Chapitre 4
Souvenirs de jeunesse
Point de mire du secteur du Grand Seswenna dans la Bordure Extérieure, Eriadu et son histoire remontaient à l’ère la plus reculée de la République. À cette époque, l’âge des ténèbres de la galaxie était révolu, les Sith avaient été battus et contraints de se cacher, et une vraie république avait surgi des cendres. Présidé par un Chancelier Suprême issu de la Maison Valorum, un sénat pan-galactique avait été créé, et l’armée démantelée. Revitalisées, les populations des Mondes du Noyau, à l’affût de nouvelles ressources et enclines à tirer profit de chaque opportunité pour améliorer leur qualité de vie, étaient avides d’étendre leur influence.
La planète avait été transformée, passant d’une énième contrée sauvage de la Bordure Extérieure à un monde civilisé susceptible d’être intégré à la République, par des pionniers audacieux ayant obtenu de Coruscant la permission d’acquérir et de peupler de nouveaux territoires, soit en passant des accords avec les populations indigènes, soit en les envahissant tout simplement, avec l’objectif d’établir des colonies marchandes capables de fournir des ressources indispensables au Noyau. Ce scénario s’était joué dans de nombreuses régions reculées, et dans le cas d’Eriadu, la ressource convoitée n’était autre que la lommite – un minerai nécessaire à la production de transparacier – dont d’importants gisements avaient été découverts sur plusieurs mondes à travers le Grand Seswenna. Faute de moyens financiers pour exploiter, traiter et expédier le minerai brut, les colons d’Eriadu avaient été contraints de contracter des prêts à taux élevé auprès du Clan Bancaire InterGalactique, mais à une époque où les voyages dans l’hyperespace entre le Seswenna et le Noyau exigeaient de naviguer à l’aide de relais à hyper-ondes – avec l’obligation de regagner fréquemment l’espace réel par souci de sécurité –, les cargaisons de minerais étaient souvent retardées ou perdues à cause d’un incident X ou Y. Les dettes s’accumulant, Eriadu risquait de devenir un monde assujetti aux banquiers munns jusqu’au jour où des entrepreneurs de Corulag, un des Mondes du Noyau, intervinrent pour sauver la planète de la servitude. C’était également Corulag qui, jouant de son influence auprès du Sénat de la République, avait obtenu que la Voie Hydienne, alors naissante, traverse l’espace d’Eriadu et que la planète occupe une place stratégique sur la carte de la galaxie.
Cependant, Corulag n’avait pas agi par pur altruisme ; les entrepreneurs du Noyau forcèrent Eriadu à accroître l’approvisionnement en lommite et exigèrent de recevoir la majeure partie des bénéfices générés par l’exploitation. Ces opérations, menées à un rythme intensif, engendrèrent une croissance fulgurante et un afflux de travailleurs démunis venus des mondes voisins. Les montagnes jadis luxuriantes d’Eriadu furent vite dépouillées de leur végétation, un voile de pollution commença à surplomber les grandes villes et le niveau de vie des habitants à dégringoler. Malgré tout, une minorité parvint à s’enrichir ; de l’argent facile gagné en investissant dans le traitement des minerais, les transports locaux et spatiaux ou les prêts abusifs.
Chez les Tarkin, c’est en assurant la sécurité que la richesse était arrivée.
Leur ascension jusqu’au sommet n’avait pas été chose facile. Présents parmi les premiers pionniers d’Eriadu, les ancêtres de Tarkin avaient dû endosser le rôle de forces de police et de défenseurs pour assurer leur propre protection contre, en premier lieu, les prédateurs féroces qui prospéraient dans les forêts et les montagnes d’Eriadu, puis contre les bandits et les vauriens venus d’outre-monde qui s’attaquaient aux populations vulnérables des colonies les plus fragiles. Sous la direction des Tarkin, les milices locales avaient lentement évolué pour finir par former une armée de secteur. Par conséquent, et malgré le fait que ses illustres ancêtres aient d’abord été chasseurs, pilotes et entrepreneurs miniers, Tarkin se considérait comme le produit d’une éducation militaire, qui prônait la discipline, le respect et l’obéissance. Également composée de technocrates avérés, la famille estimait que c’était la technologie – bien plus que Corulag – qui avait sauvé Eriadu de la sauvagerie et permis à ses habitants de bâtir une civilisation sur une terre stérile et hostile. Qu’elle prenne la forme de machines colossales, de vaisseaux spatiaux rapides ou d’armes puissantes, la technologie avait aidé à transformer les gibiers en chasseurs, et c’est encore elle qui, un jour, hisserait la planète au même rang que l’élite de la galaxie moderne.
Si Tarkin avait bénéficié de tous les avantages d’une éducation aisée, il s’agissait tout de même d’un curieux privilège. Logés dans des manoirs qui s’efforçaient de s’inspirer des tendances architecturales du Noyau sans parvenir à être plus que des copies grossières, les Tarkin, comme tous ceux de leur milieu, faisaient de leur mieux pour imiter les habitudes des nantis, sans jamais vraiment réussir. Leurs origines misérables étaient bien trop visibles, et le quotidien sur Eriadu semblait barbare comparé à la vie cosmopolite qu’offrait Coruscant. Tarkin l’avait compris dès son plus jeune âge, notamment lorsque des dignitaires du Noyau, en visite sur la planète, avaient fait paraître ses parents plus « petits » qu’ils ne l’étaient dans son esprit, moins évolués pour avoir choisi de vivre dans un monde sauvage dont les terres inhospitalières étaient régulièrement secouées de séismes, dont les villes rustiques étaient dépourvues de système de contrôle météo et d’opéras, et dont les habitants devaient encore lutter contre les pirates et la faune pour imposer leur suprématie. En contrepartie, il n’était pas nécessaire pour le jeune Tarkin de sortir du cercle familial pour peupler son enfance de figures héroïques, puisque c’étaient ses ancêtres qui avaient combattu la nature sauvage, survécu contre toute attente et apporté l’ordre et le progrès au Seswenna.
À l’époque, même dans les environnements paisibles et sans danger, Tarkin n’était pas l’enfant gâté que ses vêtements sur mesure et sa maison démesurée auraient pu laisser croire. Bien que très fiers de leur réussite, ses parents étaient aussi tout à fait conscients d’occuper la dernière place dans le cercle des gens importants. Ils ne manquaient aucune occasion de rappeler à leur fils que la vie était injuste et que seuls les assoiffés de gloire s’en sortaient. Il ne fallait pas hésiter à piétiner tout et tout le monde. La discipline et l’ordre étaient des éléments clés, et la loi la seule solution imparable au chaos.
Les parents du Moff saisissaient la moindre opportunité pour lui rappeler à quoi correspondait une vie de privations. L’objectif de leurs sermons consistait à inculquer à leur fils que tout ce qu’ils possédaient était le fruit d’une lutte constante contre l’adversité. Pire encore, que leur prospérité pouvait disparaître à tout moment ; sans une vigilance de chaque instant et sans la rage de réussir, on pouvait se faire dépouiller de tout ce que l’on possédait par quelqu’un de plus fort, plus discipliné, plus avide de gloire.
— À ton avis, comment a-t-on fait pour être si bien lotis, alors que de l’autre côté des grilles de cette belle maison beaucoup doivent lutter pour survivre ? avait l’habitude de lui dire son père pendant le dîner. Ne va pas croire que nous avons toujours vécu dans un tel luxe, ni qu’Eriadu était un endroit accueillant au début !
Très vite, le jeune Wilhuff s’était contenté de regarder son assiette en silence ou de murmurer qu’il ne connaissait pas les réponses à ces questions. Une autre fois, son père – grand et droit comme un i, le front marqué de rides profondes qui tombaient de part et d’autre de ses yeux telles des parenthèses – ordonna au domestique de la famille de retirer l’assiette de Wilhuff avant que ce dernier ait pu y toucher.
— Tu vois comme ça peut aller vite de passer de tout à rien ? lui fit remarquer son père.
— Comment t’en sortirais-tu si nous te chassions et que tu te retrouvais à la rue ? ajouta sa mère.
Pratiquement aussi grande que son mari, elle portait des vêtements onéreux à chaque repas et arborait des coiffures élaborées qui nécessitaient parfois des heures de préparation.
— Serais-tu prêt à tout pour survivre ? Serais-tu capable de manier une massue, un couteau ou un blaster s’il te fallait utiliser une arme pour éviter de mourir de faim ? poursuivit-elle.
S’efforçant de trouver la réponse que ses parents attendaient, Wilhuff fixa un point entre son père et sa mère et bomba le torse.
— Je ferais le nécessaire.
Son père se contenta d’un sourire de mépris.
— Un courageux, donc ? Eh bien, ce courage sera mis à l’épreuve quand on t’emmènera au plateau de la Charogne.
Le plateau de la Charogne.
Encore ce nom étrange qu’il avait entendu si souvent en grandissant. Mais cette fois-ci, il demanda :
— C’est quoi, le plateau de la Charogne ?
Le père sembla satisfait que son fils ait enfin osé poser la question.
— Un endroit où l’on apprend le sens du mot « survie ».
Dans le confort silencieux de la salle à manger familiale, parfumée des odeurs enivrantes des épices exotiques et des viandes longuement mijotées, cette phrase ne rimait à rien.
— Est-ce que je vais avoir peur ? demanda-t-il, sentant qu’il fallait poser la question.
— Seulement si tu sais ce qui est bon pour toi.
— Est-ce que je pourrais mourir là-bas ? demanda-t-il, presque amusé.
— De mille façons différentes.
— Est-ce que je vous manquerais si je mourais ? leur demanda-t-il à tous les deux.
Sa mère répondit en premier :
— Bien sûr que tu nous manquerais.
— Alors, pourquoi faut-il que j’y aille ? Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?
Son père posa les coudes sur la table et se pencha vers lui.
— Nous voulons savoir si tu es un garçon ordinaire ou hors du commun.
Il tenta, du mieux qu’il put, de comprendre ce que voulait dire être hors du commun.
— Est-ce que tu as dû y aller aussi quand tu étais jeune ?
Son père acquiesça.
— Tu as eu peur ?
L’homme s’inclina contre le dossier de son grand fauteuil de brocart, comme pour mieux se rappeler.
— Au début, oui. Jusqu’à ce que j’apprenne à surmonter ma peur.
— Est-ce que je vais devoir tuer ?
— Si tu veux survivre.
— Je pourrai utiliser un blaster ? demanda alors Wilhuff avec enthousiasme.
Son père secoua la tête, l’air grave.
— Pas toujours. Et pas quand tu en auras le plus besoin.
Wilhuff s’efforça tant bien que mal de visualiser l’endroit, ce plateau de la Charogne.
— Est-ce que tout le monde doit aller là-bas ?
— Seulement certains hommes de la famille Tarkin, répondit sa mère.
— Alors, Nomma n’a jamais été obligé d’y aller ? demanda le jeune garçon, en faisant référence à leur petit domestique presque-humain aux grosses bajoues.
— Non.
— Pourquoi ? Les Tarkin sont-ils différents de la famille de Nomma ?
— Qui sert qui ? répondit brusquement son père. As-tu déjà posé une assiette devant Nomma ?
— Je pourrais.
L’expression du visage de sa mère se durcit.
— Pas dans cette maison.
— Grâce à ce que tu apprendras au plateau de la Charogne, tu pourras un jour montrer à Nomma comment être satisfait de son sort, continua son père.
Wilhuff n’était pas sûr de bien comprendre le mot sort.
— Tu veux dire qu’il devrait être heureux de nous servir ?
— Entre autres, oui.
Wilhuff, qui continuait de marcher sur des œufs, resta silencieux un long moment.
— Est-ce toi qui vas m’emmener là-bas, au pic de la Charogne ? finit-il par demander.
Son père sourit en plissant les yeux.
— Non, pas moi. Quelqu’un d’autre viendra te chercher quand le moment sera venu.
Un enfant plus fragile et sensible aurait vécu dans la crainte de ce jour, mais pour Wilhuff, la menace d’un changement brusque, l’ébranlement soudain de sa vie facile et aisée, et la nécessité de façonner son propre destin s’étaient peu à peu mus en promesse : une parabole, une aventure dans laquelle il mourait d’envie d’embarquer et à laquelle son imaginaire avait donné vie bien avant qu’elle ne commence.
Ce fameux jour arriva peu après son onzième anniversaire. À cette époque, Wilhuff était un enfant bien comme il faut, brûlant du désir d’accomplir de grandes choses, et déjà enclin à rêver, à jouer la comédie et à exagérer. Il se trouvait à table avec ses parents au moment du dîner. La litanie des rappels à l’ordre allait commencer quand trois hommes firent irruption par la porte principale et débarquèrent dans la salle à manger. On aurait dit qu’ils venaient de s’extraire d’une mine après un effondrement. Semant de la boue sur le sol en pierre polie, ils attrapèrent sauvagement la nourriture posée sur la table et la fourrèrent dans les poches de leurs longs manteaux en lambeaux. Quand Wilhuff regarda ses parents devenus soudainement silencieux, sa mère se contenta de dire :
— Ils sont venus te chercher.
Mais si ses parents et les trois intrus pensaient l’avoir pris au dépourvu, lui aussi leur réservait une surprise.
— D’abord, je dois aller chercher mes affaires, dit-il en grimpant quatre à quatre l’escalier en colimaçon alors que des expressions perplexes se dessinaient sur les visages des invités surprises.
Les regards ahuris n’avaient pas disparu quand Wilhuff revint un moment plus tard, vêtu d’un pantalon de treillis et d’une veste à poches multiples qu’il avait confectionnée en secret pendant de longues semaines. Une paire de macrojumelles – un cadeau d’anniversaire – pendait à son cou : son équipement, sa tenue, son uniforme qu’il avait tenu prêts pour le jour J.
Observant Tarkin des pieds à la tête, le plus grand et le plus crasseux des trois individus lança un rire bref qui fit trembler le lustre du vestibule. Puis, il s’avança, attrapa les épaules du garçon, qui allaient rester osseuses et étroites toute sa vie, et le secoua.
— Magnifique. Un uniforme sur mesure pour un futur héros. Et tu sais quoi ? Il t’ira encore mieux une fois couvert de sang.
Son père s’avança et dit :
— Wilhuff, je te présente le frère de mon père, ton grand-oncle Jova.
Jova lui sourit, dévoilant des dents plus blanches que ce à quoi s’était attendu Wilhuff compte tenu du visage couvert de crasse de son oncle.
— C’est l’heure de partir, annonça Jova.
Voilà : enlevé de chez lui sans la moindre étreinte rassurante de ses parents qui avaient préféré s’enlacer l’un l’autre, un air triste et déterminé sur le visage. Il fallait qu’il passe par là. Et tandis que Tarkin franchissait la porte pour plonger dans la nuit noire d’Eriadu, son uniforme lui procurant pour le moment un sentiment de sécurité, l’excitation réprima la faim qu’il ressentait déjà. Il fut emporté en un éclair, loin de la propriété soigneusement entretenue mais aussi de la ville elle-même à bord d’un vieil airspeeder dont le vol chaotique les mena au-dessus de la baie en forme de doigt et jusque dans les collines au-delà. Ils suivirent ensuite les méandres de la rivière d’Orrineswa et gagnèrent une région dont il ignorait jusque-là l’existence, une région qui semblait plus propice aux holofeuilletons et à la littérature d’aventure : une étendue sauvage de mesas aux sommets aplatis, séparées par des rivières impétueuses jonchées de rochers et bordées au loin de montagnes volcaniques peut-être encore en activité. Le plus troublant dans tout cela fut l’instant où Jova lui expliqua, après avoir précisé que de vastes étendues d’Eriadu étaient très semblables à celle-ci, que tout ce que les grands yeux bleus du garçon voyaient d’un horizon à l’autre appartenait à la famille : le domaine Tarkin, obtenu vingt générations plus tôt et précieusement conservé aux dépens de promoteurs, des mineurs et de tous ceux qui avaient des projets pour la région. Une zone protégée et, plus encore, un monument naturel, un rappel de ce que la planète pourrait redevenir si les espèces intelligentes perdaient leur emprise et capitulaient face à la nature, à la sauvagerie. Pour le jeune Wilhuff, un lieu d’initiation ; et au centre de tout cela, le plateau de la Charogne.
Un speeder bancal qui gîtait d’un côté à cause d’un répulseur défectueux les conduisit au sommet du plateau : Wilhuff, Jova, deux autres anciens au visage enrubanné et un binôme de Rodiens âgés servant tout à la fois de guides, de gardiens et de traqueurs, tous les six perchés sur l’engin fatigué, les cinq adultes armés de fusils lance-lim à canon long. Partiellement rassasié par de la viande séchée presque trop coriace pour être avalée, Wilhuff commençait à ressentir de sérieuses appréhensions, même s’il refusait de le laisser paraître. Cet endroit était bien plus sombre et dangereux que ce qu’il avait imaginé. Déterminé à masquer son inquiétude et à repérer un animal en chair et en os dans la nature, il s’assit, ses macrojumelles vissées à ses yeux, pendant que le speeder survolait d’immenses étendues de prairies et de forêts, longeant des arbres vieux de dix mille ans aux troncs épais et aux branches fines presque dénuées de feuilles, des ruines monolithiques, des pétroglyphes à flanc de falaise encore dix fois plus âgés et des lacs saisonniers peu profonds constellés d’oiseaux flamboyants.
Et finalement, il aperçut quelque chose à la faveur de ce premier crépuscule : un quadrupède monumental de deux mètres de haut, orné de rayures noires et blanches et couronné de cornes gracieuses et recourbées. Mon premier animal sauvage. Les autres l’aperçurent aussi, sans l’aide des verres grossissants, et Jova immobilisa le speeder d’un coup de frein abrupt. Mais, en l’occurrence, cet arrêt brutal n’était pas destiné à contempler la beauté de la bête. D’un seul geste, les vieux fusils furent mis en joue et une demi-dizaine de coups de feu retentirent. À travers ses jumelles, Wilhuff regarda la majestueuse créature faire un bond, puis tomber lourdement sur le flanc. Et un instant plus tard, ils se précipitèrent tous dans l’herbe coupante afin d’atteindre leur proie avant l’arrivée d’autres prédateurs ou de charognards… mais aussi pour la rejoindre tant qu’elle était encore chaude.
Wilhuff se demanda ce qu’avait bien pu faire la créature pour mériter un tel sort. Si elle aussi était venue sur le plateau de la Charogne pour apprendre à survivre, elle avait échoué lamentablement.
Les Rodiens firent rouler l’animal sur le dos, et Jova sortit une vibrolame usagée d’un fourreau attaché à sa cuisse.
— Ouvre-moi ça d’un coup sec, en partant de l’entrejambe jusqu’à la gorge, ordonna-t-il en tendant le couteau à Wilhuff. Et fais attention à ne pas abîmer les entrailles.
Rassemblant son courage – tout aussi terrifié à l’idée de s’évanouir qu’à celle de décevoir ses aînés –, Wilhuff enfonça la pointe de l’arme dans la fourrure et la chair de la créature puis laissa la vibrolame faire le reste. Du sang chaud et marron jaillit, lui éclaboussant violemment le visage. Les Rodiens semblaient presque enchantés de voir le liquide ruisseler le long de son nez jusqu’à son menton, puis goutter sur sa veste immaculée, souillant les lignes et les poches qu’il s’était tant appliqué à coudre.
— Belle incision, le félicita Jova quand la carcasse se sépara en deux.
Wilhuff manqua d’être terrassé par l’odeur des entrailles de la bête.
— Maintenant, va chercher là-dedans, poursuivit son grand-oncle en indiquant un endroit dans la cage thoracique, et suit la courbe arrière du diaphragme jusqu’à ce que tes mains trouvent le foie. Ensuite, tu le sors de là. Allez, vas-y, fais-le. Fais-le, je te dis !
D’un geste hésitant, il plongea ses mains tremblantes dans l’animal et manœuvra entre les organes spongieux et bulbeux jusqu’à atteindre une grosse masse gorgée de sang. Il dut tirer plusieurs fois d’un coup sec avant que le foie se détache, et il faillit basculer en arrière quand le filet fibreux de vaisseaux sanguins et de ligaments finit par céder. Ensuite, Jova attrapa l’organe glissant et peu coopératif dans ses mains calleuses et commença à le découper en morceaux.
— Celui-ci est pour toi, lança son oncle, en plaçant le plus gros des bouts dans la paume de la main déjà pleine de sang de Wilhuff.
Il lui indiqua d’un coup de menton et ajouta :
— Allez, vas-y, maintenant. Avale-moi ça.
Une fois encore, Wilhuff s’efforça de faire ce qu’on attendait de lui et lorsque, ayant surmonté son dégoût, il eut dévoré le morceau en question, ses oncles et les Rodiens célébrèrent son courage en entonnant un chant bref dans un langage inconnu du garçon ; ils célébraient la première étape d’un rite d’initiation qui ne s’achèverait que des années plus tard au pic de la Charogne.
Même si Eriadu n’abritait pas de créatures aussi grandes que le rancor ou aussi étranges que le sarlaac, on y recensait néanmoins toutes sortes de créatures féroces – félins, carnivores ou crustacés –, ainsi qu’une variété de veermoks bien plus sauvage et rusée que les autres branches formant cette famille de primates. Le mois qui suivit, les activités de Wilhuff consistèrent principalement à marcher dans les pas de ses aînés, à observer divers prédateurs s’entre-tuer (et se dévorer) et à apprendre comment ne pas se faire dévorer à son tour. Force était de constater que le fait de côtoyer la mort de si près constituait une expérience bien plus viscérale que de regarder de tels événements se dérouler dans des holofeuilletons projetés dans le calme insouciant de sa chambre. Cependant, il avait du mal à comprendre ce qu’il était censé retirer de ces rencontres morbides. Ces rendez-vous quotidiens avec la mort avaient-ils le pouvoir de transformer une personne ordinaire en une personne hors du commun ? Et auquel cas, comment cette transformation pouvait-elle avoir de l’impact sur les vies de Nomma et de ses semblables ? Peut-être aurait-il pu trouver des réponses à ces questions s’il avait été moins occupé à éviter de se faire attaquer ou manger par les bêtes qu’il traquait.
Petit à petit, la routine évolua, passant de la simple observation des chasses au pillage des proies. Les Rodiens utilisaient souvent leurs vibrolances pour repousser les bêtes meurtrières de leur gibier fraîchement tué et les maintenir à distance pendant que Wilhuff s’empressait de procéder à la collecte. À d’autres moments, c’était au tour du garçon de manier la vibrolance, et quelqu’un d’autre se chargeait de récolter le butin.
— On leur enseigne comment se comporter en présence de leurs supérieurs, expliquait Jova. Ceux qui apprennent tirent profit des lois que nous établissons ; les autres meurent.
Puis comme pour s’assurer que son neveu avait bien compris le principe, il ajoutait :
— N’essaie jamais de vivre décemment, mon garçon. À moins que tu ne souhaites laisser entrer la tragédie et la tristesse dans ta vie. Vis comme une bête et plus aucune épreuve, si douloureuse soit-elle, ne pourra t’atteindre.
Quand son oncle considéra que Wilhuff avait suffisamment d’expérience en matière de pillage, le temps était venu de passer à la chasse en tant que telle. Jova et les autres commencèrent donc à lui enseigner des tactiques pour tirer parti du vent ou de la luminosité. Ils lui apprirent à se défendre en cas d’attaque groupée en désorientant les bêtes par des gestes inattendus. Ils lui apprirent à tuer en concentrant toute sa force en un seul point. Au fur et à mesure, sa veste, toujours plus couverte de sang, se détériorait jusqu’au moment où elle devint inutilisable, à moins de servir de torchon, et il se retrouva nu, sans uniforme ni costume derrière lequel se cacher.
La routine de la traque, la chasse, la mise à mort et la cuisson des proies sur le feu se poursuivirent alors que le ciel éblouissant dépossédait la terre du peu d’humidité qu’il lui restait. Des cloques se formèrent sur sa peau brûlée par le soleil, ses pieds devinrent rugueux, et son esprit obnubilé à l’idée de mémoriser les noms de chaque arbre, animal et insecte du plateau, qui tous pouvaient s’avérer utiles d’une façon ou d’une autre. Un soir à une heure tardive, les phares puissants du speeder capturèrent dans leur faisceau lumineux un rongeur qui bondissait dans les herbes hautes. Calculant son coup avec précision, Jova le percuta et l’envoya valser dans les airs. Wilhuff reçut pour instruction d’utiliser sa vibrolame pour découper une glande odoriférante enfouie à l’endroit où se rejoignaient le corps potelé de l’animal et sa queue fine et imberbe. Les Rodiens se servaient de cette glande pour préparer un gel musqué qu’ils utilisaient ensuite lors de leurs chasses pour traquer d’autres rongeurs de la même espèce. De la même manière, ils concoctaient des préparations stimulantes à base de résidus récupérés dans le ventre de ruminants à long cou ou dans les excréments de félins ayant ingéré certaines plantes. Wilhuff s’habitua peu à peu à manger toutes les parties d’un animal et à boire du sang, seul ou mélangé à des plantes psychotropes ramassées lors de randonnées sur le plateau.
Avec le temps, il devint si insensible à la vue, à l’odeur et au goût du sang que même ses rêves en étaient imprégnés. Il s’attendait constamment à ce que l’aventure se termine dans un refuge dont les murs en rondins abriteraient un repas complet et des lits douillets, mais les journées s’enchaînaient, toujours plus éprouvantes, et la nuit, des charognards affamés tournaient en hurlant autour du maigre feu de camp, leurs yeux brillant intensément dans la nuit, à l’affût d’une opportunité pour se ruer vers les flammes et voler autant de nourriture que possible.
Extrêmement soudé, le petit groupe d’humains et de Rodiens ne réussissait pas toujours à rester au sommet de la chaîne alimentaire. Zellit, le cousin de Jova, fut tué lors d’une excursion nocturne par un gang de reptiles dont la salive contenait un puissant poison. Quand arriva la mi-saison, Wilhuff connut la faim pour la première fois et manqua de mourir d’une maladie qui le fit trembler si violemment qu’il crut que ses os allaient se briser.
Parfois, même les plus petites créatures du plateau parvenaient à les prendre au dépourvu et leur en faisaient voir de toutes les couleurs. Une nuit où, trop épuisés, ils n’avaient pas eu la force d’installer un périmètre de détecteurs de mouvement, le jeune garçon rêva que quelque chose lui grignotait la lèvre inférieure, et ses doigts engourdis tombèrent sur un septoïde venimeux dont les pinces étaient ancrées dans sa peau tendre. Se réveillant en sursaut, il se précipita vers le rabat ouvert de la tente autodéployable et atterrit dans un flot de ces bestioles segmentées, qui le recouvrirent en un instant, avides de trouver de quoi se sustenter. À ce moment-là, ses cris de douleur avaient fini par réveiller les autres qui, à leur tour, furent pris pour cibles, et rapidement, ils se retrouvèrent tous à faire des bonds dans le noir, s’efforçant d’arracher les septoïdes de leur corps ou de s’en débarrasser les uns les autres. Quand, ayant battu en retraite, ils se retrouvèrent enfin en lieu sûr, ils comprirent que leurs agresseurs ne constituaient qu’un petit affluent d’une immense rivière d’insectes ; la colonie principale avait déjà pris d’assaut la lente où les Rodiens avaient entreposé le gibier abattu et découpé la veille, et tout avait été dévoré jusqu’à l’os.
Mais que la journée se soit bien ou mal passée, Wilhuff avait toujours l’honneur d’entendre le récit des exploits de ses ancêtres : la légende des premiers Tarkin.
— Eriadu tout entière ressemblait au plateau de la Charogne avant que des humains venus du Noyau se mettent à la domestiquer, lui raconta Jova. Chaque jour, livrés à eux-mêmes, ces pionniers et ces colons devaient affronter les bêtes qui dominaient la planète. Mais si nos ancêtres ont fini par triompher, cela n’a conduit qu’à modifier l’équilibre, pas la réalité. Malgré tout ce que les espèces intelligentes ont accompli grâce aux fusils et aux machines, la vie demeure une lutte sans fin pour la survie, avec les plus forts et les plus intelligents en haut de la pile, et le reste maintenu en respect par la puissance des armes et les lois.
Jova lui expliqua ensuite que la famille Tarkin avait engendré une succession de mentors et de guides sur de nombreuses générations. Ce qui l’avait distingué, lui, des autres avait été sa décision d’élire domicile sur le plateau de la Charogne après son initiation de jeune adulte. C’est dans ce contexte qu’il avait servi de tuteur au père de Wilhuff, et il vivrait peut-être suffisamment longtemps pour devenir celui de son fils, pour peu qu’il devienne père un jour.
Ils passèrent le reste de la saison sèche sur le plateau, et ne repartirent qu’une fois la saison des pluies commencée dans cette région d’Eriadu. Wilhuff était une personne différente quand le speeder vint les chercher pour les ramener vers la civilisation. Jova n’eut pas besoin de lui faire un sermon sur les technologies qui avaient permis à ses ancêtres de réussir dans les rares villes qu’abritait la planète, car cela allait de soi, où que le jeune garçon posât les yeux.
Mais Jova avait quelque chose à ajouter :
— Triompher de la nature permet aux espèces intelligentes de mener une vie meilleure, mais la domination s’entretient à condition d’apporter de l’ordre au chaos et d’établir des lois là où il n’en existe aucune. Sur Eriadu, l’objectif a toujours été de débarrasser la planète des créatures qui n’avaient pas appris à nous craindre, afin que nous puissions régner en maîtres. En remontant le puits gravitationnel, en dehors de l’enveloppe atmosphérique d’Eriadu, l’objectif reste le même, mais avec des prédateurs d’un autre calibre. Quand tu seras suffisamment vieux pour qu’on t’y emmène, tu te retrouveras confronté à des proies dotées de la même vivacité d’esprit, des mêmes armes et de la même envie de réussir que toi. Et à moins d’avoir pris à cœur les enseignements du plateau de la Charogne, les étoiles seront les seuls témoins de ta mort dans le vide et le froid de l’espace, et cela les laissera totalement indifférentes.
De retour dans sa chambre confortable, Wilhuff médita longuement sur ce qu’il venait de vivre, les expériences sur le plateau s’immisçant dans son sommeil sous la forme de rêves plus vrais que nature et de terreurs nocturnes. Mais cela ne dura pas longtemps. Petit à petit, ces expériences commencèrent à le façonner et devinrent la substance de sa véritable éducation. Il passa chacun des cinq étés suivants sur le plateau de la Charogne, et chaque année, sa formation s’intensifia, jusqu’au jour où il dut passer l’épreuve finale du pic.
Mais c’était une tout autre histoire.