Jusqu’à 1492, venez-vous
de m’expliquer, on a fait de la morale économique et non pas de
l’analyse économique, sauf peut-être dans le monde arabo-musulman,
mais en pure perte pour l’Occident puisque cet apport a été ignoré.
Si vous situez la sortie de l’« âge moral » après 1492,
soit après la découverte des Amériques par Christophe Colomb, ce
n’est sûrement pas anodin. Il doit bien y avoir un lien entre cet
événement et la transformation de la pensée
économique ?
La découverte du Nouveau Monde
puis celle de la route des Indes exacerbent la compétition
géopolitique entre des États européens en formation. Et ce contexte
guerrier va profondément influencer la pensée économique : à
partir du XVIe, celle-ci sort de l’âge moral pour entrer dans
l’âge politique. Elle n’est plus animée par la recherche du
comportement individuel moralement recommandable, mais par la quête
de la prospérité et de la puissance du pays et/ou du
souverain.
Le XVIe siècle
marque donc un tournant culturel, économique et géopolitique qui va
transformer le rapport des élites pensantes et gouvernantes à
l’économie : la recherche du profit personnel est de moins en
moins diabolisée ; le capitalisme commercial et financier
prend son envol ; les progrès de la navigation hauturière
permettent l’exploitation des nouvelles routes commerciales vers
les Amériques et les Indes ;
l’or pillé par les conquistadors afflue en Europe et nourrit
l’inflation ; les grands États européens en construction ont
établi leur autonomie à l’égard de la papauté et sont en guerre
quasi permanente pour le contrôle des territoires ou du commerce
avec les colonies – y compris le commerce des esclaves
noirs déportés vers les Amériques à partir de 1510.
Cette nouvelle phase d’expansion de
la sphère marchande et de la circulation d’argent renforce la
nécessité de penser l’économie et l’impact de celle-ci sur la
société. Le mouvement dominant dans la nouvelle pensée consistera à
légitimer et promouvoir le développement des activités commerciales
en raison de leur effet bénéfique pour la prospérité générale et
pour la puissance de l’État. L’économie ne sera plus écrite par des
théologiens, mais par des philosophes ou des fonctionnaires
cherchant les meilleures façons d’enrichir l’État. Cette nouvelle
vision s’épanouira pleinement au XVIIe siècle
dans une succession d’œuvres que l’histoire a retenues sous le nom
d’« écrits mercantilistes ».
Si le tournant décisif est pris au
XVIe siècle, il a des racines plus anciennes.
Dès le XIVe, les héritiers intellectuels de Thomas d’Aquin
finissent par admettre la légitimité des profits non excessifs,
l’utilité du crédit et de sa rémunération par des intérêts. La
morale officielle de l’Église reste plus stricte, mais elle est en
complet décalage avec la réalité des pratiques commerciales dans
les grandes cités marchandes d’Italie ou d’Europe du Nord. Ce
capitalisme hors-la-loi ne peut prospérer qu’avec le soutien des
États qui ont progressivement imposé leur autonomie à l’égard de la
papauté (depuis la fin du XIIIe siècle).
En effet, les souverains reconnaissent dans la richesse des
marchands – et bientôt dans celle des premiers
banquiers – une source de prospérité générale pour leur
royaume, et aussi un instrument de leur propre puissance.
L’alliance objective entre les princes et les marchands autorise donc l’émergence d’un
« esprit » et d’une pratique capitalistes qui défient les
interdits moraux de l’Église. De surcroît, l’autorité morale de
l’Église est sapée par son propre dévoiement moral ! Le haut
clergé qui exhorte les fidèles à la pauvreté vit dans le luxe. Les
tribunaux ecclésiastiques condamnent encore les profits monétaires,
mais l’Église s’enrichit en vendant des
« indulgences » : le pardon des péchés contre
quelques pièces d’or… la marchandisation de l’entrée au
Paradis ! Cette Église est de plus en plus contestée et de
nombreux mouvements préparent la grande Réforme du XVIe siècle,
déclenchée par Luther en Allemagne (1521), par Calvin en Suisse et
en France (années 1530), et par la sécession de l’Église anglicane
(1531).
Et, c’est bien connu, les
protestants sont plus favorables au capitalisme que les
catholiques…
C’est la thèse soutenue par Max
Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du
capitalisme (1904). Il est vrai que le protestantisme va
légitimer le travail, l’épargne, l’investissement et la réussite
dans les affaires, car chacun est tenu de faire fructifier les
talents qu’il a reçus du Créateur. À condition toutefois que,
conformément à la morale d’Aristote, le profit ne soit ni accumulé
pour soi-même ni consommé dans une vie de luxe, mais réinvesti dans
des activités utiles. La Réforme joue donc sans doute un rôle dans
l’essor du capitalisme, mais elle est aussi une conséquence de ce
dernier avant d’en devenir un facteur stimulant. En effet, elle
s’impose partout où une nouvelle classe de marchands et une
nouvelle classe aristocratique ont un intérêt commun à s’affranchir
de la tutelle morale de l’Église catholique. Les princes qui
embrassent alors le protestantisme comme religion d’État se
préoccupent moins de religion que d’indépendance nationale et de
prospérité de leur royaume.
Soit. Mais revenons-en à l’économie. Comment le nouvel
esprit de l’époque se traduit-il dans la manière de faire de
l’économie ?
La pensée s’engage alors pour
longtemps dans son « âge politique » : deux siècles
dominés par des analyses favorables à l’intervention de l’État
(XVIe,
XVIIe),
puis une réaction libérale – voire
ultra-libérale – en France (1700-1776) et, pour finir,
une grande synthèse pragmatique en Grande-Bretagne
(1776-1848).
À l’orée de cet âge politique,
quelques auteurs énoncent une nouvelle justification morale des
activités marchandes (l’intérêt général du pays) pour fonder une
conception politique de l’économie. On peut citer l’Anglais John
Hales, auteur du Discours sur la prospérité
publique de ce royaume d’Angleterre (1549), qui explicite la
séparation entre l’économie et la morale : ce qui est
moralement recommandable pour l’individu (chasteté,
frugalité, etc.) ne l’est pas pour « la
République », qui a besoin d’une grande population et de
citoyens prospères et dépensiers. Les vices privés ont quelques
vertus publiques ; la quête des biens et profits privés est
donc légitime et nécessaire quand elle concourt à la richesse de
l’État.
On peut citer aussi deux
Français : Jean Bodin, qui propose la première théorie
satisfaisante de l’inflation (en 1568) ; Antoine de
Montchrestien, auteur du premier Traité
d’économie politique (1616), qui achève d’enterrer la sagesse
antique en reconnaissant dans la richesse la principale composante
du bonheur, et dans le bonheur individuel, la garantie d’un État
stable et d’une société pacifiée. Autrefois considéré comme une
source de division mortelle pour la Cité, le désir d’accumuler les
richesses est désormais conçu comme l’instrument de sa prospérité.
Ce renversement de la morale répond à un impératif géopolitique.
Tout au long du XVIIe, la grande affaire des conseillers du Prince
sera de développer la population, le travail, le commerce et l’industrie pour donner à
l’État les moyens d’une puissance nécessaire dans une Europe en
guerre quasi permanente. Le représentant emblématique de cette
politique économique interventionniste et volontariste est Colbert,
qui gère les finances de la France de 1661 à 1683, sous
le règne de Louis XIV.
Ce tournant intellectuel
correspond au développement du courant « mercantiliste »
que vous annonciez tout à l’heure ?
Oui, mais j’ai volontairement
négligé cette appellation discutable et discutée. Le
« mercantilisme » n’est pas une école de pensée à
proprement parler. C’est une façon commode et assez caricaturale de
nommer divers écrits publiés pendant près de deux siècles. On la
doit notamment à Adam Smith qui, dans son fameux essai La Richesse des nations (1776), a sous-estimé les
travaux de ses prédécesseurs et ignoré sa dette intellectuelle à
leur égard. Le terme « mercantilisme » s’est imposé à
partir du moment où l’on a abusivement résumé l’apport des vrais
fondateurs de l’économie politique à cette prescription assez
fréquente et des plus contestables : pour enrichir la nation
et l’État, il faudrait mener une politique commerciale agressive et
dégager un excédent des échanges
extérieurs – c’est-à-dire exporter plus que l’on
n’importe – en vue de faire entrer le plus d’or possible
dans le royaume. Cette croyance dans l’enrichissement par
l’accumulation d’or a plus précisément été baptisée
« bullionisme », à partir de bullion qui désigne, en anglais, les lingots de
métal précieux.
Mais pourquoi cette idée,
assez simple à comprendre, vous paraît-elle « des plus
contestables » ?
Principalement parce que la
richesse économique réelle des individus – tout comme
celle d’une nation – ne réside pas dans la quantité
d’argent qu’ils possèdent, mais dans
la quantité de biens et services utiles produite par le
travail. Si l’or (la monnaie de l’époque) afflue dans un pays dont
la production de marchandises n’augmente pas, l’abondance de
monnaie provoque un excès de la demande de biens par rapport à la
production disponible… Vous devinez le résultat : la flambée
des prix. Or personne n’accroît sa richesse réelle lorsqu’on se
contente de dépenser plus d’argent pour obtenir un nombre de biens
inchangé !
C’est clair ! Mais
je vous ai coupé. Revenons à la contribution de vos auteurs dits
« mercantilistes ». Ils ont donc fondé une économie
politique…
Ces auteurs ont en effet le souci
premier de concevoir une politique économique au service de la
puissance et de la richesse nationales. Mais cette motivation
initiale stimule un travail qui ouvre une nouvelle ère de progrès
dans la connaissance des mécanismes économiques en Occident. Les
mercantilistes ont ainsi très vite critiqué les erreurs des
bullionistes, car ils ont bien compris les relations entre monnaie,
taux d’intérêt, investissement et croissance ; ils sont
favorables à l’abondance monétaire, non parce qu’ils confondraient
monnaie et richesse, mais parce que cette abondance soutient le
développement en abaissant le coût du crédit.
Ainsi, d’abord motivés par un
objectif politique, les mercantilistes ont finalement posé les
bases de la théorie monétaire moderne. Et, au fil du temps, la
motivation politique de leurs recherches sera secondée par une
ambition intellectuelle, car le XVIIe siècle
est celui qui voit la naissance de la science et de la philosophie
modernes. Galilée a mis en évidence la mécanique céleste dès 1610,
et posé les bases de la physique moderne en 1638. Descartes, dans
son Discours de la méthode (1637), exhorte
les penseurs à étendre le champ du raisonnement scientifique au-delà des phénomènes naturels et à
développer des sciences sociales. L’idée d’un monde physique
ordonné par des lois mécaniques va peu à peu conduire vers la
recherche des mécanismes qui pourraient ordonner la vie sociale. À
l’époque des derniers grands auteurs mercantilistes, dans les
années 1690, ces idées modernes ont fait leur chemin. Les
« discours sur le commerce » des auteurs anglais en
particulier (Thomas Mun, Josiah Child, William Petty, John Law)
vont bien au-delà des habituelles stratégies pratiques pour
enrichir la nation ; ils mettent déjà en évidence quelques
rouages d’une mécanique économique ; ils préparent le terrain
intellectuel dans lequel va s’opérer un nouveau tournant clé de
l’âge politique.
Un tournant vers la
« science » économique, je présume ?
En effet, mais, on va le voir,
toujours inséparable d’une motivation politique. Ce tournant est
pris en France à la fin du
XVIIe siècle, à
partir des travaux de Boisguillebert, et poursuivi, toujours en
France, tout au long du
XVIIIe par
Cantillon, Quesnay et Turgot
1.
Ces auteurs élaborent progressivement
une théorie de l’économie nationale conçue comme un système régi
par des mécanismes propres, comme un circuit ordonné de flux
monétaires et réels. Ils posent aussi les bases de la théorie des
prix, de la comptabilité nationale… Bref, l’économie politique
devient plus théorique, elle amorce son virage vers une science de
l’économie nationale, celle qu’on dénomme aujourd’hui
« macroéconomie ». Sous la direction de Quesnay, les « physiocrates » sont
ceux qui vont le plus loin dans cette direction. Ils constituent la
première école organisée dont les membres revendiquent le titre
d’« économistes » et s’attachent à découvrir les lois
naturelles qui, selon eux, régissent l’économie. C’est d’ailleurs
là ce qu’exprime le nom de cette école : le gouvernement
(kratos) de la nature (physio).
Vous venez de décrire un
tournant décisif vers une démarche plus scientifique, et pourtant,
si j’ai bien suivi, vous estimez que l’analyse économique reste
encore dans ce que vous appelez l’âge politique.
Pourquoi ?
D’abord parce que la finalité qui
suscite et guide le discours économique reste politique : il
s’agit toujours de trouver le meilleur moyen de faire prospérer le
pays, d’assurer la pérennité du royaume ou de défendre son rang
dans la compétition des nations. Le tournant que je viens d’évoquer
vers une science macroéconomique est, au départ, une réaction
politique libérale à la longue domination des politiques
mercantilistes en France. En phase avec le libéralisme
philosophique qui s’affirme tout au long du siècle des Lumières,
les premiers économistes libéraux fustigent le dirigisme économique
qui a donné la priorité à l’industrie, aux manufactures d’État, au
commerce extérieur, et qui a négligé l’agriculture et surchargé
d’impôts les paysans. Les physiocrates inaugurent un courant
ultralibéral qui prône le respect d’un droit quasi absolu de
l’individu à faire ce qu’il veut de lui-même et de ses biens. Et ce
droit est supérieur aux « lois de l’économie ». Ainsi,
par exemple, les physiocrates critiquent vivement la thésaurisation
(l’accumulation d’argent oisif par les riches), car celle-ci est
non productive, mais, au nom du droit sacré à la liberté
individuelle, ils s’opposent à toute intervention publique
susceptible de contrarier ce comportement antiéconomique. Les
prescriptions de
ces premiers
« économistes » restent donc commandées par leur
philosophie politique.
Alors, certes, les physiocrates
prétendent aussi fonder une science naturelle de l’économie. Mais
leur démarche reste encore marginale, notamment parce qu’ils
accordent un primat absolu à l’agriculture, seule et unique source
de richesse selon eux. Or, à la fin du XVIIIe siècle,
la réaction libérale amorcée en France va se poursuivre en
Grande-Bretagne, c’est-à-dire dans un pays en pleine révolution
industrielle. Dans un tel contexte, les économistes anglais
n’auront pas de mal à railler et à rejeter l’obsession agraire des
physiocrates. Le mouvement français vers la construction de
systèmes théoriques d’analyse économique est alors pour un temps
estompé par le renouveau de l’économie politique anglaise, par ce
qu’on appelle l’« école classique », qui dominera la
pensée économique jusqu’au milieu du XIXe.
Je suppose que cette
école classique est la grande synthèse pragmatique que vous
annonciez tout à l’heure ?
C’est bien cela. L’expression
« école classique » ne désigne pas un véritable mouvement
intellectuel organisé. C’est un label forgé par Karl Marx, et
communément retenu depuis lors pour nommer une étape dans
l’histoire de la pensée économique qui s’étend entre la publication
de la célèbre
Enquête sur la nature et les
causes de la richesse des nations d’Adam Smith (1776) et celle
des
Principes d’économie politique de John
Stuart Mill (1848). Entre ces deux dates, les œuvres les plus
remarquées seront publiées par Malthus, Ricardo, Say, Sismondi. Si
l’on met à part le Français Jean-Baptiste Say, la plupart des
auteurs « classiques » font plus de l’économie politique
à la manière des mercantilistes (même s’ils contestent leurs
politiques) que de la science économique systématique. Comme les
mercantilistes, ils analysent la société en termes de classes
sociales aux intérêts antagoniques
(propriétaires terriens, ouvriers,
industriels – on ne dit pas encore
« capitalistes »). Comme eux, ils cherchent davantage à
soutenir la prospérité de la nation qu’à construire des modèles
théoriques. Chemin faisant, il leur arrive de vouloir énoncer des
« lois de l’économie », mais leur analyse économique est
encore en partie indissociable de leur philosophie politique ou
morale.
On entend pourtant
souvent dire qu’Adam Smith est le père de la science économique
moderne.
En effet, et c’est aussi faux que
de voir en lui l’inspirateur des économistes ultralibéraux qui s’en
réclament pourtant sans l’avoir lu. On fait souvent des contresens
à propos d’Adam Smith si l’on ne retient que sa Richesse des nations, en oubliant sa Théorie des sentiments moraux (1759), c’est-à-dire
en ignorant qu’il est d’abord le philosophe qui a cherché à
démontrer la possibilité d’une bienveillance générale entre les
hommes grâce à leur propension à la sympathie et à leur désir de
reconnaissance sociale. Les ultralibéraux qui invoquent le
parrainage de Smith n’ont même pas lu la Richesse des nations, qui détaille les cas où l’État
est nécessaire et plus efficace que la libre concurrence, qui fait
l’éloge de l’impôt, et qui souligne les dégâts humains du
capitalisme. De Smith, le moraliste, à Mill, le socialiste, bien
des classiques anglais opèrent une forme de synthèse pragmatique
entre l’ultralibéralisme des physiocrates et l’interventionnisme
des colbertistes. Ils ne sont pas des adorateurs du marché et de la
libre concurrence, et n’ont pas davantage construit un modèle
général démontrant la supériorité absolue de la fameuse
« économie de marché ».
Pourtant, n’est-ce pas
Adam Smith qui a parlé d’une « main invisible » du marché
qui guiderait les individus vers des choix conformes à l’intérêt
général ?
Ce que vous énoncez là est une relecture biaisée et
trompeuse de Smith. Celui-ci explique bien que, tout en poursuivant
des objectifs conformes à leur seul intérêt privé, les individus
peuvent engendrer de surcroît un bienfait collectif qui n’entrait
pas dans leur intention. Pour reprendre l’exemple de Smith, ce
n’est pas la bienveillance du boulanger ou du boucher qui nous
prodigue une alimentation de qualité, mais plutôt leur quête avisée
du succès commercial. Mais il n’y a pas là de quoi fonder une loi
générale selon laquelle la libre compétition des intérêts privés
sur les marchés mènerait automatiquement vers des résultats
optimaux pour la société dans son ensemble. On ne trouve pas trace
d’une telle loi chez Smith, tandis qu’on peut lire son inventaire
des situations où la libre quête de l’intérêt privé est
collectivement inefficace et doit être corrigée par l’intervention
de l’État. Avec sa « main invisible », Smith ne pense pas
inventer une thèse extraordinaire. En fait, il se contente de
répéter l’argument exploité par les mercantilistes depuis le milieu
du
XVIe siècle pour justifier le développement des
activités marchandes : l’appât du gain privé n’a pas que les
inconvénients habituellement reconnus du point de vue de la morale
individuelle ; il stimule aussi des activités qui peuvent
contribuer à la prospérité générale. Vices privés, vertus
publiques, vous vous souvenez ? À la fin du
XVIIIe, c’est déjà
un vieux refrain.
Smith reprend donc une vieille
idée : tout se passe donc « comme si » une force
invisible conduisait des actions individuelles égoïstes à produire
des avantages collectifs qu’elles ne visaient pas. Très vieille
idée en vérité, car on en trouve déjà la trace chez le théologien
musulman Al-Ghazâlî au XIe siècle !
Mais depuis lors et jusqu’à Smith, la « force invisible »
en question n’est pas imputée à la perfection mécanique de marchés
autorégulés.
Mais alors d’où vient-elle ?
Pour les penseurs musulmans, la
réponse est dans le Coran : « Les prix sont dans les
mains d’Allah. » Alors, je vous laisse deviner : où
pensez-vous qu’Adam Smith, le protestant et professeur de
philosophie morale à Glasgow, trouve sa réponse ?
Dans la
Bible ! ?
Bravo ! En lisant La Théorie des sentiments moraux (1759), on comprend
en effet que, pour Smith, la main invisible est celle de la
Providence divine. Dieu a mis au cœur des fonctionnements humains
des pulsions destinées à garantir le succès de sa Création.
L’optimisme de Smith quant aux effets de l’initiative individuelle
ne repose donc en rien sur un modèle théorique démontrant la
capacité des marchés libres à s’autoéquilibrer ou à
s’autoréguler ; il repose sur la foi dans une humanité
secrètement guidée par un projet divin.
Vous comprenez mieux pourquoi je vous
dis que Smith et la plupart des classiques anglais ne sont pas
encore les fondateurs d’une « science » économique au
sens contemporain du terme. La plupart de ces auteurs ne cherchent
d’ailleurs pas à construire un quelconque modèle général. Ils
écrivent plutôt des sortes de manuels qui récoltent et synthétisent
l’ensemble des concepts et analyses accumulés depuis les écrits
mercantilistes, sans vraiment ordonner le tout dans un système de
raisonnement unifié.
Alors, si ce n’est pas
Smith et vos « classiques » anglais qui fondent la
science économique libérale, par qui est-elle fondée ? Pas par
les Français, tout de même !
Eh bien si ! Souvenez-vous
que le libéralisme économique est né en France tout au long du
XVIIIe,
en réaction au
colbertisme.
L’ultralibéralisme aussi, avec la doctrine des physiocrates. Le
slogan du « laissez faire, laissez passer » et l’idée que
la libre négociation des individus sur les marchés résout mieux
toute difficulté qu’une intervention publique se sont d’abord
diffusés en France. Et c’est encore là que l’ambition de construire
des modèles théoriques décrivant le fonctionnement général de
l’économie nationale est la plus avancée (avec Cantillon et Quesnay
en particulier). Cette double prédilection des économistes français
du
XVIIIe – pour les marchés libres et les
modèles théoriques – est transmise à Jean-Baptiste Say au
XIXe. À
partir de Say (1803), et jusqu’à Walras (1874)
2, le programme de travail de
la science économique française va mener à la construction d’une
« théorie de l’équilibre général » démontrant
mathématiquement que les marchés libres et concurrentiels
engendrent une situation optimale.
Say est bien ce Français
que vous aviez mis à part tout à l’heure, au sein de l’époque
classique ?
Oui. Il est à part, parce que
lui, contrairement aux classiques anglais, ne fait vraiment plus de
l’économie à la manière des mercantilistes ; il préfigure le
courant qui va s’imposer à la fin du XIXe et qui domine
encore la science économique d’aujourd’hui : le courant
« néoclassique ». C’est pourquoi il est utile de
s’arrêter un instant sur ce qui oppose Say aux autres
classiques ; cela permet de comprendre l’origine des trois
principales approches contemporaines de l’économie, à savoir :
la science sociale et historique de Marx, la science abstraite de
Walras et des néoclassiques, la science pragmatique de
Keynes – approches que je vous propose de découvrir dans
cet ordre au cours de nos prochains entretiens.