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Castelsarrasin, 1229.
« Trahisons ! Que Dieu le maudisse ! »
Bernard ne contenait plus sa rage contre Raymond VII qui venait de vendre l’Occitanie, sa liberté et sa culture, en échange de la paix. Hugues de Vassal et le moine Augustin, qui servaient un même Dieu par des voies différentes, s’efforçaient de calmer la colère de leur seigneur.
« Il n’était pas de taille à l’empêcher, messire chevalier, s’écria l’Italien. La reine Blanche l’a proprement ensorcelé.
— Comme toutes les femmes, c’est une habile marieuse, ajouta le Parfait. Elle a convaincu notre comte de donner Jeanne, sa fille unique, à son fils second Alphonse de Poitiers, frère du futur roi Louis IX.
— Et le comté de Toulouse, déposé en dot, disparaîtra, avalé par le royaume de France, se lamenta Bernard. Comment a t-il pu accepter cela, alors qu’il était militairement vainqueur ! Ce traité de Meaux est une infamie.
— Le pays n’en peut plus ; il a trop souffert de vingt années de guerre. Les hommes sont las et aspirent à la paix, à n’importe quel prix.
— Tout noble perd ce qu’il ne veut plus défendre ! Mais notre comte s’est engagé à se soumettre entièrement aux décisions de la reine et de l’Église. Il doit désormais combattre le catharisme sur ses terres !
— Il veut gagner du temps, comme l’a fait son père, feu le comte Raymond VI.
— Il a accepté de démanteler les défenses de Toulouse, et de trente places fortes, dont Castelsarrasin. Il doit livrer aux Français tous ses châteaux et payer d’énormes dommages et intérêts à la Couronne. Il est rançonné plus durement que s’il avait été fait prisonnier sur un champ de bataille. Cette démesure est déshonnête et déloyale. Notre beau comté ne s’en relèvera pas.
— Mais il a obtenu que l’on rende leurs biens aux faidits, plaida Augustin. Le traité stipule que “tous les indigènes qui ont été chassés de ce pays à cause de l’Église, du seigneur roi, de son père, des comtes de Montfort et de leurs partisans, ou qui sont partis de leur propre volonté, retrouveront intégralement, si l’Église ne les a pas condamnés comme hérétiques, leur situation antérieure et tous leurs biens”. Cela annule les méfaits de la croisade. Vous pourrez retrouver vos châteaux du Périgord, messire chevalier.
— Il faudrait pour cela que je renie ma foi, que je fasse soumission à l’Église. Jamais, tu entends, Augustin ! Je n’accepterai jamais une telle humiliation. Dieu ne peut tolérer pareille extravagance.
— Notre comte a plus d’humilité que vous. Il a admis d’éventuelles peines de prison, et l’obligation de se croiser en Terre sainte. Son épouse et lui seront chassés de Toulouse. Il a même ….. »
Sa voix s’arrêta, marquant sa désapprobation.
« Je sais ce que tu vas dire. Il a supporté d’être fouetté de verges sur le parvis de Notre-Dame, en chemise et pieds nus. Quelle pitié de voir un homme tel que lui réduit à un si dérisoire appareil !
— Je ne pensais pas que Sa Majesté la reine oserait faire subir un tel sort à l’un des plus grands vassaux du royaume. Elle doit avoir un coeur de pierre ! Il a souffert l’épreuve comme le Christ à Jérusalem.
— Mais Notre-Seigneur Jésus n’avait pas de corps réel et Sa souffrance était celle d’un Dieu, tempêta Bernard, tandis qu’Augustin s’offusquait du blasphème.
— La douleur du Christ est Sa grandeur, et fait celle de l’homme.
— Qu’allez-vous faire, messire ? demanda doucement Hugues de Vassal.
— Fuir, et me battre jusqu’au bout. Je suis un soldat, mon devoir l’exige.
— Moi, je vais prêcher et porter la bonne parole, tant qu’il me restera des forces. Jusqu’au bûcher, s’il le faut.
— Vous êtes fous tous les deux, s’exclama Augustin. Votre religion aime trop la mort. Moi je vais à Toulouse me jeter aux pieds de l’évêque, pour qu’il intervienne en votre faveur, messire Bernard. »
Deux mornes semaines s’écoulèrent sans aucunes nouvelles du franciscain. Bernard envoya un chevaucheur qui revint atterré. « Augustin a été arrêté par l’Inquisition. On l’a enfermé dans un cachot et son procès est instruit à grand train. »

En butte à la haine des dominicains, les franciscains se voyaient accusés de déviance doctrinale. Les frères mineurs, parce que les plus pauvres de tous, devaient renoncer à dénoncer la richesse de l’Église, sous peine du châtiment suprême. Leur position était fragilisée par la mort de leur fondateur, le pauvre d’Assise, trois ans plus tôt. L’Église ne savait encore si elle devait en faire un saint ou un renégat, et voulait auparavant faire le ménage dans ses idées. L’Inquisition englobait dans sa lutte contre le catharisme tous ceux qui faisaient abus de pauvreté. On accusa Augustin d’être membre des Spirituels franciscains, qui admiraient la théorie millénariste de Joachim de Fiore annonçant la fin des temps, et qui causaient de grands troubles au sein de la chrétienté. Le règne de l’Esprit devait arriver en l’an 1260. Ce serait la fin du règne du Fils, et la fin de l’Église.
L’interrogatoire eut lieu dans la grande salle du palais épiscopal de Toulouse. De hautes fenêtres ajourées laissaient pleuvoir une lumière abondante sur la communauté. Les langues de feu de l’Esprit saint semblaient se manifester pour faire émerger la vérité. Assis sur des cathèdres aux larges dossiers sculptés, qui renforçaient leur prestance, les trois dominicains écrasaient de leur autorité le petit homme qui comparaissait devant eux. La modestie d’Augustin le desservait devant ses juges, ainsi que son besoin absolu de ne jamais mentir.
« Croyez-vous en la fin des temps pour l’an 1260 ?
— Je ne sais, je suis ignorant en la matière.
— Pensez-vous que Sa Sainteté le pape devrait être pauvre ?
— Oui, à l’image de Notre-Seigneur Jésus.
— Ce sont là des théories cathares !
— Non pas, c’est ce que disent les Évangiles.
— On sait que vous fréquentez Bernard de Cazenac, hérétique et faidit.
— Cela est vrai. J’ai fait serment de le ramener au sein de la vraie religion.
— Ne serait-ce pas plutôt lui qui vous entraîne dans ses diableries ? »
Les inquisiteurs étaient perplexes devant tant de sincérité associée à tant de naïveté.
Ils craignaient d’être dupes d’un cathare retors, habile dans l’art de la dialectique. Pire qu’un hérétique, il apparaissait comme un traître, un envoyé du diable déguisé en moine catholique pour corrompre la foi.
« Vous critiquez le rôle de l’Église et la sainte alliance qui unit un pays : un roi, une loi, une foi.
— Je ne fais qu’appliquer le précepte du Pauvre d’Assise. Notre-Seigneur lui a dit : va, François, répare ma maison.
— Vous contestez à Sa Sainteté le pape sa gouvernance du monde.
— Je crains que la faiblesse des hommes ne le fasse tomber entre les mains du Prince de ce monde.
— Ce sont encore des diableries cathares ! Ou pire encore, un grave péché d’orgueil !
— C’est bien la première fois que l’on me traite d’orgueilleux. Je crois en la perpétuelle naissance du monde, et en l’humilité de Dieu en travail de création.
— Dieu est roi !
— Je préfère l’humanité du Christ ; elle est plus à la portée de ma connaissance.
— Vous niez Sa Divinité Humaine ? Hérésie !
— Je crois qu’il faut partir d’en bas, de très bas, pour monter vers la lumière. Le désir se fait vallée pour être montagne. Mais la montagne n’est-elle pas l’abîme déjà comblé ? »
Les inquisiteurs semblaient consternés ; ils ne pou vaient laisser impunis de tels propos, mais répugnaient à condamner un être en apparence aussi inoffensif.
« Reconnaissez vos fautes, faites votre contrition, dénoncez vos complices et vous serez réintégré au sein de notre Église qui sait être généreuse.
— Je n’ai nul besoin d’être réintégré puisque j’appartiens déjà à la communauté catholique. Si j’ai commis des péchés, ce ne sont pas ceux que vous dites. J’ai toujours suivi à la lettre et dans l’esprit les préceptes de François d’Assise.
— Ses héritiers ne sont pas en odeur de sainteté auprès du pape.
— Alors, c’est que Sa Sainteté se trompe. »
Après avoir découragé ses défenseurs, refusé toutes les planches de salut que l’on pouvait lui tendre, confondu ses accusateurs par des raisonnements habiles qu’ils trouvaient spécieux, le moine Augustin fut condamné à être brûlé vif en place publique.

Bernard imagina vingt plans pour le libérer : prendre d’assaut sa prison, soudoyer les bourreaux. Mais après le traité de Meaux, Toulouse était devenue la ville la plus surveillée de France. Impossible de l’attaquer ou d’y introduire un groupe déterminé. C’était courir à une perte certaine et ses amis les plus fidèles ne l’auraient pas suivi. Il n’avait pas de troupes assez puissantes, son armée était maigre et de pâle vigueur. Tandis qu’il cherchait, en vain, une ruse plus efficace que la force, Bernard comprit que la condamnation d’Augustin n’était qu’un piège pour s’emparer de sa personne. Le moine n’était pas un grand danger pour l’Église ; lui était un chef de guerre redouté.
Le jour du supplice, Bernard et Hugues de Vassal, déguisés en marchands, purent s’approcher de l’enclos, parmi la foule ivre de ce spectacle malsain. Ils voulaient soutenir leur ami d’un regard, prier pour lui et pour son salut.
Stoïque, Augustin fut porté sur le bûcher et lié à un poteau. Il semblait encore prêt à débattre de son innocence. Lorsqu’il vit ses deux compagnons les yeux inondés de larmes, il esquissa un triste sourire, puis il s’abîma en prières tandis que les flammes léchaient son corps. Il mourut comme un saint martyr.
« Ils brûlent même les catholiques, et les meilleurs d’entre eux, dit Bernard. Leur monde ne va pas tarder à s’effondrer.
— Au contraire, ils renforcent le Mal et le règne du Démon. Je crois que nous sommes perdus. »
Hugues de Vassal passa la main sur son visage, en signe de lassitude, tandis que Bernard serrait machinalement le talisman qu’il portait toujours autour du cou. « Notre ami Augustin aurait été le meilleur des Parfaits cathares. »