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Vaour, 1230.
Les deux hommes traqués fuyaient depuis une heure.
Ils entendaient derrière eux la course bruyante de leurs
poursuivants. Seul, Bernard aurait pu les distancer, ou bien les
attendre et les tuer un à un. Mais Hugues, plus âgé, le
retardait.
« Où allons-nous ? murmurait le Parfait, à
bout de souffle.
— Je ne sais pas, vers le nord. Il nous faut
quitter la juridiction de Cordes. Peut-être trouverons-nous quelque
seigneur accueillant.
— Je ne tiendrai jamais jusque-là !
»
Ils avaient pris quelque avance sur les sergents
du roi en franchissant une rivière. Bernard, bon nageur, avait
soutenu son compagnon. De l’autre côté de l’eau, sur une hauteur,
se dressait la silhouette massive d’une forteresse. Mais leurs
ennemis avaient rapidement trouvé un gué et
se rapprochaient dangereusement. Ils cessèrent de parler,
concentrés sur leur course, et l’on n’entendait que le halètement
caverneux du Parfait à bout de forces.
Bernard et Hugues gravirent la pente rude en
s’aidant de leurs mains, s’accrochant désespérément aux buissons
épineux. La pierraille roulait sous leurs pas, la terre
s’effondrait sous leur poids ; ils perdaient à chaque foulée
le peu de terrain gagné. Au-dessus d’eux, les murailles se
rapprochaient, ultime et peut-être illusoire espoir de salut. Des
cris jaillissaient derrière eux, une véritable meute à
l’hallali.
« Je n’y arriverai pas !
— Courage ! Plus que quelques foulées.
»
Des bornes portant des croix gravées marquaient
l’entrée de la châtellenie. « Nous sommes sauvés », s’écria
Bernard. Au moment même où il prononçait ces paroles, il entendit
le sifflement d’une flèche. Hugues s’écroula, le flanc percé. Le
sire de Cazenac revint sur ses pas, saisi par le navrant spectacle
de son ami qui geignait faiblement. « Laisse-moi !
Sauve-toi ! »
Pour toute réponse, il tira son épée et fit face à
ses ennemis qui approchaient, la lame nue ou le trait prêt à
jaillir de l’arc. Le bout du chemin était donc là, en terre
albigeoise, au pied d’un château inconnu. Il caressa de la main son
talisman, songeant qu’il n’en connaîtrait jamais le sens, craignant
un instant que les inquisiteurs n’en fassent un mauvais
usage.
Soudain, le cercle de ses adversaires, qui se
resserrait à chaque seconde, se fractionna ; certains
reculèrent, d’autres s’enfuirent. Il entendit dans son dos un
fracas de sabots. Une dizaine de cavaliers barbus, la lance au
poing, chargeaient. Ces mystérieux chevaliers
semblaient surgir du néant ; leur troupe compacte donnait
l’impression de ne former qu’un seul corps, massif et mobile à la
fois : un dragon de légende. Ils dégageaient une impression de
force et d’invulnérabilité. Dans un mouvement parfaitement exécuté,
ils stoppèrent leurs chevaux vigoureux entre Bernard et ses
poursuivants. Celui qui paraissait être le chef s’adressa aux
soldats d’une voix forte.
« Que faites-vous ici ? Qui vous a autorisés
à pénétrer sur le territoire de la commanderie ?
— Nous agissons pour le compte du roi et de
la très sainte Inquisition. Nous poursuivons ces cathares depuis
hier. Remettez-les-nous !
— Vous n’avez pas pouvoir de police dans
notre juridiction. Veuillez quitter ces lieux !
— Messire chevalier, nous servons tous deux
la sainte Église, et combattons les hérétiques.
— Votre loi n’a pas cours dans cet enclos.
Veuillez partir où je vous fais disperser par mes
hommes !
— J’en rendrai compte à Monseigneur
l’évêque.
— Nous ne dépendons que du pape. »
Bernard avait reconnu le manteau blanc frappé de
la croix pattée rouge des chevaliers du Temple. Il n’en fut pas
moins stupéfait par ce dialogue inattendu.
Les templiers conduisirent les deux hommes à
l’intérieur de la forteresse. Tandis que l’on portait Hugues à la
maladrerie, pour lui donner d’urgence les premiers soins, Bernard
fut reçu par le commandeur du lieu.
L’homme, aussi grand et robuste que lui, également
âgé d’une quarantaine d’années, portait une longue barbe grisonnante qui tombait sur son habit blanc. Son
regard perçant dévisageait son hôte comme si ses traits lui étaient
familiers. Le chevalier cathare hésitait. Les templiers étaient aux
ordres du pape, le pire ennemi de sa religion ; mais ceux-là
lui avaient sauvé la vie. Il choisit de ne rien dissimuler.
« Je vous demande asile, messire commandeur. Je
suis Bernard de Cazenac, ci-devant seigneur de
Castelsarrasin…
— Et châtelain faidit de Castelnaud, Domme et
Montfort, je sais. »
L’étonnement se peignit sur le visage du cathare,
que venait de caresser un peu du vent de son lointain pays, où il
avait été heureux.
« Vous me connaissez ?
— Je me nomme Armand de Périgord. Je vous ai
vu combattre en tournoi, à Turenne, il y a… bien longtemps. Nous
vivions en paix, alors.
— Mais vous êtes …. ?
— Le fils du comte de Périgord, Hélie V
Talleyrand, mort au combat en Terre sainte.
— Son successeur, votre frère, ne m’a guère
été favorable.
— Il faut dire que vous l’avez souvent tenu
en échec sur les bords de la Dordogne. »
Le ton était cordial, nullement menaçant, avec une
pointe d’ironie.
« Rassurez-vous, je n’ai pas d’excellents rapports
avec mon frère Archambaud. Ma famille n’a pas accepté que je prenne
le rude habit de templier, alors que j’aurais pu être plus utile à
ses intérêts sous la mitre d’un évêque ou
d’un abbé. Je vous offre l’hospitalité dans la commanderie de
Vaour. Entre Périgourdins, nous nous devons bien cela. Je suis un
homme de paix, malgré l’épée que je porte. Je regrette le temps des
débats contradictoires et pacifiques où notre maître Bernard de
Clairvaux disputait en public avec votre grand-père. »
Les deux hommes devisèrent longuement ;
Bernard s’émerveillait devant la science du templier. « Les voyages
sont instructifs ; ils nous rendent meilleurs », lui dit
Armand.
Il venait de quitter son poste d’inspecteur de
l’Ordre en Hongrie et remplaçait le commandeur de Vaour, malade, en
attendant de prendre les hautes fonctions de maître en Sicile,
Calabre et Pouilles.
« Je suis diplomate tout autant que soldat. On
attend de moi que je réconcilie l’empereur d’Allemagne, Frédéric
Barberousse, prétendant à la couronne de Jérusalem, avec Sa
Sainteté le pape. L’Italie est ravagée par une guerre furieuse que
se livrent les Guelfes, partisans du souverain pontife, et les
Gibelins qui soutiennent le pouvoir laïc. Nous, templiers, qui
sommes à la fois clergé, noblesse et tiers état, nous devons jouer
le rôle d’unificateur de la chrétienté. »
Bernard découvrit, avec le plus vif intérêt, que
le monde ne se limitait pas aux frontières occitanes. L’Orient,
l’Italie, il les avait entendu chanter par les troubadours. Le
commandeur templier leur donnait corps et existence réelle.
« Vous dépendez du pape, alors vous êtes les
ennemis des cathares ?
— Je n’ai aucune
sympathie pour votre hérésie, mais nous avons prêté serment de ne
pas lever l’épée contre des chrétiens, et vous adorez, comme nous,
le Christ. Nous ne nous sommes jamais associés aux croisades contre
les Albigeois.
— Vous étiez pourtant à Marmande, il y a dix
ans !
— Nous n’avons pas participé à l’immonde
massacre de ses habitants. Nous ne pouvons souffrir une telle
infamie.
— Je comprends mieux votre accueil, et vous
en remercie.
— En Terre sainte, nous avons appris à
fréquenter et à respecter toutes sortes de religions : des
chrétiens orthodoxes, melkites, arméniens, gnostiques, mais
également les juifs, qui sont nos ancêtres et non pas nos ennemis.
Les musulmans eux-mêmes croient en un Dieu unique et nous les
estimons tout en les combattant. Souvent, nous nous allions à Damas
contre Le Caire, ou inversement. L’Orient est une expérience
inoubliable. Son mélange extrême oblige à la tolérance et à la
compréhension. L’Occident pourrait en tirer des leçons de charité.
Quand les croyances sont nombreuses, le respect s’avère
indispensable pour vivre au quotidien.
— On n’y trouve pourtant pas de
cathares !
— Détrompez-vous. Il existe encore des
groupes de chrétiens gnostiques dont la pratique ressemble à la
vôtre comme une soeur jumelle. »
Le templier se leva et s’empara d’un parchemin
qu’il conservait dans un petit coffre. Il le présenta à
Bernard ; le cathare vit qu’il était signé du précepteur de
France.
« Observez bien le sceau, en bas du document.
»
L’impression sur la cire
rouge révélait un étrange personnage : un torse humain ceint d’un
tablier, tenant un fouet dans la main droite, une tête de coq et
deux serpents à la place des jambes. Sept étoiles ornaient sa
senestre.
« Voilà qui n’a rien de chrétien, murmura
Bernard.
— Vous vous trompez, messire. Cette figure se
nomme l’Abraxas Panthée1. Elle
réunit des caractères grecs de l’époque païenne, et juifs, mais
elle fut le symbole de l’école chrétienne de Basilide, aux premiers
temps de l’Église.
— Vous voilà bien savant en théologie,
messire commandeur.
— Je ne fais que répéter ce que m’ont appris
les sages arabes et juifs que j’ai fréquentés à Jérusalem. La
religion de Basilide serait aujourd’hui condamnée comme hérésie
cathare.
— Que sont devenus ses adeptes ?
— L’Église les a réprimés et repoussés
jusqu’aux confins de l’Empire romain, mais il en subsiste plusieurs
groupes épars en Terre sainte. Ils se nomment marcionites,
messaliens ou pauliciens et adorent le Christ tout comme vous et
moi.
— Mais vous, messire commandeur, moine et
combattant au service du pape, pouvez-vous douter des dogmes de
l’Église ? Ne croyez-vous pas en la double nature de
Notre-Seigneur ?
— J’ai trop vu de guerres, trop de corps
mutilés et en souffrance, j’ai donné et reçu trop de coups dans
la chair, pour les diviniser. Seul l’esprit
peut régner sur la matière pour créer l’homme. »
Bernard restait confondu par ces affirmations.
L’hérésie existait donc au sein même de l’Église ! Les
convictions du pape étaient donc contestées par ceux-là qui étaient
le plus à même de les défendre. Il comprenait combien l’immersion
du monde religieux dans l’univers politique ne pouvait être que
perversion.
« C’est bien d’Orient que mon ancêtre Aldebert a
ramené la religion des Bons Chrétiens, ajouta-t-il.
— Vous connaissez maintenant vos origines,
messire de Cazenac : votre famille est née en esprit sous les
murailles de Jérusalem. »
1 Personnage mythique du christianisme gnostique
représentant le mauvais démiurge.