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Cabaret, 1231.
Bernard de Cazenac était découragé. Cela faisait des semaines qu’il tentait de franchir le rideau toulousain pour gagner les Pyrénées. En vain. Les sergents recherchaient partout ce trop vaillant capitaine qui aurait pu, à lui seul, mettre en danger la paix du roi. Sa tête était mise à prix et l’Inquisition transmettait la nouvelle dans chaque village, par le biais de prêtres aux prêches enflammés. On lui prêtait plus de pouvoirs qu’il n’en avait jamais eus ; on murmurait qu’il disposait d’un objet magique dont il fallait s’emparer coûte que coûte. Tous craignaient qu’il ne rallume le feu de la guerre ; beaucoup ne voulaient plus entendre parler du catharisme, qui avait apporté le malheur sur leurs terres. La souveraine régente avait décidé d’isoler Montségur. Un vaste cordon de sécurité barrait la route à ceux qui voulaient rejoindre la montagne sacrée. Cette poignée de rebelles, coupée du monde, finirait bien par s’épuiser et disparaître.
Bernard lui-même doutait de son destin, de sa foi, de sa force. Voilà des années qu’il combattait, et pourquoi ? Catharisme et catholicisme produisaient tous deux des êtres généreux, des monstres de cruauté, des braves et des lâches. Il se sentait vieilli sous le harnais sans que la sagesse que l’on attribue au grand âge ne soit venue compenser les désillusions de l’existence. Il n’avait plus de nouvelles d’Alix depuis des mois. L’attendait-elle toujours dans son réduit de Montségur ? Il regrettait les heures généreuses de leurs amours, sachant qu’il ne les retrouverait jamais. Une Parfaite cathare ne saurait être une amante sensuelle et amoureuse. Qu’irait-il faire à Montségur ? Pourrait-il jamais s’habituer à cette vie monacale ? Lui qui avait été un des plus puissants féodaux du Périgord et du Languedoc était devenu un chevalier errant et poussiéreux, traînant sa solitude de châteaux en villages, là où il savait pouvoir trouver des amis. Mais des amis, il en comptait de moins en moins. Parfois, les paysans lui jetaient des pierres, le chassaient comme s’il avait le mauvais oeil, effrayés par son allure sinistre. Avec l’obstination de la bête piégée, il venait butter sur le mur invisible qui lui barrait le chemin du sud.

Après avoir échoué une nouvelle fois à franchir la route qui reliait la cité rose à Narbonne, il cherchait un abri dans la courte forêt de la Montagne Noire, quand il aperçut au loin les tours du puissant château de Cabaret. Une vaste communauté de croyants y avait résidé, et la place servait de refuge à l’évêque cathare de Carcassonne Pierre Paulhan. Cabaret était devenu le point de ralliement de tous ceux qui cherchaient à fuir en Italie. Il songeait, lui aussi, à s’exiler.
Il roulait ainsi de noires pensées quand il entendit au loin un bruit de course, des cavalcades, des cris, des appels de trompes. On chassait quelque part. Soudain, surgissant d’un buisson, un être étrange vint se jeter aux pieds de son cheval. Il le prit tout d’abord pour quelque animal sauvage, ou une créature fabuleuse, mi-homme, mi-bête, avant de s’apercevoir que c’était un homme revêtu d’une peau de loup. Le cheval, effrayé, fit un écart.
« Messire chevalier, par pitié, sauvez-moi ! »
Troublé un instant par cette singulière apparition, Bernard reconnut cependant cette voix haut perchée. Il l’avait tellement entendue chanter, autrefois, aux beaux jours de Castelnaud. « Guilhem, c’est toi ? Guilhem le troubadour, et dans quel accoutrement ! »
Dévalant le chemin caillouteux, des piqueurs et des valets tenant des chiens en laisse hurlant à l’hallali s’approchèrent des deux hommes, puis s’écartèrent pour laisser passer une élégante dame coiffée d’un chapeau à plumes. Elle arrêta sa fine haquenée blanche devant Bernard et lança d’une voix rauque, à l’accent moqueur. « Ce pauvre Ysengrin, tout piteux et tremblant, est un gibier bien maigre. Mais il se pourrait que la chasse nous offre un autre contentement. »
Le chevalier cathare se tenait tout droit, dans une attitude de défi. Il sentait autour de lui une force mystérieuse, mais ne pouvait déterminer si elle était amie ou ennemie.
« Que voulez-vous faire à ce malheureux bougre ? demanda-t-il, d’une voix agressive.
— Je l’ai pris auprès de moi pour qu’il me chante l’amour, mais il me sert bien mal au lit. Aussi, j’ai décidé d’en faire l’objet de ma chasse. S’il parvient à échapper à mes bergers, il aura la vie sauve. Sinon, il sera dévoré par mes mâtins et mes lévriers. Je constate qu’il a échoué.
— Messire Bernard, vous n’allez pas laisser faire ça ? » pleurnicha le troubadour qui faisait trembler de peur sa peau de loup.
Le sire de Cazenac dévisagea la femme avec insistance. Elle était d’une grande beauté, enveloppée dans sa somptueuse chevelure rousse que le vent de la course avait répandue sur ses épaules. Elle dardait sur lui des yeux verts transparents. « Un démon aux yeux de paradis », pensa t-il.
« Je suis Loba de Pennautier, comtesse de Cabaret. Me suivras-tu pacifiquement, chevalier, ou vas-tu tirer l’épée contre mes gens ?
— Je t’accompagne, de ma propre et seule volonté, à la condition que tu libères ce pauvre troubadour. »
Elle lui adressa un sourire sensuel, sans équivoque. « Volontiers, je ne perdrai pas au change. »
Guilhem laissa tomber sa peau de loup, que les chiens s’empressèrent de dévorer, et s’enfuit à toutes jambes. En quelques minutes, il avait disparu sans même songer à remercier son sauveur.
« À quel jeu cruel jouais-tu avec lui ? N’as-tu pas compris qu’il préférait les hommes pour les choses de l’amour ?
— Si fait ! Mais j’aimais sa voix.
— Elle a longtemps enchanté ma cour, à Turenne et Castelnaud. Je me nomme Bernard de Cazenac.
— Si tu aimes les cours d’amour, tu vas être heureux ici. Cabaret est la dernière place où l’on célèbre encore la fine amor et le beau langage. Tu m’obéiras en tout, et tu ne seras pas déçu. On me surnomme la louve de Pennautier.
— Ne sais-tu pas que chez les loups, ce sont les mâles qui commandent ?
— Pas chez moi, à Cabaret. »

Cabaret était un ensemble de quatre châteaux, établis dans le cadre sec et sauvage de la vallée de l’Orbeil. Cabaret, Tour Régine, Fleur Espine et Quertinheux étaient partagés entre quatre coseigneurs qui avaient victorieusement défendu leurs fiefs contre Simon de Montfort. Pierre Roger de Cabaret avait ensuite feint de se soumettre aux croisés pour mieux transformer sa forteresse en sanctuaire cathare. Aujourd’hui, la place était aussi isolée que Montségur, la pureté en moins. Il régnait entre ces murs une ambiance étrange, une impression de décadence, de fin d’empire. On y regrettait le temps jadis, celui des troubadours les plus célèbres du moment. Peire Vidal et Raimon de Miraval y avaient animé des cours d’amour et offert leurs services et leurs corps à la belle et sulfureuse Loba. Veuve d’un des coseigneurs, elle ne dissimulait en rien son goût pour les hommes. Bertrand de Saissac, maître de la Montagne Noire, Aimery de Montréal, que Montfort avait fait pendre lors du sac de Lavaur, et Raymond Roger de Foix s’étaient partagé ses faveurs. Du comte roux elle avait eu un fils prénommé Loup. Mais derrière la fête, les orgies et le chant des troubadours, qu’elle faisait enlever aux alentours, se cachait la peur. La débauche et le relâchement des moeurs annonçaient la fin du monde, de leur monde. Les catholiques ne se donnaient même pas la peine d’assiéger Cabaret. Les cathares se réunissaient pour prier dans des grottes qui formaient un vaste réseau sous les châteaux. Les fuyards qui partaient pour l’Italie, plus tolérante envers ses patarins, étaient légions. Chaque mois, sous la conduite de guides payés à prix d’or, un convoi empruntait à travers la montagne un périlleux chemin qui permettait de franchir le Rhône et de gagner la terre d’Empire.

Bernard avait besoin de repos ; il se laissa aller à ce climat délétère. Loba le voulait ; il se laissa aimer. Elle n’avait rien perdu de sa beauté, ni de son ardeur, en dépit des quelques marques que l’âge avait pu inscrire sur son visage et son corps. Elle entretenait soigneusement ce physique irréprochable qu’elle baignait régulièrement dans du lait d’ânesse, se lavait le visage au lait de fève, se fardait avec soin. Du rouge de safran sur les joues, du bleu sur les paupières. Narcisse, sarcocolle, bourrache, poudre d’argent la paraient et la parfumaient. Ses lourdes boucles rousses encadraient son visage avec art, en soulignant l’ovale. Elle aimait le luxe des bijoux et des vêtements. Son cou, ses bras, ses doigts s’ornaient de colliers d’or fin, de bracelets d’argent, de bagues aux pierres précieuses. Elle traînait derrière elle la longue queue de son riche surcot et n’avait jamais assez de capes, de garnaches, de gonelles. Elle ne se vêtait que de soie de cendal et, pour lutter contre les rigueurs de l’hiver, ajou tait à ses manteaux des fourrures d’hermine, de vair et d’écureuil. Se moquant éperdument des lois somptuaires qui déconseillaient le faste et exigeaient la pudeur, elle montrait généreusement ses seins qu’elle avait gardés superbes.
Bernard le guerrier se laissa aller à tout ce luxe, à cette mollesse. La chair de Loba avait une grande douceur, sa peau, un goût de miel. À lui qui n’avait connu depuis des années que la rude couche du soldat et le réduit du fuyard, cette pause semblait un paradis. Loba lui offrait un amour total, sauvage, qui associait la brutalité de la bête aux raffinements orientaux. Il s’abandonna aux splendeurs de Cabaret comme Ulysse entre les bras de la nymphe Calypso.

« Tu restes insatisfait, mon beau chevalier, lui dit-elle après une nuit de plaisir. Que te manque-t-il ici ? Songes-tu à me quitter, à partir pour l’Italie avec tous ces Parfaits et ces Bonnes Femmes vêtus de noir et tristes à mourir ?
— Quelle cathare es-tu donc ? Tu te moques bien de ton salut.
— Que nenni, mon doux seigneur ! Je rends des hommes heureux. Cela ne peut déplaire à Dieu et me sera compté pour ma prochaine réincarnation. »
Ses yeux pétillaient de malice et son sourire gourmand disait son peu d’intérêt pour la chose religieuse.
« Alix, mon épouse, aimait l’amour autant que toi. Elle était plus grande et plus vigoureuse. Mais elle était aussi croyante et sincère. Une croyante trop ardente, au point de m’abandonner pour rejoindre l’austérité des Parfaites. »
Il s’en voulait soudain de parler d’elle au passé, comme si elle était morte.
« Alors ne pense plus à elle. Elle est perdue pour les plaisirs de l’amour et tu as trop de sang et de vigueur en toi pour songer à te faire moine. Reste avec moi ! Je suis celle qu’il te faut. » Elle le couvrit de caresses savantes, mit en oeuvre toute sa science de l’amour pour rejeter dans le passé le souvenir de cette épouse qui la défiait.
« Qu’allons nous devenir dans ce piège de Cabaret ? eut-il le temps de murmurer.
— C’est une bulle hors du temps. Le pape nous laisse tranquilles et les Français nous ont oubliés. C’est le royaume du plaisir dont tu peux être l’élu. Nous y vivrons heureux le reste de notre âge, jusqu’à ce que la mort survienne. »

Bernard s’oublia quelques mois auprès de Loba ; il aimait ses caresses, sa volupté, elle lui rendait force et courage. Mais il supportait mal l’autorité qui perçait sous son indolence. Elle l’aimait avec trop de violence ; ses petits jeux prenaient des allures perverses et la cruauté transparaissait parfois sous sa beauté. Auprès d’elle, l’amour ressemblait à la guerre. Il se lassa de ce simulacre.