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Contrairement à Domme et Montfort, Simon ne prit pas le temps de raser Castelnaud. Une place aussi sûre et bien protégée, tombée intacte entre ses mains, méritait un sort plus enviable. D’autre part, il avait hâte de poursuivre la traque du chef cathare et n’entendait pas attendre l’arrivée de maçons et charpentiers aptes à démanteler la forteresse. Il plaça à la tête de Castelnaud un chevalier du nord de la France, accompagné d’une trentaine d’hommes d’armes, avec mission de contenir les perturbateurs de la paix et de garder la région dans le giron de la vraie foi. En finir avec Cazenac et regagner Toulouse où ses partisans l’appelaient à grands cris étaient ses seuls souhaits.
Montfort dirigea son armée vers Beynac, la seule place de la région qui ne s’était pas soumise à lui. Les bannières rouge et or flottaient fièrement au sommet des tours ; la place avait gardé un air de fête. Sans même tenter la moindre négociation, persuadé que son ennemi se trouvait à l’abri des murailles, il entreprit d’assiéger la place forte. Il n’eut pas à attendre plus de deux heures.
Un concert de trompettes, une forêt d’oriflammes et le piétinement de nombreux chevaux lui annoncèrent un événement inattendu. Gaillard de Beynac, superbe dans son habit de parade, s’avançait vers lui et demandait une trêve. Il n’était pas au monde de meilleur chevalier, de compagnon plus sûr, d’homme plus courageux, plus vaillant, plus courtois.
« De quel droit, messire de Montfort, assiégez-vous mon château ? Ne suis-je pas bon catholique ? Que me reprochez-vous ?
— Vous cachez dans vos murs un chevalier félon dont la tête est mise à prix. Si vous ne me le livrez pas sur-le-champ, je prendrai d’assaut votre forteresse.
— Sur mon honneur, messire comte, ma maison n’abrite aucun hérétique. Je vous invite à venir voir par vous-même et vous offre l’hospitalité. Si je vous abuse, que ma tête soit aussitôt tranchée. »
La réponse désarçonna quelque peu le Français. Le baron de Beynac ne saurait mentir aussi effrontément ; et il était notoirement connu qu’il tenait beaucoup à sa jolie tête. Montfort flairait un piège.
« Je ne me rendrai nulle part, mais plutôt, ce sera vous qui vous rendrez à moi. Votre château est le siège de Satan depuis de nombreuses années, et l’on sait que vous protégez les cathares.
— Que nenni ! Mes ancêtres n’ont-ils pas contribué à la fondation de l’abbaye de Cadouin ? Je demeure fidèle à mon maître, le comte de Toulouse.
— C’est moi, le nouveau comte de Toulouse, et vous devez me rendre hommage. Vous êtes considéré comme un seigneur très dangereux, un tyran cruel et un oppresseur brutal qui s’approprie les biens de l’Église. Si, dans un délai de cinq jours, vous ne m’avez pas livré la place et restitué les avoirs volés au clergé, je renverserai vos remparts. »
Furieux, Gaillard reprit sa monture et regagna sa forteresse, où il passa les cinq jours dans de multiples réflexions. Il savait ne pouvoir résister bien longtemps à l’armée croisée et craignait pour sa vie.
Le jour même où s’achevait l’ultimatum, Montfort entreprit le siège de la baronnie. Le lendemain, Gaillard de Beynac vint, du bout des lèvres, lui faire sa soumission.

« Trop tard, seigneur, vous n’avez pas respecté le délai proposé, et l’on ne m’a jamais vu renier ma parole. Je n’accepte pas votre hommage, et vous fais emprisonner sur-le-champ. »
Avec le courage hautain qui le caractérisait, Beynac toisa son ennemi, sans plus se soucier des gardes qui l’entouraient. Sa reddition prit une allure de défi. « Je me soumets à mon suzerain, le comte de Toulouse, c’est-à-dire à vous-même, messire de Montfort. Mais vous n’êtes pas tout-puissant. Vous devez l’hommage au roi de France, mon cousin, mon ami. Je représente, sur la Dordogne, son seul soutien face aux ambitions du roi d’Angleterre. Quand il apprendra votre attitude, il vous ôtera toute aide et toute légitimité dans vos entreprises. »
Montfort hésita, balançant entre colère et admiration devant tant d’audace. Gaillard de Beynac lui en imposait malgré tout, et le Français ne voulait pas déplaire à son souverain qui lui laissait les mains libres en Languedoc. « Vous ne manquez pas d’aplomb, messire baron, vous dont la famille abrite dans ses murs le siège de Satan depuis cent ans et plus. Mais je sais être généreux : je vous laisse la vie et vous rends votre château. Vous accepterez néanmoins que je le fasse démanteler. C’est bien le moindre des châtiments pour vos crimes. »
Montfort ressentit une certaine jouissance à rabattre la superbe de ce baron du Sud en lui abandonnant un château privé de défenses. Malgré les cris et les protestations de Gaillard, qui ne pouvait supporter d’être laissé ainsi sans protection, aussi dénudé qu’un nouveau-né, les murailles et le donjon de Beynac furent abattus.

Bien que son principal ennemi lui eût échappé, Montfort considérait la campagne du Périgord comme achevée. Les hérétiques n’avaient plus un seul rempart pour s’abriter. Avant de quitter la région, il prononça solennellement la destitution de Bernard de Cazenac, la confiscation de ses places de Castelnaud, Domme et Montfort, et de tous biens, meubles et immeubles, officiellement confiés à Jehan de Turenne. Il le déclara chevalier faidit, de par les graves et énormes délits commis envers Dieu et la sainte Église. Enfin l’immense armée s’ébranla vers le sud, faisant résonner sous ses pas la terre conquise.