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Alix souhaitait fortifier son engagement en vivant
désormais auprès de « celle qui éclairait le monde », Esclarmonde,
soeur du comte de Foix, considérée par toutes, sans qu’elle eût
revendiqué cet honneur, comme l’archidiaconesse, le guide suprême
des femmes cathares.
Il est vrai que l’ordination d’Esclarmonde, en
1204, au temps où le catharisme vivait encore dans la paix, n’avait
pas été discrète. Toute la fine fleur de la noblesse ariégeoise y
avait assisté, y compris son frère, le seul de la famille à
conserver la religion catholique, pour des raisons strictement
juridiques. L’évêque Guilhabert de Castres lui avait donné le
consolament, dans la bonne ville de Fanjeaux, là même où Dominique
de Guzman avait établi son quartier général et fondé l’ordre des
dominicains, qui vivaient dans la pauvreté, à l’instar des
Parfaits. En même temps qu’elle, trois personnes de haute
naissance, Aude, Fays de Durfort et Raymonde de Saint-Germain
prirent la vêture devant une soixantaine de nobles dames et de grands seigneurs. Trois ans plus tard, à
Pamiers, elle osait défier Dominique de Guzman lui-même en un débat
contradictoire resté célèbre, au cours duquel elle fit perdre
patience au saint homme. Aussi belle qu’intelligente et cultivée,
cette femme brune devint un modèle pour toutes celles qui voulaient
se défaire du joug d’un époux, d’un père ou d’un prêtre. À travers
elle, la religion cathare gagna les esprits féminins. Dans son
lointain Périgord, Alix avait entendu parler d’Esclarmonde et
souhaitait progresser, sous sa houlette, vers la perfection.
Pressentant le destin tragique qui menaçait son
pays et sa foi, Esclarmonde avait insisté pour que fût érigé, loin
des hommes, dans la haute montagne, un château saint qui ne serait
pas soumis à la versatilité des humains, mais au seul vouloir de
l’Église cathare. En 1206, le seigneur Raymond de Pereille, dont la
mère et la fille étaient Parfaites, entreprit de bâtir la citadelle
de Montségur. Esclarmonde s’y retira en 1212, à l’abri du fracas
des armes, et nombreuses furent les femmes qui la
rejoignirent.
Profitant de la paix revenue avec la mort de
Montfort, Alix quitta Toulouse sous la protection du comte de Foix
et gagna les Pyrénées. Elle progressait à pied, lentement, par
modestes étapes, heureuse de l’accueil qu’elle rencontrait dans les
villages. C’était à qui l’inviterait à sa table, l’hébergerait sous
son toit. Elle n’était encore qu’une postulante, et on la recevait
comme une sainte femme. Quitter Bernard avait été, pour elle, un
soulagement. Elle craignait de ne pas en avoir le courage, tant son
attachement terrestre était encore fort. Elle savait tou tefois que rien ne pouvait résister à l’appel de
Dieu. Les épreuves subies, le deuil impossible de sa fille, le
chaos où plongeait le monde : tout était signe. Les temps étaient
proches où la route du salut serait barrée. Elle ne devait pas
s’attarder sur les sentiers fleuris du bien vivre, mais se hâter de
gravir les pentes abruptes de la montagne, de crainte que la Mort
ne la surprenne avant qu’elle n’ait approché du sommet.
Elle traversa le pays vert en chantant et priant à
la fois. La saison était belle, opportune au pèlerin, et rien
n’arrêta son pas. Elle savait qu’il lui fallait arriver avant les
premières neiges qui isolaient les Parfaits, les protégeant de leur
manteau de froidure. Aujourd’hui, c’était l’été, le soleil
chauffait la pierre, et elle peinait à imaginer le gel et
l’humidité de la morne saison.
Elle aurait aimé faire halte quelque temps chez
ces paysans à la foi naïve qui lui demandaient conseils, chez ces
petits seigneurs des montagnes, flattés de recevoir la grande Alix
de Turenne, autrefois chantée par les troubadours, à présent humble
croyante parmi les autres. Mais rien ne devait retarder sa
marche ; elle n’avait qu’un but : rencontrer
Esclarmonde.
Après Lavelanet, le chemin se fit plus rude, la
pente plus sévère. L’été desséchait les torrents, faisait brûler
les cailloux. Soudain, au sommet d’un col, elle vit le « pog », la
montagne sacrée. Elle resta un moment, droite, les cheveux au vent,
laissant errer son regard sur les Pyrénées bleues. Elle chercha des
yeux le château, peinant à identifier la capitale des cathares dans
ce modeste fortin. Cela n’avait rien à voir avec les lourdes
forteresses du Périgord. Quatre murs de pierre sur un éperon
rocheux.
« C’est mieux ainsi,
murmura-t-elle. Tout ce qui est bâti de main d’homme est maudit. Ce
pic abrupt est certes fait de matière, mais il ne veut pas de mal
aux vivants. La nature est moins cruelle que l’être humain, et
l’animal, dans sa stupidité, ne fait pas le mal pour le mal. Ce
lieu enchanteur sera une chapelle admirable pour mon consolament.
»
Des valets vinrent l’accueillir au pied du « pog »
et la conduisirent par le chemin le plus sûr à l’entrée de
Montségur. Esclarmonde de Foix en personne s’avança pour la
recevoir, à la fois altière et modeste. Elles échangèrent un baiser
de bienvenue, tandis que leur entourage s’étonnait de leur
ressemblance.
L’enseignement d’Hugues de Vassal et les épreuves
subies tout au long de son existence avaient bien préparé Alix à
entrer dans l’ordre cathare. Il ne lui fallut qu’une année pour
obtenir son consolament. Ce furent douze mois au cours desquels
elle mortifia son corps par le jeûne, trois fois la semaine plus
les trois Carêmes de Noël, Pâques et Pentecôte, un an d’abstinence
totale, à fuir la présence des hommes. Une année entière pour
apprendre à maîtriser son caractère emporté, atteindre l’absolue
non-violence, exercer son intelligence pour pratiquer la vraie
justice, éprouver son courage en disant toujours la vérité.
On l’envoyait parfois dans la vallée, acheter
quelques fournitures pour les tisseuses. Elle devait côtoyer le
monde, le Mal, et les agents de l’évêque qui cherchaient les
Parfaits pour les jeter en prison ou sur un bûcher.
« N’es-tu pas une hérétique ? lui demanda un
jour un sergent dans une auberge.
— Tu en as l’habit sombre et la triste
mine.
— Je suis en deuil de ma fille
disparue.
— Alors, excuse-moi. »
Sa commère la surveillait, inquiète, guettant le
mensonge qui pouvait jaillir de sa bouche, ou la peur qui pouvait
la saisir. Elle n’avait pas failli.
« Tu es prête, à présent. Ce sera pour le deuxième
dimanche du prochain mois », lui annonça Esclarmonde.
Il fallait attendre le passage à Montségur de
Guilhabert de Castres, l’évêque cathare qui évangélisait la région
au risque de sa vie. On le signalait à Mirepoix ou Castelnaudary,
mais à peine les sergents se précipitaient-ils pour l’arrêter qu’il
avait disparu. « Sorcellerie », maugréaient les soldats.
Il était la plus grande figure du catharisme et le
parrain d’Esclarmonde. Elle ne voulait pas que son amie fût reçue
par un autre que lui. Deux ou trois fois l’an, il venait visiter
les citadelles du vertige, prêchant dans les communautés de Dun et
de Lordat, s’abritant aux châteaux de Quéribus, ou Peyrepertuse.
Mais c’est à Montségur qu’il était véritablement chez lui. Quand il
se présenta au portail, les deux femmes s’agenouillèrent pour
l’honorer.
Devant toute la communauté de Montségur, Alix
entendit patiemment les sept oraisons dominicales qui devaient
favoriser l’écoute de Dieu à sa demande. Elle se confessa
publiquement, longuement, évoquant avec regrets sa vie de plaisir
et de violence. Puis elle reçut de Guilhabert l’absolution. Ce fut
au tour de la communauté des croyants de
demander à l’évêque le pardon de leurs fautes. Il prononça les
paroles rituelles.
« Que le Père saint, juste, véridique et
miséricordieux, qui a pouvoir dans le ciel et sur la terre de
remettre les péchés, vous remette et vous pardonne toutes vos
fautes en ce monde et vous fasse miséricorde dans le monde futur.
»
Un vent violent soufflait en tourbillons, couvrant
parfois les paroles du maître, chassant dans les cieux des nuages
menaçants, sombres présages au destin de l’Occitanie. L’évêque
plaça devant lui une table ronde, couverte d’une nappe blanche, sur
laquelle il disposa l’Évangile de Jean. Alix, à genoux, se
prosterna trois fois avant d’accueillir le livre.
« Ma soeur Alix, as-tu la ferme intention de
recevoir le baptême en esprit ? Es-tu prête à pratiquer toutes
les vertus par lesquelles on devient un Bon Chrétien ? »
Elle répondit par l’affirmative.
« Dame Alix, tu dois bien avoir dans l’esprit
qu’en ce moment tu te tiens pour la seconde fois devant Dieu,
devant le Christ et le Saint-Esprit, puisque tu es en présence de
l’Église de Dieu. Tu dois bien comprendre que tu es ici pour
recevoir le pardon de tes péchés, grâce aux prières des Bons
Chrétiens et par l’imposition des mains. »
Il lui lut ensuite, longuement, des textes
édifiants, tirés du rituel. Elle sentait comme un espace se libérer
en elle, comme si elle se vidait de ses fautes.
« Par ces témoignages et beaucoup d’autres, il
convient que tu observes les commandements de Dieu et que tu
haïsses ce monde. Si tu agis ainsi jusqu’à la
fin, nous avons l’espérance que ton âme aura la vie éternelle
».
Esclarmonde s’agenouilla à son tour devant
l’évêque et, en tant que marraine d’Alix, prit la parole et
s’adressa à l’assemblée.
« Bons Chrétiens, nous vous prions, pour l’amour
de Dieu, d’accorder à notre amie ce présent que Dieu vous a
donné.
— Pour tous les péchés que j’ai pu faire ou
dire ou penser ou opérer, je demande pardon à Dieu, à l’Église et à
vous tous. »
D’une même voix l’assemblée répondit : « Par Dieu,
et par nous tous et par l’Église, qu’ils te soient pardonnés. Nous
prions Dieu qu’Il te pardonne. »
Le flot des voix, enflé par le vent, semblait
porter Alix droit vers le ciel. Au nom de sa filleule, Esclarmonde
s’engagea au respect de la parole et au sincère repentir.
« Que le Seigneur te pardonne et te conduise à
bonne fin, conclut l’évêque.
— Amen ! Qu’il en soit fait, Seigneur,
selon Ta parole. »
Alix à présent purifiée fut
revêtue d’une robe blanche. Sa beauté rayonnait ; elle se
rêvait enfant, avant que les désirs d’orgueil et de chair ne
viennent la souiller.
« Tu vas maintenant recevoir le Saint-Esprit qui
fera de toi une Bonne Chrétienne. »
Elle s’agenouilla devant la table. Guilhabert lui
posa sur la tête l’Évangile de Jean et tous les membres de la
communauté lui imposèrent la main droite.
« Père saint, accueille ta servante dans Ta
justice et mets Ta grâce et Ton Esprit saint sur elle. »
Alix sentit une onde la parcourir tout entière, de
la pointe des pieds jusqu’au sommet du crâne, tout le long de sa
colonne vertébrale, si proche du plaisir d’amour qu’elle dut se
faire violence pour chasser cette jouissance impie. Elle était
autre. Alix de Turenne n’était plus, seule existait Alix la
Parfaite, absolument pure. Elle entendit l’évêque réciter six
pater, puis le prologue de l’Évangile de Jean.
« Au commencement était le Verbe… Et le Verbe
était Dieu… Tout ce qui a été fait l’a été par Lui, et sans Lui a
été fait le néant… En Lui est la vie, et la vie est la lumière des
hommes. La lumière luit dans les ténèbres, mais les ténèbres ne
l’ont point reçue. »
Elle fit trois révérences, prononça trois «
Benedicite » puis : « Que le Seigneur Dieu vous donne bonne
récompense de ce bien que vous m’avez fait pour l’amour de Dieu.
»