’entrer dans l’eau et, luttant contre le courant, de gagner le milieu de la rivière où des vaguelettes clapotèrent contre ses épaules. Puis il plaça ses mains en porte-voix et cria en direction de son équipe :
— C’est profond comme ça !
Après cela, le commandant le garda à ses côtés et finit par le laisser guider l’équipe. En s’orientant grâce aux levers et aux couchers des soleils jumeaux d’Halcyon, et parfois sous la lumière blafarde des petites lunes qui constellaient le ciel, Tarkin les mena le long d’un chemin forestier sinueux qui les conduisit à travers les collines jusqu’à une forêt moins dense. Le long du trajet, il leur montra comment utiliser leurs blasters pour tuer du gibier sans faire de trous béants dans les parties les plus comestibles. Pour le plaisir, il abattit un gros rongeur avec une lance en bois fabriquée de ses mains et divertit son équipe en préparant et en cuisinant la viande sur le feu qu’il avait, peu avant, fait jaillir d’une pile de petit bois à l’aide d’une pierre à étincelles. Il habitua également ses camarades à dormir par terre, sous les étoiles, au milieu d’une cacophonie de bruits et de chants.
À une époque où la Guerre des Clones ne devait pas débuter avant une dizaine d’années, il ne faisait plus aucun doute pour son commandant et ses pairs que Wilhuff Tarkin avait déjà goûté au sang.
Après trois jours de marche supplémentaires, et lorsque Tarkin estima qu’ils se trouvaient dans un rayon de cinq kilomètres de la forteresse des usurpateurs, il se mit en retrait pour laisser le commandant les guider. Les Jedi n’en revenaient pas. Ils venaient à peine de mettre un terme à l’insurrection – en ayant miraculeusement sauvé chacun des éminents otages – et avaient abandonné tout espoir de retrouver les Judiciaires en vie. Des patrouilles de recherche avaient été envoyées mais aucune n’était parvenue à retrouver la piste de l’équipe. Soulagés d’être de retour sur la terre ferme, les cadets préférèrent d’abord garder pour eux les détails de l’épreuve qu’ils venaient de subir, mais le moment venu, les langues se délièrent et ils finirent par reconnaître que Tarkin leur avait sauvé la vie.
Les Judiciaires qui, au-delà du Noyau, ne connaissaient pas grand-chose à la galaxie furent stupéfaits de découvrir qu’un monde comme Eriadu pouvait produire non seulement des denrées essentielles mais aussi de vrais champions. Une bande de cadets admirateurs se forma autour de Tarkin, cherchant aussi bien à profiter du rayonnement engendré par sa popularité soudaine qu’à apprendre de lui, quitte à devenir parfois la cible de ses plaisanteries. Ils découvrirent en lui quelqu’un d’aussi exigent envers lui-même qu’en vers les autres, même si ces « autres » se trouvaient parfois être des supérieurs qui, à ses yeux, fuyaient leurs responsabilités ou prenaient de mauvaises décisions. Ils avaient déjà été témoins de ses compétences quand il s’agissait de se battre, d’escalader des montagnes, de piloter une canonnière ou de briller sur un terrain de sport, mais – comme les crises semblables à celle d’Halcyon se multipliaient – ils découvrirent aussi au fil du temps qu’il savait se montrer fin stratège. Plus important encore, ils prirent conscience que Tarkin était un leader-né, une source d’inspiration pour les autres, quand il s’agissait de surmonter ses peurs ou de dépasser ses limites.
Tous n’étaient pas sous son charme, néanmoins. Si pour certains il était méticuleux, courageux et savait garder son sang-froid, pour d’autres il était calculateur, impitoyable et fanatique. Mais quelle que soit la position de ses pairs à son égard, les histoires qui circulèrent sur Tarkin durant les derniers temps du Département Judiciaire étaient toutes légendaires, et devenaient plus spectaculaires à chaque fois qu’on en faisait le récit. Peu de gens connaissaient alors les détails de son éducation hors du commun, car il avait pour habitude de ne parler que lorsqu’il avait quelque chose d’important à ajouter. Il aurait de toute façon été inutile de se vanter, sachant que les histoires qui se répandaient à son sujet allaient bien au-delà de tout ce qu’il aurait pu raconter ou inventer. La rumeur voulait qu’il ait remporté un combat à mains nues contre un Wookie, piloté un chasseur stellaire à travers un champ d’astéroïdes sans même consulter ses instruments, défendu à lui seul sa planète natale contre la reine des pirates, voyagé en solitaire dans les Régions Inconnues…
Sa stratégie qui consistait à charger avec audace dans l’adversité fut étudiée et enseignée et, pendant la Guerre des Clones, désignée comme la « Charge de Tarkin ». On disait également ses officiers et son équipage prêts à le suivre jusqu’en enfer et au-delà. Peut-être serait-il resté Judiciaire sans le schisme grandissant qui commençait à saper l’engagement séculaire et impartial du département visant à préserver la galaxie de tout conflit. D’un côté se tenaient Tarkin et d’autres comme lui, déterminés à renforcer la loi et à sauvegarder la République ; et de l’autre, un nombre croissant de dissidents qui voyaient à présent la République comme une maladie galactique. Ils détestaient le trafic d’influence, la complaisance du Sénat et la prolifération de la criminalité des corporations. Ils considéraient l’Ordre Jedi comme une institution désuète et inefficace et aspiraient à un système gouvernemental plus équitable – voire à son abolition complète.
Alors que les conflits entre les intérêts de la République et des Séparatistes devenaient toujours plus fréquents et intenses, Tarkin se retrouva en opposition avec de nombreux Judiciaires aux côtés desquels il avait servi auparavant. La galaxie devint vite le théâtre des idéologues et des industriels, au sein duquel les Judiciaires servaient à régler des conflits commerciaux ou à promouvoir les objectifs des corporations. Tarkin craignait que le Secteur Seswenna ne soit à son tour frappé par la montée croissante de cette grogne galactique, et qu’Eriadu comme les mondes voisins se retrouvent sans personne pour les protéger des conflits à venir. Il commença alors à percevoir sa planète natale comme un navire qui aurait besoin d’être dirigé vers des eaux plus calmes, et à se sentir appelé à prendre lui-même la barre pour mener à bien ce voyage périlleux. L’heure était venue d’accepter l’invitation de Palpatine à le rejoindre sur Coruscant pour y suivre la formation intensive en politique galactique qu’il lui avait promise.
Lorsqu’il entra dans l’un des turbo-ascenseurs qui permettaient d’accéder à la flèche centrale des cinq tours du Palais, Tarkin fut surpris de voir Mas Amedda ordonner à la cabine de descendre.
— Je m’attendais à ce que l’Empereur réside plus près du sommet, déclara-t-il.
— C’est le cas, concéda le Vizir. Mais nous, nous ne nous rendons pas tout de suite auprès de l’Empereur. Nous allons commencer par nous entretenir avec le Seigneur Vador.