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Après avoir initié la retraite, laissant bon
nombre de ses hommes occis sur le terrain ou noyés dans la Garonne,
Montfort comprit qu’il devait prendre son mal en patience. Sa rage
était mauvaise conseillère. La science des sapeurs et des
architectes ferait plus bel ouvrage que les plus nobles actes de
courage. Devant son conseil de guerre, constitué de ses proches,
son frère Guy, son fils Amaury, Alain de Roucy, son ami de
toujours, et les fidèles Pierre de Voisins et Hugues de Lacy, il
exposa son plan.
« Il nous faut à tout prix reprendre cette ville,
ma ville, ma capitale, et en massacrer ce peuple félon. Que le
Christ me la rende ou m’accorde la mort !
— Nous vous écoutons, messire comte.
— Bâtissons une chatte énorme, si puissante
que depuis Salomon nul n’ait vu la pareille, un engin dont les
flancs, les poutres, les chevrons, les portes, les issues soient,
de la base jusqu’au sommet, joints de filins de fer et de tenons
d’acier, une machine invulnérable aux rocs.
Nous y mettrons dedans quatre cents chevaliers, les meilleurs
d’entre nous, et cent cinquante archers armés de pied en cap. Puis
nous la pousserons, tous arc-boutés contre elle, au fossé de la
ville. Alors j’ordonnerai l’attaque générale. Nos masses
fracassantes, nos épées au fil tranchant feront un tel carnage que
mon lion brandi ruissellera de sang, et je me chaufferai aux
cendres de Toulouse, ou je mourrai martyr comme saint en Passion.
»
Tous approuvèrent d’un signe de tête ce discours
ou sagesse et bravoure se mêlaient bellement.
« Il me faut conquérir Toulouse avant un mois,
sinon je maudirai le jour qui m’a vu naître », ajouta le
comte.
Les ouvriers travaillèrent d’arrache-pied. Nuit et
jour, on entendait le bruit de leurs maillets et de leurs scies qui
faisaient chanter le bois. En deux semaines, l’engin gigantesque
fut achevé ; il se tenait, menaçant comme un dragon, face aux
murailles provençales.
« Demain, aux premières lueurs, lorsque l’éclat du
jour aura chassé les ténèbres, nous fendrons une brèche à l’abri de
la chatte, dans le mur sarrazin. Nous forcerons la ville comme
pucelle en pleurs et la livrerons à la rage du feu. Que pas un de
ces chiens de Toulousains n’échappe à nos glaives. Battez-vous pour
le saint nom du Christ. Mais n’oubliez pas : des trésors vous
attendent dans les demeures bourgeoises et le soir vous verra
riches. »
À l’appel retentissant des cors, clairons et
trompettes, les Français, ahanant sous l’effort, poussèrent
puissamment la chatte depuis leur position du château Narbonnais
jusqu’aux murs ennemis. Catapultes, pierriers et trébuchets firent
pleuvoir sur l’engin une grêle de rocs. L’un
d’eux s’écrasa à grand bruit sur le haut échafaudage, brisant ses
attaches sur tout un côté. Tel un monstrueux animal, doté de mille
pattes, la chatte manoeuvra, fit volte-face, présentant aux
machines de guerre son angle le plus étroit, le mieux protégé. Un
deuxième boulet fit voler en éclats poutres et tenons, ferrures et
clous, et déchira un grand pan de cuir sur tout un bord. Des
soldats tombèrent, fendus à mort ; d’autres lâchèrent les
cordes et s’enfuirent. Montfort rassembla les couards de sa grande
voix menaçante. « Tout homme quel qu’il soit, même le pire pécheur,
est absout s’il succombe en défendant la Croix. » La chatte reprit
sa marche vers les murs toulousains.
La population commençait à souffrir des ravages du
siège. Elle payait le pain rassis au prix de l’ortolan et se
nourrissait, fort mal, de fruits blets et de fèves sèches. Autour
de Raymond VI, les conseils ne manquaient pas, et parfois se
contredisaient. Les preux s’efforçaient de ranimer le courage des
Provençaux dont certains parlaient de reddition.
« Montfort s’abuse lourdement s’il crie déjà
victoire, s’écria le comte de Comminges. Il rassemble tous ses
hommes en un même point, et c’est là sa faiblesse. »
Roger Bernard de Foix, le meilleur tacticien du
camp toulousain, abonda dans son sens. « Qu’ils poussent leur
machine encore plus près et nous ferons de leurs soldats un si
grand carnage que leurs cerveaux sanglants nous ganteront les
poings. »
Bernard de Cazenac approuva : « Ayez confiance en
nous, sire. Laissez-les donc pousser leur engin jusque dans la
lice. Ils croiront au succès, mais plus la chatte s’approchera, avec son château surmontant son
chariot, plus elle se trouvera sous le feu de nos catapultes. Et
nous la brûlerons avec sa portée d’hommes. Préparons-lui un piège
en renforçant nos défenses.
— Cela est bien parlé », conclut Estout de
Lias, expert en l’art des fortifications.
Toute la ville se mobilisa pour cette action. Les
capitouls ouvrirent leurs coffres et distribuèrent or et vivres. Le
petit peuple s’agitait avec pelles et pics, coins et marteaux, et,
en peu de temps, éleva une muraille là où il n’y avait rien. On
tendit les trébuchets. Chevaliers et bourgeois, dames et
damoiseaux, fillettes et garçons, pucelles du bel âge, tous mêlés,
entassèrent cailloux et munitions, en chantant des ballades du
temps jadis, du temps des troubadours, des belles heures de
Toulouse. Ils travaillaient sereins, sous les flèches et les traits
des Français. Malgré les blessures et les morts, ils avaient tant
de coeur et si franche fierté que nul ne s’épouvantait.
Les femmes se proposèrent au service des engins de
guerre, pour laisser tous les hommes disponibles pour l’assaut. Les
pierriers étaient machines légères qui pouvaient être manoeuvrées
par des bras féminins. Alix commandait l’un d’eux, avec quatre
compagnes, sur le chemin de ronde, au plus près du champ d’honneur.
Elle se concerta longuement avec Bernard.
« Ma dame, ma fidèle amie, sois prête à me
soutenir. Aujourd’hui, si Dieu le veut, toi et moi, nous vengerons
Blanche.
— Je ne suis pas femme à défaillir devant le
danger, et tu connais ma vigueur.
Il la serra longuement dans ses bras, retrouvant à
l’instant celle qu’il avait tant aimée, la femme vigoureuse et
passionnée qui l’avait séduit. Mais pour l’heure, c’était la
guerre ; Bernard, beau et bon parleur, harangua l’armée
occitane.
« Barons, habitants de Toulouse, voici vos
adversaires ; ils ont tué vos fils, vos frères, vous ont
infligé maints tourments, et m’ont arraché mon bien le plus
précieux, ma fille Blanche. Massacrez-les sans pitié. Je connais le
point faible des Français fanfarons : ils ont revêtu leurs corps de
bonnes armures à mailles doubles, mais, en dessous, sur leurs
jambes, ils n’ont que leurs chausses. Si vous frappez aux jarrets
et leur assénez de nombreux coups, il restera un charnier quand la
mêlée cessera. Fiers bûcherons des âmes, autour de vous s’entassera
une moisson de morts. »