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En réduisant le Périgord, dernier bastion de
résistance, Simon de Montfort s’était ouvert toutes grandes les
portes de Toulouse. Puisque aucun guerrier ne pouvait vaincre
l’ogre de la vallée de Chevreuse, mieux valait se soumettre, et
attendre des jours meilleurs. Le pape Innocent III avait longuement
hésité avant de prononcer la confiscation du comté de Raymond VI.
Ce dernier s’était toujours affiché comme bon catholique, malgré la
protection qu’il accordait largement aux cathares, et Sa Sainteté
redoutait le trop grand pouvoir de l’ambitieux Français. Mais
Foulques, l’évêque de la cité rose, méprisé et humilié dans sa
propre ville, plaidait furieusement pour la confiscation.
« Le comte Simon, homme en tout point digne de
louanges, n’a-t-il pas conquis la terre avec l’aide du Seigneur, et
ne l’a-t-il pas partagée entre les grands et ses chevaliers ?
Pouvait-on trahir un si noble serviteur, et revenir sur des dons
conquis à la pointe de l’épée ? »
Le quatrième concile de
Latran établit enfin la sentence qui se voulait définitive. « Les
hérétiques ayant été exterminés dans les provinces languedociennes,
le pays est maintenant sainement gouverné dans la foi catholique et
dans une paix durable. Mais ce nouveau plant a besoin d’être
arrosé. Raymond, jadis comte de Toulouse, reconnu coupable de
complicité d’hérésie, sera banni et à jamais privé de son droit de
propriété. Tout le pays conquis par les croisés sur les hérétiques
sera remis au comte de Montfort, homme courageux et catholique. Le
reste du pays sera confié en mandat à l’Église jusqu’à ce que le
futur Raymond VII ait montré qu’il mérite d’en détenir tout ou
partie. Les biens du comte de Foix sont également confisqués.
Raymond VI et son fils s’exileront en Italie. Il leur sera pardonné
s’ils cessent de protéger la sale engeance juive et les mauvais
croyants. »
L’entrée de Montfort dans Toulouse n’eut rien de
triomphal. Si on ne lui jeta ni pierres ni fruits blets, il dut
subir l’indifférence hostile de la population.
« Simon le cruel est désormais le maître du pays,
une province en fait tout entière entre les mains de l’Église, ce
qu’un noble féal ne saurait accepter. Soyons patients, supportons
tous vaillamment et paisiblement la volonté de Dieu », murmuraient
les Toulousains qui l’avaient échappé belle.
Leur évêque Foulques aurait voulu voir la ville
livrée aux soudards, les bourgeois arrogants éventrés, leurs riches
maisons pillées et les belles Toulousaines violées, tout cela pour
venger ses humiliations. Montfort avait refusé tout net. Il se
voulait comte de Toulouse, légitime dans tous ses actes et garant
de tous les droits. Il se contenta d’exi ger
des habitants un tribut de trois mille marcs d’argent et fit raser
toutes les défenses de la ville, à l’exception du château
Narbonnais où il établit son quartier général.
À peine installé dans cette ville, la fleur des
cités, qu’il avait eu tant de mal à conquérir, à présent doté d’un
des plus hauts titres du royaume, Montfort sentit l’ambition le
gagner à nouveau, comme une fièvre maligne. Le sang des rois
d’Angleterre ne coulait-il pas dans ses veines ? Il n’y avait
pas de limites humaines à sa volonté. Il ravagea les terres
d’Arnaud Amaury, le chef spirituel de la croisade, et lui confisqua
le titre de duc de Narbonne. Il voulait ainsi forcer le roi
Philippe Auguste à le reconnaître comme son principal soutien, son
indispensable bras droit. On disait le Dauphin de faible
constitution ; la couronne suprême n’était plus très loin du
front orgueilleux de Montfort. Réduit au seul archevêché de
Narbonne, Arnaud Amaury excommunia le présomptueux baron qui n’en
eut cure. Le cadet pauvre était à présent comte de Toulouse et de
Leicester, vicomte de Béziers et Carcassonne et duc de Narbonne. Il
était le rempart de la chrétienté contre l’hérésie, l’homme le plus
puissant de France ; l’Église lui devait tout. Le roi, sans
lui, était peu de chose.
Ayant regagné leur bonne ville de Marseille sans
renoncer à la lutte, Raymond VI et son fils envoyèrent des
chevaucheurs à travers tous le pays d’Oc, en direction des faidits.
La résistance s’organisait. Puisque Montfort avait su conquérir un
immense territoire, il fallait l’y écarteler, l’y épuiser, l’y
perdre, en soulevant tour à tour des révoltes
qui le tiendraient éloigné de Toulouse, son centre
stratégique.
Aussitôt la missive en main, Bernard de Cazenac
réunit une cinquantaine d’hommes fidèles et marcha sur
Castelnaud.
« Nous ne pouvons assiéger votre forteresse, si
glorieuse et bien défendue, avec aussi peu de soldats, lui glissa
Hubert de Fénelon, son lieutenant.
— Qui parle de siège ? »
Le cathare n’en dit pas plus, mais son regard
laissait entendre que l’affaire était sûre. Ils avaient navigué de
nuit, légèrement équipés, à l’aide des gabarres du port d’Aillac,
chargées à ras bord, et qu’ils avaient laissé glisser au fil de
l’onde, comme de paisibles marchands. Les hommes, dépités, se
rassemblaient en silence sur l’étroite bande de terre boueuse qui
délimitait le bord de la rivière. Loin au-dessus d’eux,
inaccessible et menaçante, se dressait la noire silhouette de
Castelnaud.
« Jamais nous ne pourrons atteindre le sommet de
la falaise sans alerter les gardes », reprit Hubert de Fénelon,
d’un naturel pessimiste. Bernard leur fit gravir quelques mètres du
talus que protégeaient des buissons épineux. Avec un sourire
matois, il désigna un trou de renard creusé dans la roche. «
Glissez-vous là-dedans, vous qui êtes de médiocre taille »,
suggéra-t-il à son lieutenant.
L’homme s’enfila dans le tunnel : un vaste
souterrain maçonné s’ouvrait dans la paroi. Tous le suivirent. Au
bout de quelques pas, un mur infranchissable leur fit barrage,
peignant le désarroi sur leurs visages.
« Y a-t-il quelque mécanisme secret, messire
chevalier ?
— C’est beaucoup plus
simple : juste une mince feuille de pierre qui va tomber sous la
poussée de nos épées. Quand ils ont découvert que nous avions noyé
le souterrain du puits, nos ennemis se sont crus à l’abri. Cette
négligence va leur être fatale. Et maintenant, silence absolu.
»
La pierre céda comme un parchemin fragile. Les
hommes progressaient dans une obscurité totale, effrayante, sans
voir les à-pics qu’ils frôlaient, devinant juste à la forte odeur
de pourriture et aux bruits de clapotis qu’ils passaient au-dessus
du réseau inondé. Le souterrain débouchait dans une cave oubliée
sous une tour ronde. Une à une, les sentinelles furent égorgées,
puis les combattants cathares investirent la place en poussant des
cris effrayants.
Surpris dans leur sommeil, les défenseurs de
Castelnaud furent massacrés et leurs corps pendus aux murailles du
château. Bernard occit lui-même le chef de la place et fit
poétiquement accrocher sa carcasse, comme un épouvantail, dans un
pommier en fleur. Puis il laissa la citadelle aux bons soins de son
lieutenant.
Montfort entra dans une de ses redoutables colères
lorsqu’il apprit que sa forteresse périgourdine était à nouveau
entre les mains de son ennemi. Sa rage engloba le chef cathare et,
tout autant, son faible et infidèle allié, Jehan de Turenne, qui se
déclara incapable de la reconquérir.
« Foutre Dieu ! Faudra-t-il que je fasse tout
moi-même, en ce royaume ? »
Délaissant ses occupations politiques et la
gestion des comptes de la province, il sauta à cheval,
rassembla ses troupes et piqua des deux vers
le nord, avec une rapidité qui surprit même ses adversaires.
Hubert de Fénelon n’eut pas la chance de son
maître. Après un bref et inégal combat, il tomba entre les mains du
Français furieux qui le fit pendre, pour l’exemple, au portail de
Castelnaud.
La joie féroce de Montfort fut de courte durée.
Tandis qu’il ferraillait en Périgord, à l’extrême nord-ouest de ses
possessions, il apprit que Raymond VII le jeune, fils de l’ancien
comte de Toulouse, tout juste âgé de dix-neuf ans, assiégeait sa
bonne ville de Beaucaire, sur le Rhône, à l’extrême sud-est du
comté. Ses amis crurent leur comte animé par le Malin ou quelque
esprit mauvais. Il tournait sur lui-même, hurlait, piétinait,
fendait l’air et faisait des moulinets avec son épée. Puis il
partit à bride abattue vers Toulouse, y rassembla une troupe plus
grande encore et, crevant ses chevaux, gagna le Rhône.
Beaucaire, qui avait vu naître le jeune comte
Raymond, avait accueilli avec enthousiasme son libérateur. Les
habitants avaient chassé les Français de la ville en faisant
pleuvoir sur leurs têtes une averse d’eau bouillante, de pierres et
de tisons crépitants, puis ils avaient apporté, avec ardeur, toute
leur aide pour assiéger le château où s’était retranché Lambert de
Thyry. Montfort encercla et assiégea les assiégeants.
« Il nous faudrait des ailes d’épervier pour nous
enfuir, conclut Lambert de Thyry. Nous sommes perdus. Nul ne peut
plus sortir pour puiser l’eau du fleuve, ni dans l’herbe mouillée
mener nos chevaux boire. »
Au bout de trois mois de
combats épuisants, à cours de vivre, songeant même à dévorer les
plus faibles d’entre eux, les croisés du château firent leur
reddition. Quant à Montfort, il subit sa première défaite en
tentant de prendre d’assaut la ville, où ses troupes furent
taillées en pièces et victimes d’un véritable carnage. Tandis qu’il
rassemblait ses forces pour tirer vengeance des Provençaux,
Montfort apprit que ses sujets toulousains venaient de se révolter
contre lui, exigeant le retour de leur seigneur naturel.
À marche forcée, Montfort regagna sa capitale,
prit des otages, pendit quelques insurgés, rançonna les bourgeois
et priva les consuls de leurs droits coutumiers.
« Dieu ! Nous voilà traités comme juifs en
Égypte ! Montfort lève sur nous ses griffes de lion », déclara
un sage capitoul, homme de loi et de belle éloquence.
Mais à peine un incendie s’éteignait-il qu’un
autre s’allumait, plus loin encore, réclamant plus d’hommes et de
chevaux, entraînant plus de pertes et de fatigue. Montfort
poursuivit le comte de Foix jusqu’à Lourdes, où il échoua à prendre
la forteresse, surpris par le froid de l’hiver, puis il regagna la
Provence, traquant ses adversaires jusqu’au château de Crest, en
vallée de Drôme. À peine eut-il le temps de gravir les marches du
haut donjon qu’une terrible nouvelle vint l’assaillir. En ce jour
du 13 septembre 1217, Raymond VI, légitime comte de Toulouse,
venait de faire une entrée triomphale dans la ville.
« Avec des larmes, il est reçu en Joie, car la
joie qui reparaît est grainée et fleurie. Et chacun dit à l’autre :
maintenant nous avons Jésus-Christ avec nous, et l’étoile du matin est l’astre qui pour nous resplendit. Car
voici notre seigneur que nous croyions anéanti. Et ainsi Valeur et
Paratge qui étaient ensevelis sont vivants, restaurés, assainis et
guéris. Puisque le comte est entré dans Toulouse pour la relever,
et pour les Français détruire, et pour Mérite élever. Partout les
hommes ont retrouvé la parole et s’écrient : Toulouse ! Que
Dieu la dirige et la garde, et lui donne Valeur, la secoure et la
protège ! Et lui donne le pouvoir et la force de réparer ses
pertes, de délivrer Paratge et de faire resplendir Joie !
»
Le chant du troubadour Guilhem, qui annonçait le
rétablissement des valeurs occitanes et les traditions de l’ancien
temps, tira des sanglots au vieux comte. Dans le coeur de chaque
Toulousain l’émotion était à son comble.